« La vanité », de Philippe de Champaigne.
Les partisans d’une démarche réduite à un rationalisme exclusif dans l’évaluation de la connaissance religieuse sont-ils conscients des impasses épistémologiques de leur point de départ ? La réponse est négative, comme l’explique Melchi Sédech-Al Mahi dans une chronique publiée par Mizane.info.
Un certain état d’esprit peut-il féconder autre chose que ses possibilités intrinsèques ou produira-t-il inévitablement ce qu’il est censé logiquement produire ?
Peut-on être favorable à un certain paradigme, à un certain système épistémique sans en assumer, ou sans en connaître les pleines conséquences, pourtant tellement visibles à qui veut bien voir ?
Il est dans tout cela parfois bien difficile de distinguer la part de mauvaise foi de l’incompréhension pure et simple.
En effet on peut se demander, en dépit de l’objectivité revendiquée par les tenants du rationalisme religieux, comment en sommes-nous arrivés à voir ces interprétations libérales pulluler et comment en sommes-nous réduit à être impressionnés par un argumentaire fallacieux tant du point de vue traditionnel que de celui strictement logique.
Mais de qui et de quoi parlons-nous ?
L’incohérence d’une démarche
D’aucuns se réclament d’un islam des lumières faisant l’apologie de la raison contre l’ignoble tradition et font de celle-ci la cause essentielle de la sclérose du « monde islamique », ceux-là veulent changer l’islam de « l’intérieur » en s’appropriant des savants comme Avicenne, Averroès ou encore Al Fârâbî.
Parfois, ils mettent en avant le rationalisme précoce des mu’tazilites pour faire valoir ainsi la capacité intrinsèque de l’islam à faire preuve d’une raison rationaliste, indépassable, seule garante d’une modération salutaire.
Nous ne pouvons ici développer les contre-arguments à cette thèse.
Nous rappelons seulement, toutes choses égales par ailleurs, que ces discours tirent leur légitimité d’un certain système épistémique, système à l’origine de la mort lente de l’autorité spirituelle du christianisme.
Pour revenir au problème épistémique dans lequel sont englués ces « croyants rationalistes » on peut s’apercevoir qu’il s’agit toujours de la même erreur : on oppose la raison à ce qui est de l’ordre du « supra-rationnel », bassement réduit à de la mythologie fonctionnelle, destinée à abrutir les masses. Or, la raison a sa raison d’être, mais uniquement si elle ne dépasse pas son domaine d’application.
Personne ne peut en effet prétendre ignorer la façon dont le christianisme a mené la bataille contre le rationalisme et comment, après avoir cédé intellectuellement, il s’en est trouvé affaibli et amoindri à un point où la subversion est devenue « la conscience religieuse dominante ».
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Même sans discuter les arguments avancés par ces religieux rationalistes, simplement en usant d’une observation généalogique de l’histoire des idées, il est de nos jours absurde de prétendre vouloir défendre ainsi la véracité du message islamique à moins d’avoir quelques siècles de retard intellectuel, ce qui est le comble pour ceux qui prétendent être de modernes objecteurs de consciences.
Les ‘oulémas loin d’être tous de grands inquisiteurs n’ont jamais permis l’ouverture générale au rationalisme car il n’avait que trop conscience de ces conséquences.
Inutile également de prétendre ici que les mêmes causes ne produiront pas les mêmes effets.
Le danger de la double pensée
Le discours des tenants de la réforme rationnelle accuse volontiers le tassawuf d’être la cause de la décadence de l’islam, tout en reprenant par ailleurs un discours spiritualiste lorsque cela sert leur volonté d’adaptation au monde moderne, ce qui est symptomatique du jeu d’équilibriste dont ils sont les maîtres incontestés.
Notre intention toutefois n’est pas de stigmatiser tel ou tel penseur qui se targue d’être original en se gaussant de la sunna prophétique.
