Séparatisme islamique ! L’expression, défendue au plus haut sommet de l’Etat, a envahi le débat public et fera l’objet d’une loi en automne, d’après la presse française. L’occasion pour la rédaction de Mizane.info de donner la parole au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Que signifie ce séparatisme islamique ? Faut-il craindre de nouvelles lois liberticides en France ? Entretien exclusif avec Jawad Bachare, directeur exécutif du CCIF.
Est-ce qu’il existe aujourd’hui en France un séparatisme islamique ?
Très clairement, non. D’ailleurs pour avoir une analyse plus précise, il faut bien définir les termes. S’agit-il d’une idéologie, d’une fiction ? Il appartient à ceux qui utilisent cette terminologie de la définir et de la préciser très clairement. Pourquoi parle-t-on aujourd’hui de séparatisme islamique ? Pourquoi le jargon a-t-il évolué du communautarisme vers le séparatisme ? Que veut dire précisément se mettre en marge d’une société ? Parle-t-on de valeurs, de questions sociales ou économiques ?
C’est un concept très vague pour ne pas avoir à dire derrière que l’on rejette des personnes en raison de leur appartenance religieuse.
Ce concept désigne généralement les musulmans qui, dans plusieurs quartiers et au nom d’une certaine vision de la religion, adoptent des mœurs ou des comportements en rupture avec les codes sociaux et culturels de la République ou de la société française. Par exemple, le refus inconditionnel de la mixité, le refus de travailler avec des femmes, le port dans l’espace public de certaines tenues traditionnelles et de longues barbes qui heurtent la norme ou l’habitus français. Certains discours de rupture également qui considèrent que les principes républicains contredisent la norme islamique et que le fidèle devrait les rejeter pour cette raison. Ces éléments vous semblent-ils justifier cette dénonciation d’un séparatisme islamique ou ce terme poursuit-il selon vous d’autres finalités ?
S’il existe des comportements qui contreviennent au respect de la loi, il y a des sanctions prévues par le Législateur. La loi suffit aujourd’hui pour sanctionner des comportements agressifs ou qui manifesteraient une forme de rejet ou une forme de discrimination.
Il est important de rappeler que lors d’un événement discriminatoire notamment dans un lieu public, le traumatisme psychologique pousse la victime à développer une stratégie d’évitement : 59 % des actes islamophobes proviennent du service public (Source rapport annuel 2020, CCIF). Citons à ce propos l’exemple de la discrimination publique au sein du conseil régional Bourgogne Franche Comté en 2019.
En conséquence, les discriminés évitent ces lieux afin de se prémunir d’un nouveau traumatisme. En combattant l’islamophobie, on combat les ruptures avec la société.
Par ailleurs, ce qui est appelée la « norme française » renvoie au processus d’assimilation qui lui-même contrevient au principe de liberté.
Ceci étant dit, nous voyons qu’il y a aujourd’hui une tentative de relier la question religieuse à celle de l’insécurité. Le projet de loi annoncé n’étant pas sur la table, il n’est pas encore possible d’analyser ce que le gouvernement veut faire précisément. Pour le moment, il y a des effets d’annonce qui mettent en lien cette insécurité avec le thème du communautarisme et derrière, la communauté musulmane. La position française a d’ailleurs évolué sur ce sujet. En 2000, on luttait contre l’insécurité en créant de l’emploi. En 2020, on lutte contre l’insécurité en luttant contre les musulmans.
Les musulmans n’ont-ils pas sous-estimé la gravité du terrorisme islamiste et le risque des discours religieux de rupture sur la psychologie des jeunes ? N’ont-ils pas développé sur ce sujet un biais d’infirmation consistant à minimiser la gravité ou la réalité de certaines dérives ?
La responsabilité de la sécurité des citoyens incombe à l’Etat. Les attentats de 2015 et les réponses apportées ont mis en lumière la faille de la politique sécuritaire de l’Etat. L’Etat est responsable de notre sécurité et il a failli sur ce point. Ce constat est relevé par de nombreuses organisations indépendantes qui ont travaillé sur la question de l’état d’urgence.
De nombreux attentats ont été déjoués pourtant. N’êtes-vous pas trop dur en disant que l’Etat a failli, nul n’étant infaillible et le risque zéro n’existant pas ?
