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samedi 23 novembre 2024

Philosophie islamique et sécularisation : quelles relations ? 2/2

Seconde partie du texte de Mouhib Jaroui consacré au questionnement des relations entre philosophie islamique et sécularisation. L’auteur poursuit sa présentation des différentes lectures et réceptions contemporaines de l’oeuvre du philosophe andalou Ibn Rushd et introduit celle de Mostapha Abderraziq, sur Mizane.info.

mu'tazilisme

La lecture d’Ibn Rushd en tant que patrimoine constitutif de la tradition musulmane a également permis à un philosophe comme Mohammed al-Misbâhî de présenter le philosophe Andalou comme le chantre de la modernité.

Dans l’un de ses nombreux ouvrages qui traitent du philosophe, al-Misbâhî se pose la question suivante : « Ibn Rushd peut-il nous aider dans l’établissement d’une modernité future ? ».

Pour lui, « la relation entre l’islam et la modernité est similaire à la relation entre la philosophie et la religion telle qu’elle a été pensée par Ibn Rushd. La philosophie de la civilisation musulmane désignait la modernité d’aujourd’hui (…). Son élucidation de la relation entre religion et philosophie peut nous aider à résoudre notre relation complexe à la modernité ».

Si al-Misbâhî pense qu’Ibn Rushd n’a pas appelé à la séparation entre philosophie et religion, car en réalité il appelait à la séparation entre science du kalam et philosophie, il reconnaît que « le lien entre philosophie et religion établi par Ibn Rushd est un aveu implicite que l’islam n’est pas suffisant en tant que système épistémologique et logique »[1], mais dans le même temps c’est ce qui ferait son ouverture sur un « espace public commun ».

En effet, dans le Discours décisif, le philosophe nous dit bien que « la Révélation encourage bien à connaître par la démonstration Dieu et toutes les choses auxquelles Il a donné l’être »[2].

Dans un autre ouvrage, il traite notamment de l’influence d’Ibn Rushd sur l’Europe latine et chrétienne sous le prisme de la « tradition » et de la « modernité ».[3]

Évidemment, bien d’autres lectures ont vu dans le rushdisme la réussite de la conciliation entre la philosophie et la religion.

C’est ce qu’on a le plus retenu chez les musulmans. Mohammed ‘Imâra voit même chez lui le philosophe qui a « le mieux réussi cette tâche ».

Sa grille de lecture mobilise elle aussi la question du renouveau de la tradition.

A lire du même auteur : Philosophie islamique et sécularisation : quelles relations ? 1/2

Il rappelle qu’il est celui qui a fait connaître à l’Europe sa tradition grecque ainsi que sa Renaissance après qu’elle a vécu les ténèbres du Moyen Âge : « Ceux qui ont contribué à la civilisation en Europe et à sa renaissance avaient d’abord revivifié la tradition rationaliste d’Ibn Rushd ; et ceux qui ont voulu contribuer à la civilisation dans notre communauté au XIXème siècle ont attiré l’attention sur la rationalité de cette tradition » [4].

En outre, il réfute de façon énergique les lectures laïciste et positiviste de l’averroïsme, comme chez Farah Antoune[5], principalement celui qui voit « la théorie de la double vérité » dans la philosophie rushdienne, comme dans « l’averroïsme latin ».

La philosophie musulmane est-elle vouée à demeurer prisonnière de questions et de concepts formulés en dehors des sources théoriques et pratiques de l’islam et par des réalités autres que celles vécues par les musulmans au premier plan ?

Si le principe de causalité a conduit chez certains à l’autonomisation du réel par rapport au divin, tombant dans la sécularisation, Mohammed ‘Imâra souligne quant à lui « une causalité croyante » chez Ibn Rushd.

Le philosophe Taha Abderrahmane a parfaitement compris les enjeux du conflit des interprétations de l’œuvre d’Averroès.

Il lui reproche d’avoir en quelque sorte sécularisé la métaphysique. De façon plus radicale, il se demandera si la philosophie est-elle nécessairement synonyme de sagesse ?