Nous voulons dans un premier temps simplement mettre en évidence ce qui nous semble être une dangereuse schizophrénie, George Orwel la nomme la double pensée.
Cette dernière désigne « ce mode de fonctionnement psychologique singulier, fondé sur le mensonge à soi-même, qui permet à l’intellectuel « totalitaire » de soutenir simultanément deux thèses incompatibles ».
Peut-être que certains ne cernent pas le problème soulevé ici. C’est avant tout un problème épistémique dont les rationalistes religieux ne semblent pas ou peu avoir conscience.
Nous entendons régulièrement certains « musulmans modernistes assumés » défendre les positions libérales, pendant politique du rationalisme, en invoquant la liberté de conscience et accuser ainsi certains autres musulmans d’être « progressistes » quand il s’agit de défendre certains droits communautaires puis de redevenir aussitôt « conservateurs » lorsqu’il s’agit de freiner l’évolution débridés des mœurs occidentales.
Force est de constater que les premiers, ceux qui assument leur incroyance, n’ont pas tout à fait tort du point de vue épistémique et idéologique à partir duquel ce discours se déploie.
Les seconds, les inconséquents, n’ont pas conscience de ce qu’implique l’individualisme comme valeur devant lequel tout rapport au monde, en l’occurrence celui des sociétés traditionnelles, doit s’annihiler.
On peut tout à fait défendre une telle position à condition d’en assumer toutes les conséquences ; or les rationalistes veulent par un moyen détourné arriver finalement aux mêmes conclusions mais tout en préservant leur foi, comme si le réconfort psychologique qu’elle offre aux croyants était la seule chose qu’il ne faille pas sacrifier !
L’agnosticisme comme méthodologie
Pour ce faire, l’injonction au rationalisme et donc au libéralisme, doit s’appuyer sur le texte lui-même, autrement dit les croyants sont sommés d’appuyer eux-mêmes sur la gâchette du revolver !
Le comble, c’est qu’ils entendent justifier le libéralisme en revendiquant de s’en tenir au texte révélé sans, disent-ils, le tordre comme avaient pu le faire, à des fins idéologiques, les croquemitaines de la tradition.
On conviendra donc qu’ils ne manquent pas d’ironie !
Sans entrer dans les détails des contradictions du discours rationaliste dont les apories ont été du reste dévoilé par les modernes eux-mêmes, il suffit de comprendre que sous le couvert de l’adaptabilité à la raison comme seul outil cognitif, il deviendra impossible de mobiliser des arguments authentiques et traditionnels pour défendre la vérité du message puisque ces arguments seront discrédités par ceux-là même qui auront été choisis pour la défendre.
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Ce discours éminemment libéral, s’il semble en apparence défendre l’islam contre la mythologie religieuse, seul moyen, selon eux, de survivre dans la modernité, construit les conditions culturelles et politiques de son aliénation.
Pour revenir rapidement sur le problème épistémique dans lequel sont englués ces « croyants rationalistes » on peut s’apercevoir qu’il s’agit toujours de la même erreur : on oppose la raison à ce qui est de l’ordre du « supra-rationnel » qui se trouve être bassement réduit à de la mythologie fonctionnelle, celle-ci étant destinée à abrutir les masses.
Or, la raison a sa raison d’être, si je puis dire, mais uniquement si elle ne dépasse pas son domaine d’application.
Ce que les traditionnalistes reprochent aux rationalistes, c’est de limiter la réalité à ce que leur raison (étriquée) est capable d’atteindre, comme si celle-ci n’était pas tributaire de l’esprit du temps ou des conditions socio-historiques, surtout concernant l’interprétation des textes religieux.
C’est donc un réductionnisme qu’il confonde avec le respect de la littéralité du texte.
Pour caricaturer, ils sont semblables à des myopes qui affirmeraient que tout est plus ou moins obscure sous prétexte qu’eux-mêmes ne perçoivent qu’une infime partie éclairée de l’objet.
