Troisième et dernière partie de la lettre* de l’imam et quatrième calife de l’islam ‘Ali ibn Abi Talib à son gouverneur d’Egypte Malik Ashtar. L’extrait de cette missive nous offre l’occasion d’observer de quelle manière le fondement théologico-politique du pouvoir dans la tradition islamique est fonctionnel et oriente les décisions de gestion politique.
Lire la première partie :
Lire la seconde partie :
« Auprès du gouverneur, il y a des proches et des conseillers, et parmi eux certains sont mûs par l’égoïsme, la convoitise et l’absence d’équité ; arrête leurs bras en supprimant toutes les causes de cet état d’esprit.
N’accorde aucune terre à tes proches ou à tes conseillers, ne donne jamais ton accord sur ce qu’ils convoitent si cela risque de léser les intérêts d’autrui dans la répartition de l’eau ou le partage du fruit d’une entreprise commune, et de permettre à ton entourage de faire travailler les autres hommes pour leur compte. Car la responsabilité de tels actes t’incombera aussi bien dans ce monde que dans l’au-delà.
Oblige chacun à remplir la mission qui lui est dévolue, qu’il te soit tout proche ou éloigné, endosse ta responsabilité avec patience et résignation, pour la face de Dieu. Ne ménage aucun effort pour servir une juste cause. Les résultats d’une telle attitude te seront bénéfiques.
Si les administrés croient déceler en toi une injustice, présente tes excuses, dissipe leur doute par cette attitude. Cela t’aidera à exercer ton âme dans la justice, et constituera un acte de bienveillance envers tes administrés. Cette humilité servira de moyen pour les redresser et les mettre sur la bonne voie.
Ne refuse aucune proposition de paix émanant de ton ennemi en conformité avec les recommandations de Dieu. Car la paix est source de repos pour tes troupes, de quiétude pour toi et de sécurité pour le pays.
Méfie-toi de l’orgueil, ne te laisse pas emporter par la confiance en soi qui en résulte, ni par l’amour de te voir couvert de louanges.
Cependant, prends garde de ton ennemi après avoir signé avec lui un traité de paix. Car le mobile de ce rapprochement serait probablement de tromper ta vigilance. Sois ferme et arme-toi de ta bonne foi.
Si tu conclus un pacte, ou tu prends un engagement envers ton ennemi, respecte ta parole, assume tes responsabilités et, pour se faire, mets en gage ta propre personne.
Car de toutes les obligations divines faisant l’unanimité des gens, malgré la divergence de leurs souhaits et la disparité de leurs opinions, il n’est rien qui soit aussi important que le respect de la parole donnée.
Les polythéistes, sans parler des musulmans, ont respecté ce principe ; car ils sont conscients des conséquences de la trahison. Respecte donc la parole donnée, ne trahis jamais ton engagement, et ne trompe pas ton ennemi. Car, n’enfreint les ordres de Dieu que le misérable ignorant.
Dieu a fait du pacte conclu en son nom une sécurité qu’il a étendue à tous les hommes par sa miséricorde, une citadelle dont l’inviolabilité leur donne protection et refuge. Il ne doit y avoir ni tromperie, ni trahison.
Dans tes pactes conclus, ne laisse de place à aucune ambiguïté, ni à aucun prétexte de violation ; et n’essaie pas de les interpréter à ta guise, après avoir donné assurance et confiance.
Le fait que certaines clauses te paraissent défavorables ne doit pas t’inciter à rompre, sans raison valable, un pacte conclu au nom de Dieu. Ta patience et ta foi en Dieu, dans l’attente d’un soulagement et d’un dénouement satisfaisant de la part de Dieu, sont, de loin, meilleures qu’un prétexte fallacieux aux conséquences redoutables.
Si tu manques de loyauté, Dieu t’en voudra. Alors, tu ne seras pas récompensé dans ce monde, ni dans l’au-delà.
Prends garde de ne pas répandre le sang sans raison valable. Car rien n’entraîne aussi facilement la vengeance, n’a de suites aussi graves, n’est plus capable de faire disparaître l’abondance et la richesse, que de faire couler le sang injustement.