Pour lui, si le raisonnement et la réflexion profonde peuvent répondre à cette question par l’affirmative, les faits quant à eux, c’est-à-dire les philosophies produites par des humains, disent le contraire. Qu’est-ce à dire ?

C’est dans un article intitulé « Discours décisif à propos de la philosophie humaine et la sagesse coranique et de leur séparation chez le sage Badî’ Az-Zamân »[6] que T. ‘Abderrahmane analyse le rapport entre philosophie, sagesse et Législation.

Il considère dès le départ que le terme « philosophie » désigne la connaissance humaine quelconque, elle est donc la « philosophie humaine », à la différence de la « sagesse » qui est la connaissance apportée par la Révélation divine.

Ainsi pour T. Abderrahmane, nous ne devons pas dire « philosophie coranique », mais « sagesse divine », ni dire « la sagesse philosophique » ou la « sagesse des philosophes ».

En bref, il refuse de considérer la philosophie comme « science de la sagesse », comme il refuse de qualifier les philosophes de « sages ».

Ces propos liminaires vont permettre à T. Abderrahmane de poursuivre sa traque infatigable d’Ibn Rushd.

En effet, à ses yeux, ces considérations terminologiques vont à l’encontre de la conception de Ibn Rushd, puisque celui-ci assimilait la « sagesse » à la « philosophie », face à la Législation, comme le confirme son ouvrage « Façl al-maqâl fî mâ bayna al-hikma wa asharî’a min al-ittiçâl » (=Discours décisif où l’on établit la connexion entre la sagesse et la Révélation).

La sagesse a été traduite par philosophie. Ce qui peut suggérer confusément que la sagesse est limitée à la philosophie et que la Législation est dépourvue de sagesse.

Une ambiguïté qui ne peut être levée que par la reformulation du titre de l’ouvrage de Ibn Rushd, estime T. Abderrahmane.

C’est pourquoi il propose « Façl al-maqâl fî mâ bayna al-falsafa wa asharî’a min al-ittiçâl » (=Discours décisif où l’on établit la connexion entre la philosophie et la Révélation), d’autant plus que Ibn Rushd utilise le terme de « philosophie » et non de « sagesse » au début de son discours décisif.

Donc il eut été plus judicieux de parler de « Façl al-maqâl fî mâ bayna hikmatu al-falsafa wa hikmatu asharî’a min al-ittiçâl » ou bien « Façl al-maqâl fî mâ bayna al-hikmatu al-falsafiyya wa al-hikmatu ashar’iyya min al-ittiçâl », c’est-à-dire la connexion entre « sagesse philosophique » et « sagesse de la Révélation ».

D’où la vision sécularisatrice du monde dans la philosophie d’Ibn Rushd qui est, selon Taha, le premier à réaliser « la sécularisation du savoir »[7].

De notre point de vue, nous proposons une voie médiane et peut-être plus équilibrée à propos de la philosophie d’Ibn Rushd.

Il faut admettre qu’Ibn Rushd voulait séparer d’une part la philosophie, en tant que science apodictique, démonstrative, et de l’autre la science du kalam souvent apologétique, défensive (et non pas la religion).

La philosophie d’Ibn Rushd est une réponse au désordre intellectuel qui commence avec les controverses entre Mu’tazilites et Ash’arites, Fuqaha et Soufis ; un désordre qui préoccupera un Ghazâlî au point de sortir les premiers philosophes de l’islam, aggravant la situation du point de vue d’Ibn Rushd.

Dans cette atmosphère intellectuelle délétère, la théologie est donc loin d’être perçue comme une science, au sens universel du terme.

Une inquiétude chez notre philosophe Andalou parfaitement compréhensible. D’où ses tentatives de forger des outils universels afin d’approcher les Textes sacrés, loin des polémiques stériles.

Le problème étant qu’il pensera les trouver chez Aristote, uniquement chez lui, ignorant que ces outils sont peut être parfois porteurs de paradigmes cognitifs propres à la Cité grecque et à sa propre vision du monde.

