Mizane.info publie la lettre n°13 du cheikh soufi Al Darqawi qui porte comme titre « L’éducation spirituelle. La visualisation du Nom « Allah ». L’Apparent et le Caché. » Retrouvez l’ensemble des lettres de Mulay Al ‘Arabi al-Darqawi dans la traduction par Idris de Vos de son livre « Enseignements d’un grand maître soufi » aux éditions Albouraq.
Les aspirants des temps jadis – Dieu soit satisfait d’eux ! – ne convoitaient, ou plutôt ne visaient, de leurs efforts, que des actions mortifiant leur âme et vivifiant leur cœur.
Aujourd’hui, nous sommes dans des dispositions contraires : nous n’inclinons que pour ce qui tue nos cœurs et vivifie nos âmes.
Eux n’aspiraient qu’à s’affranchir des passions et à faire le deuil des hauts rangs, tandis que nous n’avons de cesse de satisfaire nos passions et à nous élever dans les fonctions.
Par ce comportement, nous plaçons la porte derrière nous et le mur devant nous. Si je vous dis cela, c’est que j’ai vu les dons que Dieu a faits à ceux dont l’âme est morte et dont le cœur est vivant.
Quant à nous, nous nous contentons de choses bien méprisables. Seul l’ignorant renonce à arriver au bout de son chemin.
Je me suis demandé si nous avions un autre travers [entravant notre cheminement] en dehors de ceux que nous avons mentionnés, c’est-à-dire la poursuite des passions et la convoitise des hauts rangs. Et‒ par Dieu ! ‒, j’ai découvert une troisième entrave : la mauvaise prédisposition.
Parce que les perceptions spirituelles ne sont généralement données qu’à ceux qui y sont bien prédisposés en leur cœur et sont animés d’un fort désir de contempler la Personne de leur Seigneur.
Seul un homme ainsi disposé reçoit les réalités spirituelles émanant de son Seigneur, jusqu’à ce qu’Il fasse abstraction par celles-ci de l’illusoire pensée de l’existence d’autre chose.
C’est l’action que ces réalités spirituelles ont d’ordinaire sur ceux qui s’attachent à elles en permanence. Ce qui n’est pas le cas des gens qui, par leur mauvaise prédisposition, ne sont portés que sur les sciences extérieures ou sur l’action.
Les réalités spirituelles n’affluent pas vers eux. Ils n’ont pas ce bonheur, parce qu’ils aspirent à autre chose que la Personne de leur Seigneur. Or, Dieu dispense [Ses biens] aux serviteurs selon leurs aspirations.
Reconnaître un saint est plus difficile que reconnaître Dieu !
Il ne fait aucun doute que tous les hommes ont part aux réalités spirituelles, autant que la mer compte de vagues, mais les perceptions sensuelles les dominent : elles accaparent leur cœur et leur corps, et ne les laissent pas disponibles à ces réalités, parce qu’elles sont leur contraire, et les contraires ne peuvent se rejoindre.
Nous remarquons que l’aboutissement ne dépend pas des œuvres : nombreuses ou peu nombreuses. Il est le résultat de la seule munificence divine.
Le saint serviteur de Dieu, Sidi Ibn ‘Atâ’ Allah – Dieu soit satisfait de lui ! – a dit dans ses Aphorismes : « Si tu ne pouvais arriver à Lui qu’après la disparition complète de tes travers et l’effacement de tes prétentions, tu n’arriverais jamais à Lui. Mais lorsqu’Il veut te ramener à Lui, il recouvre ta qualité de la Sienne et ta disposition de la Sienne, si bien que tu arrives à Lui en vertu de ce qui te vient de Lui, non en vertu de ce qui Lui vient de toi. »
Un des effets de la grâce et de la libéralité de Dieu réside en ce que l’on trouve des maîtres éducateurs. Sans cette grâce divine, nul ne pourrait Le trouver ni L’atteindre.