Pour juger les hommes, demain, Dieu demandera compte, en tout premier lieu, à ceux qui ont versé du sang. Ne renforce pas ton autorité par l’effusion de sang innocent. Cela, au contraire, la rend plus précaire et finira par la détruire.
Il t’est impératif de te servir, comme guide, de l’exemple des chefs ayant fait régner la justice dans le passé, d’une tradition de vertu léguée par le Prophète, ou des obligations que Dieu a prescrites pour nous dans son Livre sacré. Suis notre exemple et conforme tes actes aux nôtres.
Tu n’as aucune excuse ni auprès de Dieu, ni auprès de moi en ce qui concerne un homicide prémédité. Un tel acte exige une sanction équivalente. S’il t’arrive de faire une erreur, et que ton fouet, ta main ou ton sabre dépassent ton intention — sache qu’un coup simple comme un coup grave peut être mortel. Que ton pouvoir ne te rende pas orgueilleux.
Répare donc l’erreur en versant aux parents de la victime le dédommagement auquel ils ont droit. Méfie-toi de l’orgueil, ne te laisse pas emporter par la confiance en soi qui en résulte, ni par l’amour de te voir couvert de louanges. Ce comportement est la meilleure occasion offerte au diable pour effacer toutes les bonnes actions.
Ne rabâche pas, à tout bout de champ, les bienfaits destinés à tes administrés, n’exagère point la portée de ton œuvre, ne fais pas suivre tes promesses par le contraire de ce que tu as promis. Le rabâchage annihile les bienfaits, l’exagération fait disparaître la vérité, les promesses non tenues te vaudront le mépris de Dieu et des hommes.
Dieu a dit : « Dieu hait ceux dont les actions démentent les paroles ».
Méfie-toi de la précipitation qui te pousse à régler les affaires avant leur terme, à les négliger alors qu’elles sont prêtes, à trancher alors qu’elles sont encore confuses, à tergiverser alors qu’elles sont claires.
Donne à chaque affaire l’importance et la place qu’elle mérite. Prends garde de t’attribuer ce que les hommes ont de commun et ce en quoi ils sont égaux. Ne fais pas semblant de ne pas voir ce que tout le monde remarque, sinon le pouvoir te sera retiré pour être confié à un autre. Si tu le fais, les choses ne tarderont pas à se dévoiler et la vérité tranchera en faveur de l’opprimé.
Bannis de ton âme l’oppression et la violence, l’usage précipité de ta puissance et méfie-toi du tranchant de ta langue. Protège-toi contre tous ces défauts en sachant garder ta langue et tes décisions jusqu’à ce que ta colère s’apaise et que tu sois maître de ton choix. Tu ne pourras y parvenir qu’en te souciant de ta présence devant Dieu le jour du Jugement dernier.
Il t’est impératif de te servir, comme guide, de l’exemple des chefs ayant fait régner la justice dans le passé, d’une tradition de vertu léguée par le Prophète, ou des obligations que Dieu a prescrites pour nous dans son Livre sacré. Suis notre exemple et conforme tes actes aux nôtres.
Fais tout ce qui est en ton pouvoir pour respecter le contenu de cette missive. Elle me suffit comme preuve qui ne te permettra d’alléguer aucun prétexte, au cas où tu te laisserais guider par les caprices de ton âme.
Moi je demande à Dieu, par l’étendue de sa miséricorde, par la grandeur de son pouvoir à accorder tous les désirs, qu’il me permette, ainsi qu’à toi, d’accomplir ce que nous n’avons pas d’excuses à ne pas accomplir envers Lui et les hommes, d’avoir l’estime des hommes, de laisser bonne impression sur le pays, d’avoir les grâces de Dieu, de voir grandir notre considération, et qu’il nous permette à tous les deux, de terminer notre vie dans le bonheur et le sacrifice pour Lui.
Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons. Bénis soient le prophète, ses parents, ses partisans.
Salam. »
Notes :
*Cette lettre est extraite de l’ouvrage Nahj al Balagha (La voie de l’éloquence), ouvrage de compilation de textes attribués à Ali, par Sharif Razi au Xe siècle. L’édition utilisée est l’ouvrage bilingue de référence traduit par une commission sous la direction de Sayyed Attia abul Najja aux éditions Dar al-kutub al islamiyyah.
A lire aussi :