Nous n’avons rien ou presque rien à apprendre ni d’Averroès ni des Arabes, ni du moyen Âge (…), il ne sortira de cette étude presque rien que la philosophie contemporaine puisse s’assimiler avec avantage, si ce n’est le résultat historique lui-même. Ce n’est pas à la race Sémitique que nous devons demander des leçons de philosophie. Renan

Voulant échapper au normativisme exaltant des Mutakallimîn, très peu encadré dans la pratique par des règles impersonnelles, Ibn Rushd a choisi la méthode démonstrative aristotélicienne, la croyant plus objective.

islamique

Donc, de notre point de vue, la clé de voûte de la philosophie d’Ibn Rushd réside dans sa volonté de remédier aux effets pervers du discours religieux de façon générale, c’est-à-dire cette normativité qui ne respecte pas les canons de la démonstration rationnelle, si bien que les chrétiens et les juifs seront influencés par sa philosophie.

Pour finir, et c’est là un autre sujet de recherche, la question ultime qui reste à résoudre est la suivante : comment concilier esprit normatif propre à toute religion et universalité ?

C’est-à-dire comment appeler à la foi tout en restant objectif ? La solution est sans doute apportée par le Coran, ce que Ibn Rushd n’a peut-être pas compris…

D’autres questions restent en suspens. La philosophie musulmane est-elle condamnée à ne demeurer qu’une pâle copie de la philosophie grecque ?

La philosophie musulmane est-elle vouée à demeurer emprisonnée de questions et de concepts formulés en dehors des sources théoriques et pratiques de l’islam et par des réalités autres que celles vécues par les musulmans au premier plan?

Cette philosophie est-elle soluble dans la sécularisation ? C’est ce que de nombreux penseurs refuseront d’accepter, et ce en cherchant à l’intérieur de la tradition théologique les éléments d’une philosophie authentiquement islamique.

L’école de Mostapha Abderrâziq ou la science religieuse musulmane comme expression de la raison philosophique  

La tradition philosophique musulmane a fait l’objet de diverses lectures parfois opposées mais qui ont souvent eu – encore une fois ! – le biais d’avoir l’occident comme horizon, soit pour l’imiter, soit pour s’en émanciper.

Si les premiers philosophes classiques ont emprunté aux grecs avec fierté et sans complexe leur langage philosophique, à partir du XIXe siècle, les penseurs musulmans ont approché la philosophie musulmane sous le prisme de l’authenticité.

Comme illustration, prenons l’ouvrage de Cheikh Mostapha Abderrâziq, « Introduction à l’histoire de la philosophie musulmane », publié en 1944, et qui jalonne la question de la tradition dans la pensée musulmane contemporaine.

Le contexte qui a contribué à la maturation de cet ouvrage est important pour comprendre la thèse novatrice de l’ouvrage.

Ce disciple de Mohammed ‘Abduh dont il aura été fortement influencé est un produit de l’université d’al-Azhar, mais s’est installé en France à partir de 1909 en compagnie de Ahmed Lotfi Assayyid.

L’université al azhar du Caire.

Il y a passé trois ans jusqu’en 1912, pendant lesquels il assistera aux cours de sociologie de Durkheim et l’histoire de la philosophie de Goblot.

Il soutient une thèse de doctorat intitulée « L’imam Ashâfi’î, le plus grand juriste de l’islam ».

En 1911 il étudie à Lyon les fondements de la législation musulmane avec Edouard Lambert et sera désigné comme professeur des fondements du droit musulman.

Mostapha Abderrâziq avait, comme beaucoup de ses contemporains, pris connaissance des opinions orientalistes sur la tradition arabe et musulmane.

Il a alors voulu inscrire ses recherches au milieu de toutes ces productions pour bousculer certaines idées reçues empreintes de condescendance à l’égard de la civilisation musulmane.

Par exemple, dans son « Averroès et l’Averroïsme », Ernst Renan écrit dès la préface qu’il est « le premier à reconnaître que nous n’avons rien ou presque rien à apprendre ni d’Averroès ni des Arabes, ni du moyen Âge (…), il ne sortira de cette étude presque rien que la philosophie contemporaine puisse s’assimiler avec avantage, si ce n’est le résultat historique lui-même. Ce n’est pas à la race Sémitique que nous devons demander des leçons de philosophie ».

