Prédicateur, enseignant et l’un des acteurs musulmans les plus influents en France, Ismaïl Mounir s’est retrouvé au centre d’une polémique concernant le coût d’une formation qu’il proposait. Cette polémique a donné lieu à une vaste condamnation qui a confiné au lynchage de l’homme sur les réseaux sociaux. Une affaire analysée par Fouad Bahri dans un article qui tente de soulever quelques questions sur la fonction religieuse, sa réception sur les réseaux sociaux et ce qu’elle dit de l’approche contemporaine de l’islam, du point de vue des pratiques et des valeurs.
Les condamnations massives sur les réseaux sociaux de la formation proposée par Ismaïl Mounir sur la prière (40 heures de formation pour 497 euros soit 12 € de l’heure) soulèvent de nombreuses questions.
L’homme a été la cible sur les réseaux sociaux d’une campagne non orchestrée mais convergente d’attaques, de moqueries, de montage photo version bling bling, de procès d’intention et d’une condamnation morale sans nuance qui a très largement dépassé le simple cadre de cette polémique.
A ce propos, il est légitime ou acceptable que la première réaction des internautes ait pu être l’incompréhension ou l’indignation face à la proposition tarifaire.
Cela étant dit, qui a formulé directement et en terme respectable cette critique à Ismaïl Mounir lui-même, ne serait-ce que pour comprendre cette offre avant d’infirmer son jugement ou de le confirmer ?
Qui a vérifié que le cadre et les conditions matérielles proposées dans cette formation ne justifiaient pas ce tarif (ou l’inverse) ?
L’homme est ouvert à la discussion dès lors qu’elle en respecte le cadre éthique (pas d’insulte ou d’attitude méprisante), bien qu’il est difficile en pratique de répondre à des milliers de sollicitations. Je doute néanmoins que beaucoup l’ai fait. Passons 1.
L’exigence d’évaluation critique des personnalités publiques
Toute personnalité publique, de par son influence, de par sa fonction et son pouvoir, doit être soumise à des évaluations critiques.
La critique dont il est question ici n’a bien évidemment rien à voir avec le sens populaire de ce terme qui est assez proche de la critique ad hominem (critique de l’homme).
Une critique au sens scientifique du terme est une évaluation rationnelle d’un objet, d’un discours, d’une pratique, etc.
La contradiction, quand elle est justifiée, doit être apportée à toute personne publique du fait qu’elle-même exerce une influence non négligeable sur l’opinion en diffusant des avis, des prises de position ou en soutenant des choses, et dans la mesure où toutes ces choses peuvent faire l’objet d’erreurs, d’imprécisions ou peuvent relever d’une prise de position partisane consciente ou inconsciente, il est indispensable pour ceux qui sont en situation épistémique (relatif à la connaissance) et éthique (respect des conditions relatives au débat) de le faire, d’apporter cette correction ou cette contradiction.
Les réseaux sociaux ont, comme toute chose, des avantages et des inconvénients. Dans quelle mesure ont-ils davantage d’inconvénients ou d’avantages est une question relative à laquelle nous ne répondrons pas dans cet article.
Ismaïl Mounir est un homme qui a objectivement travaillé dur pour monter son média, un homme qui s’est lancé dans le difficile travail de prédication depuis de nombreuses années, qui a arpenté la France pour faire des conférences gratuites, qui s’est formé religieusement et médiatiquement et qui, depuis le lancement de sa chaîne YouTube en 2015, offre chaque jour ou presque des vidéos en accès libre et gratuit à tous ceux qui s’intéressent à l’islam, prodiguant au passage un bon travail de pédagogie et de synthèse des connaissances ou des avis juridiques islamiques sur toutes sortes de question.
De tous les prédicateurs musulmans francophones, il est sans conteste l’un de ceux qui réunissent le mieux ces qualités pédagogiques.
On nous rétorquera peut-être que ce travail sur sa chaîne n’est, de sa part, qu’un investissement destiné à engranger des bénéfices via YouTube et ne serait donc pas désintéressé ? Cet argument est doublement faux.
Premièrement, il ne change rien pour le public qui a gratuitement accès à tous le travail réalisé chaque jour qui implique des heures de travail (conception, écriture, enregistrement, montage).
Tous ceux qui travaillent dans la vidéo savent ce que ce travail nécessite d’effort et d’investissement. Quant à la dimension financière, elle relève plus du fantasme qu’autre chose.
Les conditions à réunir pour monétiser les vidéos sur YouTube sont très difficiles, les sommes sont dérisoires, les variables sont nombreuses (publicités, obstacle d’Adblock).
Le jeu n’en vaut pas la chandelle, rares sont ceux qui vivent de ce travail.
De l’irresponsabilité des internautes à l’infaillibilité des acteurs religieux
Il est bien curieux qu’aucun de ses contradicteurs ne se soit souvenu de tout cela, n’en ait pas tenu compte dans sa condamnation ne serait-ce que pour la nuancer, n’ai pas même tenu compte du fait que des critiques ayant déjà été faites, en rajouter soi-même ne pouvait qu’alimenter un effet de masse incontrôlable qui par ses conséquences et sa violence devenait lui-même paradoxalement injuste.
Paradoxe car ceux qui condamnent la formation tarifée sur la prière de Ismaïl Mounir estiment le faire à bon droit et être juste dans leur critique.
Mais cette affirmation, quand bien même relèverait-elle de la démonstration, ne pourrait pas correspondre dans sa conclusion au déchaînement de jugements et de condamnations qui ont visé, non seulement la formation sur la prière, mais bien plus l’homme, son travail, sa moralité.
