Eva Janadin (à droite) et Anne Sophie Monsinay au cours d’une présentation de leur étude « Une mosquée mixte pour un islam spirituel et progressiste ».
Les nouvelles formes de religiosités musulmanes qui s’inscrivent dans le paysage français nourrissent des réflexions et des débats. L’imamat féminin en fait partie, tout comme les approches subjectives revendiquées par quelques actrices. L’émergence de Voix d’un islam éclairé (V.I.E) s’inscrit dans ce cadre. Dans la perspective de ce débat légitime, Mizane.info publie la tribune de François Rousseau, secrétaire de la mosquée de Saint-Amand les Eaux, qui soulève certains éléments critiques.
Depuis plusieurs années, la communauté musulmane française est en attente d’un discours qui prenne en considération les enjeux de la modernité. Nous constatons, cependant, que de nombreux prédicateurs et responsables religieux restent totalement déconnectés de la réalité quotidienne des fidèles.
Face à cette sclérose, l’écart entre le cadre de référence du fidèle lambda et celui de l’imam ou du théologien se creuse chaque jour.
La négation normative
La nature ayant horreur du vide, ce qui devait arriver, arriva, et en ce début d’année 2019, nous constatons la médiatisation de l’association « Voix d’un Islam Éclairé », (cofondée et principalement représentée par Eva Janadin et Anne Sophie Monsinay) par de nombreux médias.
Citons notamment Radio Sud ou le site internet Oumma.com. Nos deux réformatrices ont même eu le privilège de déposer une note à la Fondation Fondapol pour l’innovation politique. Même si l’émergence de ce mouvement était à prévoir, sa surexposition médiatique a de quoi surprendre surtout si l’on en creuse un peu le discours.
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Les co-fondatrices semblent accorder une place particulière à la liberté de conscience et à la liberté en général, ce qui au premier abord semble logique et en accord avec les valeurs défendues par les références scripturaires islamiques.
Comment le soufisme peut-il cohabiter avec cette approche basée sur le « Moi » alors même que le soufi cherche l’effacement de sa propre personne dans l’océan du Divin ?
Cependant l’association V.I.E. (Voix d’un islam éclairé) porte un discours qui va jusqu’à nier le concept même de norme ou d’« obligation religieuse » (1) puisque les sources de l’islam laissent supposer que Dieu (Allah) a créé l’Homme libre.
De la Volonté ontologique à la Volonté légiférante
Soulignons la confusion qui se cache dans cette négation, entre la volonté ontologique de Dieu (irada kawniya) et sa volonté législatrice ou religieuse (irada shar’iyya ou irada diniya).
Sous la plume du théologien médiéval Ibn Taymiyya, nous lisons par exemple que ce qui advient dans l’existence comme fait de négation de la foi, de comportements déviants ou de dépravation de la part des Hommes est détesté et désapprouvé par Dieu, mais qu’au nom du libre-arbitre et du dessein divin de conférer aux humains la responsabilité morale, Dieu y a consenti par sa volonté ontologique quand bien même Il ne l’a pas voulu par sa volonté légiférante (2).
Au nom donc de cette volonté ontologique de Dieu d’octroyer à l’Homme la liberté, les co-fondatrices de V.I.E. font une impasse sur la Volonté législatrice du créateur, et nous proposent un discours théologique qui va jusqu’à lever le caractère obligatoire et fondamentalement nécessaire de la prière, réduite à un simple outil pour se rapprocher de Dieu (3).
Étrange manière de concevoir sa relation au divin pour des personnes qui se réclament du soufisme alors même qu’un grand maître du tassawuf comme Ibn ‘Atta Illah as-Sakandari (4) écrivait dans son célèbre ouvrage « Hikam » les sagesses suivantes : « C’est signe que l’on suit son caprice (‘awâ) que de s’empresser d’accomplir des actes pieux surérogatoires et d’éprouver de l’ennui à exécuter les actes obligatoires. »
Nous pourrions ici citer une dizaine de ces sagesses écrites par As-Sakandari qui mettent en exergue l’aspect spirituel d’une scrupuleuse observation de la prière rituelle, que V.I.E semblait décrire comme une aliénation ou une addiction, durant sa dernière journée d’échange sur le thème « Que disent les textes islamiques sur les rites ».
La levée consensuelle
La parole des musulmans qui ont encore une conscience normative et qui n’ont pas perdu le sens de la notion de fidélité quand ils répondent à l’appel divin de la rencontre dans la prière, cette parole, disions-nous, ne doit pas être taxée de « pression communautaire ou sociale ».
Ces fidèles qui tout en reconnaissant la liberté de conscience de chacun, professent et encouragent la vertu religieuse et dissuadent ce qui s’apparente au répréhensible (6), ne doivent pas être considérés comme des obscurantistes, empêchant leurs coreligionnaires de s’épanouir.
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Nuançons cependant ce propos en reconnaissant qu’il existe une branche de l’islam que l’on pourrait qualifier de corrosive, principalement inspirée du wahhabisme, prompte au takfir (excommunication) et qui mériterait à elle seule un écrit.