Je vous renvoie aux chiffres du Haut syndicat de la magistrature qui a démontré que durant l’état d’urgence il y a eu des milliers de perquisitions, très peu ont donné lieu à une enquête et encore moins pour des motifs terroristes. Donc, nous avons vu une réponse sécuritaire tournée autour de la communication. Y a-t-il eu plus de sécurité dans la société civile ? Je n’en suis pas certain. Aujourd’hui, le CCIF a la possibilité d’objectiver ses positions sur la base de travaux et d’informations recueillis depuis la période des attentats. Maintenant, concernant la perception des habitants des quartiers sur certains sujets et en fonction de leur appartenance religieuse, le CCIF n’a pas vocation à réaliser des sondages, ce n’est pas notre rôle. Notre rôle, en tant qu’association des droits de l’Homme, est de lutter contre un phénomène qui est celui de la discrimination et d’accompagner le public concerné par ce racisme. Il faut comprendre qu’il existe de la part des discriminants la volonté de créer des amalgames et de les généraliser. Lorsque vous allumez votre téléviseur, vous constater qu’il y a une véritable obsession autour des musulmans. Vous avez des discours dominants qui vise à stigmatiser une communauté en raison de son appartenance religieuse. Ce projet de loi qu’on nous annonce risque de viser les libertés individuelles. La question qui se pose est : avons-nous réellement besoin de nouveaux dispositifs législatifs pour sanctionner ce qui doit l’être ? La loi ne suffit-elle pas ? Si demain, un imam tenait des propos antisémites ou appelait à la violence, ses propos seraient immédiatement condamnés et les responsables associatifs prendraient les mesures nécessaires.
Néanmoins on risque de voir toute une communauté punie par les autorités pour les actes d’un individu. En fermant des mosquées, on enfreint la liberté religieuse de nos concitoyens, ce qui est inacceptable et disproportionné.
Les plans de lutte contre la radicalisation (PLR-Q) mis en place par le gouvernement avaient été lancés en février 2018 dans 15 quartiers de 13 départements, où de « nombreux départs vers la zone syro-irakienne » avaient été constatés. La stratégie de lutte contre l’islamophobie ne devrait-elle pas prendre davantage en compte cette réalité de l’extrémisme dans la mesure où ses effets viennent impacter l’ensemble de la communauté musulmane ?
A propos de la notion de radicalisation, il y a eu de vrais débats dans les milieux scientifiques mais aucune définition tranchée. Qui peut apprécier une situation de radicalisation ? Nous n’avons pas d’éléments académiques fiables pour le décider, et à partir de ce vide scientifique, on met en place des politiques publiques pour lutter contre la radicalisation. Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans cette démarche qui n’est pas cohérente.
Lorsque des individus partent dans des pays étrangers pour commettre des actes violents, il appartient à l’Etat de protéger ses concitoyens contre cette violence et on ne peut que le soutenir dans cette démarche.
Mais c’est justement le discours que tient le gouvernement qui estime qu’il faut agir en amont sur l’idéologie qui a produit cette violence qui n’est pas seulement le produit d’individus isolés.
Il faudrait se pencher sur le parcours de ces terroristes, sur leur environnement social. Le problème est qu’aujourd’hui on ferme des mosquées pour la simple raison que ces terroristes étaient de passage dans ces lieux de culte. On condamne toute une communauté religieuse, on les prive de leur liberté de culte à cause de cela, alors qu’il n’y a pas de responsabilité dans ces espaces de sociabilité religieuse ou des responsables associatifs vis-à-vis de cette violence. Il y a clairement eu une dérive en la matière. Il faut dire aussi que ces éléments terroristes dans leur immense majorité ne fréquentaient pas ces mosquées-là. Il suffit d’un passage pour justifier une fermeture. C’est ce qui s’est passé à la mosquée de Stains.
Il y a eu aussi la perception qu’il existait une possible porosité entre le terrorisme islamiste et une certaine compréhension du salafisme comme idéologie de rupture sociale…
Je ne vais pas être dans une posture consistant à juger les discours religieux et à faire le tri entre ceux qui sont compatibles ou non avec la société. Cela relève de la liberté religieuse. Par contre, si quelque chose contrevient à la loi, on rappelle la loi aux individus. Ce que nous entendons et voyons de la part des politiques est autre chose : une injonction à l’assimilation. Nous sommes clairement dans une logique assimilationniste des discours et des pratiques sur l’islam. Il s’agit de l’adage « A Rome, faîtes comme les Romains ! » Si vous ne vous inscrivez pas en conformité totale avec cela, on va vous exclure ou vous condamner. Le vrai danger se trouve là. Quelle garantie avons-nous encore sur la question du respect des libertés religieuses ?