Pourquoi ? Eh bien tout simplement car « elle n’a pas produit le plus petit essai d’analyse et de philosophie indigène ».

Si la philosophie est bien la connaissance véritable de Dieu, du Cosmos et de l’Homme ; ou bien la réflexion rationnelle sur les vérités de l’être au monde (…), nous nous demandons alors s’il y a de la philosophie dans le Coran ?

Et où peut-on trouver cette profondeur de la pensée, cette haute capacité d’inspiration philosophique ?

Ernst Renan nous répond en disant que « la recherche réfléchie, indépendante, sévère, courageuse de la vérité, semble avoir été le partage de cette race indo-européenne ».

Et qu’en est-il de tous ces traités de philosophie arabe ? Avec insistance, E. Renan nous dit que « la philosophie, au contraire, chez les Sémites, n’a jamais été qu’un emprunt purement extérieur et sans fécondité, une imitation factice de la philosophie grecque » (p 1-3).

Le plus regrettable dans ces propos pleins de suffisance n’est pas qu’ils proviennent d’un homme de « science », après tout il est fidèle à l’opinion commune de son temps, mais que des penseurs arabes accepteront plus tard ces croyances sans réel esprit critique.

Songeons à Abderrahmane Badawî pour qui « la philosophie est incompatible avec la nature de l’esprit de l’islam, c’est pourquoi elle n’a pas produit de philosophie, plus encore, elle n’a pas réussi à comprendre l’esprit de la philosophie grecque et pénétrer son cœur »[8].

Cet ensemble de circonstances le conduira à s’intéresser aux rapports entre la philosophie et la législation musulmane. On est là face à une tentative d’établir l’authenticité de la philosophie dans la religion musulmane.

Mostapha Abderraziq utilisera en effet le même outil en vogue dans l’Europe du XIXème siècle pour réfuter le discours de E. Renan. Alors que Renan précise que « le trait caractéristique du XIXème siècle est d’avoir substitué la méthode historique à la méthode dogmatique, dans toutes les études relatives à l’esprit humain », Abderrâziq utilisera justement la méthode historique loin de toute apologie dogmatique afin d’être audible, y compris par les orientalistes.

Il est le premier professeur musulman à enseigner la matière « philosophie islamique » à l’université égyptienne, il y intègre la science du Kalam et le soufisme, allant donc à rebours de la thèse Averroïste qui consiste à exclure le soufisme et le kalam de la philosophie.

Il réécrira par exemple les fondements du droit musulman mais en leur donnant pour la première fois un habillage philosophique dans l’un de ses plus importants ouvrages : « Introduction à l’histoire de la philosophie musulmane ».

Il faut préciser que ce livre est composé d’études et de cours qui n’étaient pas destinés initialement à la publication comme il le précise lui-même dès le début, d’où le sentiment d’absence de théorie systématisée à la lecture de l’œuvre, mais il n’en reste pas moins que l’auteur s’impose une « méthode » qui est à la fois « historique », critique et comparative :

« Les chercheurs parmi les occidentaux semblent déterminés à montrer les origines étrangères à la philosophie musulmane, la renvoyant à une source qui ne serait ni arabe ni musulmane, des sources qui la détermineraient. Quant aux musulmans, ils ne semblent considérer la philosophie qu’à l’aune de la religion. Notre méthode de l’étude de l’histoire de la philosophie musulmane se distingue de ces approches »[9].

Il parvient au résultat suivant : « selon moi, si la science du kalam et le soufisme sont deux parties constitutives de la philosophie, alors « la science des fondements du droit musulman » appelée également « la science des fondements des prescriptions juridiques » n’est pas très éloignée de la philosophie, puisque les questions traitées par les fondements du droit sont de même nature que celles de la science kalam ».[10]

Il s’appuiera sur une série d’arguments pour appuyer cet avis qui n’a pas de précédent. Tout d’abord, quelques théologiens classiques ont vu dans les fondements du droit une analogie avec l’Organon d’Aristote ; de même que celui-ci a établi les règles cognitives pour éviter la contradiction et l’erreur, l’imam Shâfi’î a établi des règles communes pour extraire correctement les prescriptions juridiques à partir de leurs sources.