Le débat doit donc s’ouvrir sur des bases solides et le rapport méta-textuel à l’islam que proposent Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay doit être défini clairement et assumé. Citons pour exemple concret la consommation de porc ou d’alcool qui fait l’objet de débat dans ce mouvement (7) alors que le consensus sur ces questions est établi parmi les oulémas et docteurs de l’islam.
Une incompréhension moderne du soufisme
Comment justifier le lien entre le délaissement volontaire de prescriptions islamiques notoires et l’attachement au Coran, d’autant plus que ce grand écart s’opère sous couvert de spiritualité et de soufisme alors même qu’en revenant à une référence incontournable de cette discipline, nous lisons ceci chez Abou Hamid al Ghazali, dans son célèbre Ihya ‘ulum ad-din :
« Les adeptes d’un autre groupe ont sombré dans la licence (ibaha) et ont piétiné la Loi. Ils ont refusé les sentences (de la Loi) et ont jugé qu’il n’y avait aucune différence entre le licite et l’illicite. Certains d’entre eux ont prétendu que Dieu n’avait pas besoin des actes de l’homme et qu’ils n’avaient donc pas à se fatiguer » (8).
Ce que V.I.E. semble considérer comme relevant de l’aliénation, à savoir une pratique orthodoxe de ce rite, s’inscrit plutôt dans une démarche de remise confiante et d’abandon total et exclusif auprès du Tout Puissant, remise confiante qui tend à libérer le serviteur (‘Abd) de toute servitude extérieure, de tout amour extérieur à Lui.
Ce passage est d’autant plus d’actualité lorsqu’on lit l’extrait suivant de la note déposée par V.I.E. auprès de Fondapol : « Les pratiques sont donc des outils que Dieu propose dans Ses révélations pour cheminer vers Lui, des opportunités de nous rapprocher de Lui et de Lui ressembler. Autrement dit, on ne pratique pas pour Dieu mais pour nous. Il n’y a donc aucune conséquence à rater une prière, à prier autrement, à ne pas jeûner ou adapter son jeûne. » (9).
V.I.E. propose donc un islam à la carte mais surtout un islam qui peut être perçu comme égotique.
Comment le soufisme peut-il cohabiter avec cette approche basée sur le « Moi » alors même que le soufi cherche l’effacement de sa propre personne dans l’océan du Divin ?
La perte du sens des rites
Les positions défendues par V.I.E. suscitent donc de nombreuses interrogations et nous espérons que des réponses y seront prochainement apportées, tant les incohérences entre la référence soufie et une pratique rituelle ultra-hétérodoxe, voire l’absence de pratique rituelle est apparente.
Ensuite, nous proposons aux membres de V.I.E. une réflexion concernant le rite de la prière (salat), et qui n’engage que son auteur, puisque s’il est vrai que nous ne prions pas pour Dieu, puisque Celui-ci est auto suffisant, nous ne prions pas non plus pour nous, mais plutôt vers Lui. Dans un lien d’amant à Aimé, d’élève ou disciple à Enseigneur, de serviteur (‘Abd) à Maître, de demandeur à Pourvoyeur.
Ce que V.I.E. semble considérer comme relevant de l’aliénation, à savoir une pratique orthodoxe de ce rite, s’inscrit plutôt dans une démarche de remise confiante et d’abandon total et exclusif auprès du Tout Puissant, remise confiante qui tend à libérer le serviteur (‘Abd) de toute servitude extérieure, de tout amour extérieur à Lui, puisque comme l’écrit As-Sakandari :
« Tu n’aimes pas une chose sans en être esclave, or Lui, ne veut pas que tu sois l’esclave d’un autre que Lui ». Dans cette disposition, l’amour porté aux créatures n’est que l’amour du reflet des qualités Divines qui illuminent ces dernières.
Les incohérences dans le rapport au hadith
Enfin, soulevons certains paradoxes sur la question du rapport à la l’enseignement prophétique (sunna). Tout en restant très historico-critique sur le corpus du hadith, ce qui peut être salutaire, Anne Sophie Monsinay ne se prive pas de faire appel à la tradition prophétique avec un littéralisme étonnant lorsqu’il s’agit de la question de l’imamat de la femme (10), bien que pour d’autres questions normatives ledit corpus et les arguments contenus dans celui-ci et utilisés par les juristes musulmans sont la plupart du temps ignorés.
Comble du paradoxe, Eva Janadin lors d’une sortie sur la radio chrétienne RCF, soutient que le hadith n’a pas de fonction normative.
Comment donc s’appuyer sur le hadith d’Oum Waraqa, éminente femme de l’époque du Prophète à qui ce dernier autorisa la direction de la prière chez elle ?
Comment donner un crédit intellectuel à un mouvement qui se contredit à volonté ? Comment jugé crédible cette « Alternative Théologique » qui n’a pas de méthodologie claire concernant le hadith, mais qui se contente d’un bricolage partial, qui ignore le notoire tout en s’appuyant sur le singulier ?