Néanmoins, reconnaître un saint est plus difficile que reconnaître Dieu, comme l’a dit le saint serviteur de Dieu, Abû Al-‘Abbâs Al-Mursî – Dieu soit satisfait de lui ! L’auteur des Aphorismes dit en ce sens : « Exalté soit Celui qui n’a indiqué Ses saints que pour S’indiquer Lui-même, et qui n’a conduit à eux que ceux qu’Il veut conduire à Lui ! »
Le souverain des habitants des cieux et de la terre, notre maître, l’Envoyé de Dieu – grâce et salut lui soient accordés ! – fut un jour présent en ce monde.
Il était bel et bien apparent : manifeste comme un soleil sur un étendard[1]. Mais en dépit de cela, tout le monde ne le vit pas. Seuls certains le virent vraiment.
Quant aux autres, Dieu les voila comme Il l’avait fait pour les peuples d’autres prophètes auparavant, ou comme Il continue à cacher Ses saints – Dieu soit satisfait d’eux ! – aux gens de leur temps, si bien que les gens les taxent de mensonge et ne les croient pas.
Le Livre de Dieu en témoigne : « Tu les vois te regarder sans pourtant te voir »[2], « Qu’a cet envoyé, disent-ils, à consommer de la nourriture et à se promener dans les marchés ? »[3]
D’autres versets semblables pourraient être cités, car presque les deux tiers de ceux-ci, ou plus, relatent la dénégation que rencontrèrent les prophètes – sur eux soit le salut !
Parmi les gens qui ne virent pas le Prophète compte Abû Jahl – Dieu le maudisse ! Il ne vit en lui que l’orphelin adopté par Abû Tâlib.
Il en va de même du cheikh éducateur lorsqu’il existe. [Les gens peuvent être troublés,] car le maître peut parfois juger bon d’affranchir l’aspirant de son âme par la faim, et d’autres fois par la réplétion.
Il choisit parfois de le soumettre à de nombreuses causes secondes, d’autres fois à peu. Il lui impose parfois le sommeil, et parfois la veille, parfois la solitude, parfois la vie en société, etc.
Parce qu’il arrive que la lumière spirituelle du disciple devienne trop forte et que le maître craigne que celle-ci ne le détruise, comme ce fut le cas pour de nombreux aspirants des époques lointaines et récentes.
Dans ce cas, il le sort de son isolement pour le reconduire à la compagnie des gens dans l’espoir de le préserver. Lorsqu’en revanche sa lumière spirituelle s’affaiblit, il le soumet de nouveau à l’isolement, etc. « Et c’est vers ton Seigneur qu’est la finalité »[4].
L’éducation est devenue, hélas ! très difficile en raison de la rareté des gens nourrissant en leur cœur la volonté de s’y conformer. Néanmoins, la Sagesse de Dieu ne tarit jamais, et nous savons que la voie est nécessairement maintenue par la puissance et la force de Dieu, car elle procède de nos maîtres – Dieu soit satisfait d’eux ! – qui la tiennent de l’Envoyé de Dieu – grâce et salut lui soient accordés ! –, qui la tient de Gabriel – le salut soit sur lui ! –, qui la tient de Dieu – glorifié et magnifié soit-Il !
Toute personne assumant la direction de la voie le fait par la permission de l’Envoyé de Dieu – grâce et salut lui soient accordés ! Comme l’a dit le saint serviteur de Dieu Abû Al-‘Abbâs Al-Mursî : « Un maître ne prend en charge les aspirants qu’après que les afflux de grâce[5] se sont déversés en abondance sur lui, et qu’après avoir reçu la permission de Dieu et de Son Envoyé – grâce et salut lui soient accordés !
C’est par la bénédiction et le secret de la permission que la voie est préservée, et que la condition de ses adeptes est droitement maintenue.