Il verra dans « l’avis personnel » (arra’y) une façon de philosopher : « Nous entendons par avis personnel la pensée dans l’extraction des prescriptions juridiques, ce que nous comprenons par raisonnement analogique et l’ijtihâd. Il est aussi synonyme du choix préférentiel et la déduction » [11].

Il considère également que le consensus juridique fait partie de l’avis personnel et favorable à la « démocratie »[12]. Voilà comment l’auteur est allé chercher les sources de la philosophie jusqu’aux débuts de la pensée musulmane, c’est-à-dire avant qu’elle entre en contact avec la philosophie grecque, afin de prouver son authenticité.

Cet ouvrage en l’apparence anodin aura une grande influence sur toutes les générations d’intellectuels arabes jusqu’à nos jours. Aux yeux des uns, l’ouvrage souffre de manquements, tandis qu’il permettra à d’autres d’approfondir leurs recherches philosophiques dans la même perspective.

S’agissant de ces derniers, ‘Ali Sâmî Annachar et Mohammed Youssef Moussâ sont deux fidèles disciples d’Abderrâziq. Mohammed Youssef Moussâ, un azharite, se rendra en France, avec l’aide de M. Abderrâziq, pour soutenir une thèse de doctorat sur le sujet :

« La religion et la philosophie du point de vue d’Ibn Rushd et des philosophes du Moyen Âge » en 1948, et en 1959, il publiera cette thèse en arabe, en deux parties, dont la première intitulée « Le Coran et la philosophie ».

Dans cet ouvrage, il s’inscrit visiblement dans la même perspective qu’Ibn Rushd, tentant de défendre la philosophie et son authenticité dans la pensée musulmane, ce faisant en partant du Coran, principale source de l’islam.

Il montre que « le Coran est l’un des principaux facteurs qui a poussé les musulmans à pratiquer la philosophie. Ensuite, montrer que le Coran contient une philosophie qui traite de l’Homme et de sa relation avec de Dieu -exalté soit-Il »[13].

Ainsi, « si la philosophie est bien la connaissance véritable de Dieu, du Cosmos et de l’Homme ; ou bien la réflexion rationnelle sur les vérités de l’être au monde (…), nous nous demandons alors s’il y a de la philosophie dans le Coran ? »[14]

La pensée théologique musulmane  a « dans sa majorité » rejeté l’aristotélisme que ce soit au niveau de sa logique ou de sa métaphysique ; et ironie du sort (…) c’est al-Ghazâlî qui a introduit la logique d’Aristote dans la théologie musulmane.

De même, si le Coran en tant que facteur de la philosophie était la source première pour les mutakallimûn, ces derniers n’ont pas su en profiter comme il se doit, car ils n’ont pas compris que le Coran n’était pas destiné uniquement à repousser les équivoques lancées contre l’islam.

Et afin d’expliquer la raison pour laquelle les premiers musulmans n’ont pas philosophé comme d’autres communautés l’avaient fait, il avance que le Coran contenait déjà les réponses sur Dieu, le Cosmos et l’Homme, y compris les éléments de réponse qui ont épuisé les grecs et autres sans qu’ils n’atteignent toujours la vérité.

Après ces propos liminaires, Mohammed Youssef Moussa, tente de montrer que le Coran traite de deux philosophies, la théologie (al-falsafa al-ilâhiyya) et la philosophie de la nature (al-falsafa at-Tabî’iyya), en appelant à la fois à la raison et à l’observation.

Enfin, plus de la moitié de l’ouvrage traite des questions philosophiques du Kalam chez Mu’tazilites et Ash’arites en montrant qu’elles ont été favorisées par le Coran. Ceci nous montre cette volonté chez de nombreux penseurs de l’islam de produire une pensée philosophique authentique.

Le deuxième (et non le dernier) penseur influencé par l’école de M. Abderrâziq est ‘Alî Sâmî An-Nachâr.  Il est resté fidèle à son professeur.

« Les trois philosophes », de Giorgone.