Depuis février 2018, 210 débits de boissons, 15 lieux de culte, 12 établissements culturels et associatifs, ainsi que 4 écoles, ont été fermés, soit 241 lieux au total. Quelle est la réponse sur le terrain des associations musulmanes face à cette politique de contrôle et de fermeture des lieux de sociabilité fréquentés par les Français de confession musulmane ?
Aujourd’hui, les associations cultuelles se posent la question de leur sécurité juridique. Il existe des pressions administratives sur des associations pour les faire fermer ou créer une forme d’intimidation à leur égard. Leur stratégie est de s’organiser juridiquement pour contester certaines décisions de préfet qui pourraient contrevenir à leur liberté de culte. Demain, si un commerçant veut ouvrir une boucherie halal ou une salle de sport, il aura des problèmes pour le faire parce que le maire aura pris un arrêté d’interdiction ou empêcher l’obtention d’un permis de construire. Les musulmans ont raison d’être inquiets car on les vise publiquement en les accusant de séparatisme au nom de l’universalisme. Or, l’universalisme implique l’égalité et le respect des libertés. Par contre, si vous faites de la discrimination, vous remettez en question le principe d’égalité et l’universalisme. Dans le cadre de cette organisation juridique des associations musulmanes, le CCIF est régulièrement saisi. Nous leur fournissons un accompagnement, nous indiquons des orientations et nous mandatons des avocats. Lorsque nous sommes sur le terrain de la médiation, nous parvenons à solutionner des problèmes.
Le CCIF a-t-il réussi des médiations permettant d’éviter la fermeture de mosquée ou d’école ?
Malheureusement, ce cas de figure correspond à des procédures administratives qui ne se règlent qu’au contentieux car vous avez en face des mairies ou des administrations. Les médiations interviennent dans des cas de discrimination individuelle lorsqu’on vous refuse par exemple l’accès à une salle de sport ou à une sortie scolaire. Pour le reste, on mandate un avocat et on saisit la juridiction compétente et cela est très long. Prenons un autre exemple, l’état d’urgence. De très nombreuses personnes ont été perquisitionnées à tort sur la base de dénonciations calomnieuses ou de règlements de compte, avec même le cas de figure d’opposants politiques locaux à certains maires qui en ont fait les frais. Cela n’avait rien à voir avec le terrorisme. Nous avons eu des procédures qui ont duré trois ou quatre ans, et les tribunaux ont décidé d’annuler les ordres de perquisition. Pendant ces trois ou quatre ans, le statut des victimes ne leur a pas été reconnu. Il y a eu une erreur administrative et un abus qui ont mis en lumière le système des notes blanches (fiche anonyme remplie par des agents affectés au renseignement territorial, ndlr). Autre exemple, vous avez des projets de mosquées qui sont lancés, des collectes de fonds sont ouvertes, et des travaux sont effectués mais les mosquées ne peuvent pas ouvrir leurs portes, ce qui crée des tensions. Certains finissent par décrocher et d’autres vont jusqu’au bout de leur démarche de droit. Quand la loi est affirmée, le projet se met en place, en dépit de l’acharnement administratif. Un maire ne peut pas, sous prétexte qu’un enjeu électoral se profile, interdire un permis de construire à une mosquée. La loi doit protéger ses citoyens. Certains veulent changer la loi pour entraver davantage le culte.
Quel est le risque de cette politique à moyen et long terme sur la société française ?
Ce qu’ont vécu les communautés protestantes et juives dans l’histoire. Ce qui est menacé par ce processus, c’est l’état de droit, les libertés et plus précisément la liberté religieuse.
Nous appelons donc l’ensemble des forces de la société civile à se mobiliser et à dénoncer ce projet (référence au projet de loi sur le séparatisme islamique, ndlr) car s’il on vise aujourd’hui les musulmans, demain ce sera d’autres catégories de la population.
Le véritable séparatisme est économique. Ceux qui n’arrivent pas à lutter contre la pauvreté et l’échec social stigmatisent la communauté musulmane. Et cela ne fait pas gagner les élections mais renforce davantage la haine et le racisme au profit de l’extrême droite.
A lire aussi :