A vrai dire, la juste raison bien guidée donnerait raison à ceux qui en limitent les capacités, c’est là tout le paradoxe du rationalisme.
Du réductionnisme matérialiste au naturalisme
La raison est évidemment limitée quant à sa capacité à saisir la Révélation et la connaissance illimitée qui s’y trouve potentiellement.
En effet, comment l’être individuel pourrait-il saisir l’universel ?
La solution pour les adeptes du rationalisme exclusif est de réduire la Révélation aux événements contingents sans la rattacher à aucun principe et donc ainsi de réfuter l’aspect incréé du texte.
En ne distinguant pas le supra-rationnel de l’irrationnel, ces libres penseurs condamnent la Révélation ; c’est la conception de l’Homme qui se trouve réinterprétée et réduit à sa capacité mentale, elle-même réduite à un « assemblage » neuro-biologique.
De là à nier purement et simplement l’existence de ce que la science expérimentale ne saurait précisément faire l’expérience, c’est à dire Dieu, il n’y a qu’un pas.
Selon leur système épistémique c’est la Révélation elle-même qui ne peut être justifiée, puisqu’ils postulent que ce que la raison ne peut justifier, il convient de le taire et donc de le nier.
Pour sauver ce qui reste de leur foi, ils utilisent un système épistémique « fondationaliste » qu’ils s’attachent pourtant à déconstruire à longueur de conférence lorsqu’il s’agit d’interpréter le texte.
Si la vérité était accessible à la raison livrée à elle-même, et en supposant comme ces « rationalistes croyants » le font, que le Coran dise la vérité, pourquoi donc les modernes usant de toutes leurs capacités mentales n’arrivent-ils pas à cette conclusion ?
Pourquoi les rationalistes deviennent-ils des incroyants presque automatiquement ?
Peut-être qu’ils finissent par assumer totalement les conclusions qu’impliquent leur système épistémique.
Le problème de ces rationalistes c’est qu’ils n’opèrent aucune distinction entre les capacités cognitives individuelles et la véritable intellectualité qui est effectivement liée à la piété ou à ce que le tassawuf nomme la « purification du cœur ».
Un non-croyant nie la réalité, justement car les raisons rationnelles auxquelles ils s’attachent plus que tout, lui sont insuffisantes.
C’est son incapacité à voir « au-delà » de la raison qui est la cause de sa négation religieuse.
Les rationalistes musulmans, au lieu de montrer la vérité à travers la lumière éclatante de l’intellect incréé, tente de la démontrer avec les mêmes œillères que ceux qui ne veulent pas la voir.
Le rationalisme ne peut donc aboutir qu’à une espèce de naturalisme.
L’enfermement rationaliste
Par manque d’esprit de synthèse – car la raison (cerveau, lune) est liée à l’analyse qui se déploie en succession – ces individus ne peuvent s’apercevoir des conséquences ultimes de leurs positions qu’un homme usant de son intellect (cœur, soleil) pourrait voir instantanément.
Leur rationalisme les a précipités dans le naturalisme le plus étroit où le symbole tangible est pris pour ce qu’il est censé suggérer : le sens se serait accolé au symbole après coup (évolutionnisme).
Ceci est aussi logique que de dire qu’un enfant a enfanté son père !
Englués dans de telles contradictions, prétendant que le symbole précède le principe, ils ne voient même pas qu’une telle façon de voir, peut être retournée aisément contre toute religion, et donc parmi elles, celle qu’ils prétendent défendre !
N’importe qu’elle agnostique, avec cette même tournure d’esprit, pourrait venir prétendre que tel rite islamique (un « symbole agi ») était vide de sens à l’origine, qu’il était accompli mécaniquement par de primitifs-idiots n’usant pas de leur si précieuse raison, et que certains ont essayés de lui donner un sens a posteriori pour le justifier.
Si un agnostique venait ainsi débattre avec nos croyants rationalistes, que pourront rétorquer ces derniers ?