Finalement, nous constatons que les réseaux sociaux ont amplifié un phénomène de déchaînement dans la communication des opinions, déchaînement articulé sur deux points : l’impunité et la licence de dire tout ce qui nous passe par la tête sans vérifier, évaluer, réfléchir ou mesurer la conséquence d’un propos tout en exigeant des imams, prédicateurs ou savants musulmans une infaillibilité morale incontestable.
Les deux points se marient très bien ensemble. Le sentiment de pouvoir dire ce que l’on veut quand on le veut sans en mesurer les conséquences, a créé chez les internautes un sentiment d’irresponsabilité.
Ce sentiment est lui-même nourri par leur perception des erreurs ou des fautes supposées ou réelles commises par des acteurs religieux publics.
Un jeu de pouvoir malsain s’engage alors chez les tenants de cette vision religieuse impeccable pour lesquels la possibilité de reprendre du pouvoir symbolique en s’engouffrant à la moindre occasion dans la brèche offerte par les acteurs publics religieux devient du pain béni.
Cette conception implicite de l’infaillibilité morale des imams et des acteurs religieux publics est intéressante à analyser dans un contexte sunnite.
Il est paradoxal de constater que des musulmans sunnites aient finalement recours dans les faits (orthopraxie) à une version réduite de la doctrine de l’infaillibilité des imams 2 ou à une version sécularisée 3 de cette doctrine 4.
La formulation semblera provocatrice, quoi que pour des raisons diverses, à un musulman de tradition sunnite autant qu’à un musulman de tradition chiite.
Et pourtant, ce maximalisme éthique exigé de clercs religieux équivaut à ce postulat. On nous opposera peut-être le fait qu’il s’agit d’une exigence de rigueur, de sincérité, d’exemplarité et non d’infaillibilité, celle-ci ne pouvant être exigée d’un être humain.
Cet argument est théoriquement valide mais il a été hélas démenti en pratique car cette affaire de formation sur la prière est le premier véritable reproche public fait à Ismaïl Mounir et pourtant il a suffi à démontrer le niveau d’impeccabilité exigé des acteurs religieux publics.
A partir du moment où aucune faute ou erreur n’est acceptée, et que le couperet de la vox populi tombe automatiquement, il y a bien là exigence d’infaillibilité 5.
Le retour à un réalisme moral
Peu importe alors qu’un tel acteur ait agi la plupart du temps au bénéfice de la diffusion, de l’enseignement et de la transmission de l’islam à un public souvent jeune, converti ou en quête de réponse, qu’il ait également à travers sa propre chaîne YouTube ou sur Beur FM dont il anime une chronique, fait la promotion d’acteurs et d’actrices communautaires, d’initiatives sociales ou de livres sans avoir perçu pour cela de rémunération, sans y être même obligé.
Peu importe que les musulmans de France soient confrontés à une grave crise institutionnelle caractérisée par un manque criant d’imams formés, et par un discours infantilisant, rigide et intellectuellement très limité axé sur les rites et déconnecté des réalités, discours véhiculé dans certaines mosquées.
Peu importe car le couperet doit tomber, et ceux qui l’ont actionné aujourd’hui viendront demain se plaindre de tous ces imams non formés, ou de certains discours extrémistes…
Ces services rendus à la Nation (osons la formule) excusent-ils pour autant ou lèvent-ils toute obligation de reproche ou de critique à l’encontre des acteurs religieux ?
Evidemment non, mais sous la réserve des conditions éthiques et épistémiques mentionnées au début de cet article.
Au-delà de cette affaire, il est peut-être tout simplement grand temps pour nous d’adopter un réalisme moral et spirituel et de nous questionner sur notre rapport réel à nos croyances et à nos valeurs, au risque d’éloigner la perspective religieuse de l’esprit de nos contemporains en accentuant sa sécularisation.
L’absolutisme moral et spirituel est assurément, de par ses effets pervers, un puissant ferment de sécularisation.
Fouad Bahri
Notes :
1-Mentionnons à titre d’exception une publication sur sa page Facebook de l’imam Noureddine Aoussat qui a défendu le travail et la personne d’Ismaïl Mounir et a livré des informations sur les coûts de formation pratiqués sur le marché, pour nuancer les critiques. Une autre publication d’un enseignant malikite, Ismaïl Ar-Roubaysi, a traité de la question de la rémunération en lien avec la prédication islamique.
2-Nous n’employons pas cette expression à des fins polémiques mais comme un outil de questionnement et de réflexion critique à l’attention de nos coreligionnaires. Bien que de tradition sunnite (ou du fait de), nous estimons que ces questions doctrinales (imamat chiite ou sunnite, et d’autres questions) doivent pouvoir faire l’objet d’évaluation et de questionnement critique sous réserve conditionnelle de connaissance et d’éthique discursive, et en l’absence réciproque de recours à la disgrâce ou à l’excommunication (takfir), conditions préalables indispensables au débat.
3-La doctrine duodécimaine de l’imamat chiite établit que le pouvoir temporel et spirituel revient, après la mort du Prophète (PBDSL) à une liste nominative de 12 personnes depuis l’imam ‘Ali vers une partie de sa descendance jusqu’à l’avènement eschatologique du Mahdi. L’imamat chiite est donc, dans cette doctrine, restreint (nominatif) et conditionnel, c’est-à-dire justifié doctrinalement par le recours au postulat de l’infaillibilité et de la double connaissance (zahir wa batin, connaissance exotérique et ésotérique) des 12 imams. De ce point de vue, l’analogie établie dans notre article est trompeuse, ou si l’on préfère, limitée à la seule dimension morale.
4-Notre mention de sécularisation de l’infaillibilité doit être comprise d’un point de vue relatif à la doctrine chiite elle-même et non en soi puisque cette sacralité est précisément sujette à un profond désaccord entre sunnites et chiites.
5-Cette phrase est descriptive et non prescriptive.