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Nous espérons que le présent écrit puisse inciter les deux co-fondatrices de V.I.E. à sortir de l’entre soi confortable de la certitude pour prendre conscience des profondes incohérences mentionnées dans cette tribune.
L’éthique de la divergence
Il convient pour terminer d’introduire brièvement la notion d’évolution graduelle de la pratique dite « tadarruj », qui correspond peut-être à l’intention initiale de cette association et qui est rarement mise en avant par les référents religieux auprès des convertis et des néo-pratiquants, mais qui ne doit pas être confondue avec la négligence (ghafla).
Loin des insultes propagées sur les réseaux sociaux à l’encontre des deux porteuses du projet de la Mosquée Simorgh, la démarche est ici celle d’une critique constructive, dénuée de haine, qui ne vise pas à détruire mais à échanger sur ce qui fait partie des piliers de l’islam, (notamment la prière) et du credo islamique.
François Rousseau
Notes :
- Cf. l’article « soutien aux déjeuneurs » disponible sur le site web de l’association V.I.E. ( http://www.voix-islam-eclaire.fr/2018/06/08/soutien-aux-de-jeuneurs/) ainsi que l’enregistrement vidéo de la journée d’échange intitulée journée d’échange sur le thème « Que disent les textes islamiques sur les rites » publiée sur YouTube ( https://www.youtube.com/watch?v=8TFvdtRuexY ), mais aussi le manifeste fondateur de l’association
- Cf. « Un Dieu Hésitant ? » – Traduction, introduction et annotation d’une fatwa d’Ibn Tayymiya relative au hadith qudsi dit des œuvres surérogatoires – Yahya Michot aux éditions Al Bouraq
- Concernant le statut de la prière rituelle, et celui de ses horaires, il est difficile de ne pas citer le Coran – Sourate 4 – signe 103 :فَإِذَا قَضَيۡتُمُ ٱلصَّلَوٰةَ فَٱذۡڪُرُواْ ٱللَّهَ قِيَـٰمً۬ا وَقُعُودً۬ا وَعَلَىٰ جُنُوبِڪُمۡۚ فَإِذَا ٱطۡمَأۡنَنتُمۡ فَأَقِيمُواْ ٱلصَّلَوٰةَۚ إِنَّ ٱلصَّلَوٰةَ كَانَتۡ عَلَى ٱلۡمُؤۡمِنِينَ كِتَـٰبً۬ا مَّوۡقُوتً۬ا dont voici l’essai de traduction réalisé par Maurice Gloton : « Et quand vous avez accompli la Prière, alors rappelez-vous Allah, debout et assis et sur le côté. Une fois tranquillisés, accomplissez (normalement) la prière prescrite. Vraiment, la prière est une prescription temporelle à la charge de ceux qui mettent en œuvre le Dépôt confié ».
Le propos est assez clair, néanmoins, certains réformistes contemporains ont tenté une cabriole sémantique sur le sens des mots « kitaban » et « mawqoutan », proposons leur, d’une part la prise en compte du contexte du passage coranique concerné, qui semble être un épisode belliqueux durant lequel les premiers musulmans ont pu bénéficier d’une dérogation pour l’accomplissement normal de la Salat, laquelle dérogation prend fin avec l’état de tranquillité « Atmanantum », d’autre part le hadith dit « des temps de prière » et repris comme hadith notoire par l’érudit imam As-Suyuti* dans sa compilation de nouvelles notoires, comme pistes de réflexion.
*( référence en langue arabe : كتاب الصلاة – قطف الأزهار المتناثرة في الأخبار المتواترة المتواترة .السيوطي الدين جلال) - Ibn ‘Atta Illah as-Sakandari : http://www.islamophile.org/spip/L-Imam-Ahmad-Ibn-Ata-illah-As.html
- .Al Hikam – Traduit de l’arabe par El Haj Abd-ar-Rahmâne BURET éditions Arché Milano
- La promotion de la vertu et la condamnation du blâmable est un des 5 principes du Mu’tazilisme, école théologique à laquelle s’affilie V.I.E.
- Cf l’article « soutien aux déjeuneurs » disponible sur le site web de l’association V.I.E. ( http://www.voix-islam-eclaire.fr/2018/06/08/soutien-aux-de-jeuneurs/ )
- Abou Hamid al Ghazali – Traduit par Lyess Chacal sous le titre « De la condamnation de la Vanité » – éditions Al Bouraq page 73
- cf. page 33 de ladite note (http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2019/02/151_MOSQUEES_2019-02-14_w.pdf )
- son interview donnée à radiopluriel ( https://www.youtube.com/watch?v=76UNYZCzt3s ) ainsi que le chapitre concernant l’imamat des femmes dans la note déposée auprès de Fondapol.
- l’intervention d’Eva Janadin sur RCF https://rcf.fr/spiritualite/bible/la-mosquee-simorgh-un-projet-spirituel-et-progressiste