Dans son célèbre ouvrage « Les méthodes de recherche chez les penseurs musulmans et la découverte de la voie scientifique dans le monde musulman », l’auteur déploie une énergie remarquable pour montrer que la pensée théologique musulmane (à savoir les fondements de la foi, les fondements du droit et le droit) a « dans sa majorité » rejeté l’aristotélisme que ce soit au niveau de sa logique ou de sa métaphysique ; et ironie du sort, il constate avec regret que c’est al-Ghazâlî qui a introduit la logique d’Aristote dans la théologie musulmane.

Quant à ceux qui ont souligné des manquements dans la thèse d’Abderrâziq, on pense évidemment à Abderrahmane Badawî qui a suivi lui aussi les cours de Abderrâziq sur la logique, le kalam, les fondements du droit et le soufisme.

Il considère que si son professeur a enseigné les fondements du droit en tant que « philosophie islamique » c’est parce qu’il a pris au sérieux le discours des orientalistes, comme E. Renan, sur l’absence de philosophie musulmane, de ce fait il a cru la trouver dans les fondements du droit.

Il considère aussi que Abderrâziq n’a pas réussi à prouver sa thèse, et après tout, toujours selon Badawî, « les fondements du droit sont liés aux textes législatifs comme le Coran et la Sunna, et quand bien même le jurisconsulte utiliserait son intellect, il ne sortira pas de ce cadre étroit qu’il s’est imposé »[15].

Sa formation à l’université d’al-azhar ne lui permettait pas non plus d’adopter une réflexion philosophique authentique, selon Badawî.

Même sentiment chez le penseur Mohammed ‘Âbed al-Jâbirî pour qui il n’y a aucune relation entre la philosophie et les fondements du droit ou le kalam qui est resté indépendant et hostile à la philosophie[16].

Ces controverses sur la compatibilité entre la philosophie, en tant que science indépendante de la religion, et la théologie, en tant que Textes sacrés et sciences qui en découlent, nous montrent que la question de la sécularisation -cette scission entre raison et religion – structure en profondeur les atermoiements et les bégaiements de la « philosophie islamique », et plus généralement, l’aventure de la pensée musulmane.

Mouhib Jaroui

[1] Mohammed al-Misbâhî, Al-wajh al-âkhar lihadâthat Ibn Rushd, 1998, p. 28-29.

[2] Averroès, Discours décisif, p.107.

[3] Mohammed al-Misbâhî, Tahawwulât fî târîkh al-wujûd wa al-‘aql, 1995.

[4] Mohammed ‘Imâra, Ibn Rushd, faqîh al-falasifa wa faylasouf al-fuqaha, 2012, p. 142.

[5] Farah Antoune, Ibn Rushd wa falsafatuhu, 1903.

[6] Il est initialement publié en 2006 dans la revue Hirâ et intégré dans son ouvrage intitulé « Question de méthode. Dans les horizons de la fondation d’un nouveau paradigme intellectuel », 2015.

[7] Taha Abderrahmane, al-hiwâr ofoqane lilfikr, 2013.

[8] Abderrahman Badawî, La tradition grecque dans la civilisation musulmane, 1940.

[9] Mostapha Abderrâziq, Tamhîd litârîkh al-falsafa al-islâmiyya, P.3

[10] Mostapha Abderrâziq, Tamhîd litârîkh al-falsafa al-islâmiyya, P.42-43.

[11] Mostapha Abderrâziq, Tamhîd litârîkh al-falsafa al-islâmiyya, P.208.

[12] Mostapha Abderrâziq, Tamhîd litârîkh al-falsafa al-islâmiyya, p. 255.

[13] Mohammed Youssef Moussa, al-Corâne wa al-falsafa, éd. 2019, p. 7.

[14] Mohammed Youssef Moussa, al-Corâne wa al-falsafa, éd. 2019, p. 14.

[15] Abderrahmane Badawî, Sîrat hayâtî, vol. 1, p. 60.

[16] Mohammed ‘Âbed al-Jâbirî, al-khitâb al-‘arabî al-mo’âsir, p. 155-156.

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