Rien car la position de l’agnostique procéderait d’une vision des choses, d’une épistémè identique à la leur !
Cette personne incroyante aurait simplement poussé plus loin l’erreur initiale des rationalistes croyants.
Ignorent-ils que c’est en Occident que le rationalisme fut généralisé, et que c’est là que l’esprit traditionnel s’est éteint tout d’abord ?
La légitimité du texte n’est pas morte seulement par l’action directe des « saints de Satan »1, mais par l’action de ceux qui, tout en se croyant sincèrement croyants, mais suggestionnés, propagèrent leur poison jusqu’à le faire pénétrer dans un domaine qui ne peut être tributaire du point de vue profane sans se suicider.
Inutile de vouloir user des sciences profanes pour comprendre la Révélation, comme c’est la mode chez les rationalistes, surtout si l’on n’est pas doté d’une « cuirasse impénétrable ».
Répétons-le, la raison est une faculté individuelle, humaine donc.
Se borner à la raison, c’est se faire humaniste de fait (même si l’on prétend être croyant).
C’est ignorer la centralité du cœur pour y substituer la raison.
Il est en effet notoire que c’est le « cœur » qui permet la communication avec l’universel et non la faculté mentale.
Cette inversion consiste à penser que la lune s’éclaire sans le soleil, ce qui revient à couper la source de toute connaissance, sans le mythos, le logos est condamné au suicide, suicide qui se donne d’ailleurs à voir dans l’irrationalité postmoderne…
A propos du hadith
Rappelons pour finir ce que dit Sayed Nasr face à ces polémiques plus ou moins actuelles : l’école traditionnel prend volontiers en considération les attaques portées par certains critiques modernes contre les hadiths apocryphes, mais elle n’est pas prêtes à accepter aveuglément les prémisses sur lesquelles se fonde la critique moderne, principalement la négation de la pénétration du sacré dans l’ordre temporel à travers la Révélation, la réalité de la transmission orale et la possibilité de connaissance par le Prophète (pbsl) grâce à l’accès direct à la Source de tout savoir plutôt qu’à partir de simples agents humains de transmission.
L’islam traditionnel ne rejette pas un hadith sous prétexte qu’il n’est pas conforme à la conception que les modernes ont de la causalité historique et au sens édulcoré du mot révélation qui a même pénétré dans la pensée religieuse contemporaine.
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Il se fonde sur les méthodes critiques de la science du hadith, telles qu’elles ont été cultivées au cours des siècles, mais aussi repose sur la continuité historique de la tradition et la barakah qui protège la vérité au sein d’une tradition aussi longtemps qu’elle reste vivante.
Il est également ouvert à toutes les évaluations critiques du corpus des hadith aussi longtemps que cette critique n’est pas fondé sur le postulat que ce qui n’a pas laissé de traces dans des documents écrits n’existe pas.
La perspective traditionnelle se souvient toujours du célèbre principe « ‘adam al-wujdân lâ yadallu ‘alâ adam al wujud, qui veut dire « l’ignorance d’une chose n’est pas une preuve de sa non-existence ».
Pour terminer, voici un hadith sans doute bien à propos : « Hudayfa rapporte ces propos du Prophète (swt) : « Quand le Dajjal apparaîtra, il aura à sa disposition de l’eau et du feu. Ce que les gens prendront pour de l’eau sera en réalité un feu brûlant, et ce qu’ils prendront pour du feu sera une eau douce et fraîche. Que celui d’entre vous qui verra ce temps-là se plonge dans ce qui lui semble être du feu, car il s’agit d’une eau douce et agréable à boire. De plus, le Dajjal a un œil éteint, recouvert d’une peau cornée et épaisse et il porte écris sur son front KFR, tous les croyants (sincère) le verront qu’ils sachent lire ou non ! ».
Melchi Sédech-Al Mahi
Notes :
1-Référence à une formulation de René Guénon désignant les agents de la contre-initiation.
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