C’est également grâce à l’attachement du cœur à la contemplation de la Personne de notre Seigneur, comme nous l’avons indiqué précédemment, ce qui n’est donné à aucun de nous avant l’annihilation, l’effacement et la disparition de son âme. »
Méditer le Nom de Dieu (Allah)
Le Saint serviteur du Très-Haut, Sidi Abû Al-Mawâhib Al-Tûnisî – Dieu soit satisfait de lui ! – a dit : « L’anéantissement est effacement, disparition, abandon de soi et cessation. »
Le saint serviteur de Dieu, Abû Madyan – Dieu soit satisfait de lui ! – a dit également : « Qui ne meurt pas, ne voit pas le Vrai. » C’est ce que disent tous les maîtres de la voie – Dieu soit satisfait d’eux !
Gardez-vous de penser que ce sont les choses, qu’elles soient grossières ou subtiles, qui nous voilent notre Seigneur. Par Dieu ! rien ne nous Le voile si ce n’est l’illusion. Or, l’illusion est vaine.
Le saint serviteur du Très-Haut, Sidi Ibn ‘Atâ’ Allah – Dieu soit satisfait de lui ! – a dit dans ses Aphorismes : « Tu n’es pas voilé de Dieu par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, car il n’est d’existant “avec” Lui. Ce qui te voile à Lui n’est autre que l’illusion qu’il y ait un existant “avec” Lui. »
Nous pensons – mais Dieu en sait davantage ! – que la plus prompte manière de réaliser l’annihilation consiste en une certaine modalité d’invocation du Nom divin de Majesté « Allah ».
J’en ai été instruit dans un des livres de l’insigne cheikh et saint serviteur de Dieu, Abû Al-Hasan Al-Shâdhilî – Dieu soit satisfait de lui ! – chez l’un de nos frères érudits des Banû Zarwâl – Dieu les préserve de tout égarement !
Je l’ai également reçu de mon maître, le noble, l’éducateur spirituel, Abû Al-Hasan, Sidi ‘Alî Al-Jamal, mais selon une autre modalité, plus immédiate et plus directe. Elle consiste à répéter le Nom « Allah », tout en visualisant les cinq lettres qui le constituent.
[Je m’y suis personnellement employé]. À chaque fois que l’image du Nom se dissolvait dans mon imagination, je me la représentais de nouveau. Si elle se dissolvait mille fois le jour et mille fois la nuit, j’en renouvelais la visualisation autant de fois. Cette méthode constitua pour moi une méditation formidablement féconde.
Au début, c’est-à-dire à peine un mois, elle me procura de nombreuses connaissances par voie d’inspiration. Je ne m’en préoccupai pas du tout et je continuai à me concentrer sur le Nom divin et sur la visualisation des lettres.
Mais après un mois, elle m’inspira la Parole du Très-Haut suivante : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché »[6]. Je me détournai de cette pensée comme des autres, m’occupant à mon exercice. Mais elle ne me quitta pas. Plus encore, elle s’empara de moi et refusa catégoriquement que je me détourne d’elle.
Je ne voulus pas me résigner à la laisser agir et à l’écouter, mais comme elle persistait, je lui dis : « Je comprends cette Parole de Dieu ; néanmoins, le sens de “l’Apparent” m’échappe », car je ne vois d’apparent que les choses créées.
Elle me répondit :
« Si “l’Apparent” désignait autre chose que l’apparent que tu vois, cela participerait du “Caché”, et non de “l’Apparent”. Or, je te dis qu’Il est “l’Apparent” » Je compris à ce moment-là qu’il n’est d’existant hormis Dieu, et qu’il n’est que Lui en l’univers. Loué et remercié soit Dieu !
En suivant cette méthode, l’annihilation en la Personne de Dieu se réalise en peu de temps, s’il plaît à Dieu, car elle engendre une méditation constante, du matin au soir, si [la pensée] a été préalablement vidée depuis assez longtemps.
Pour ma part, la méditation porta ses fruits après un mois. Mais Dieu en sait davantage ! Et même si la méditation n’opère qu’après seulement un an, deux ans ou trois ans, son fruit est néanmoins un bien immense et un secret spirituel considérable.
Le hadith dit en effet : « Une heure de méditation vaut mieux que soixante-dix ans d’adoration »[7], car une telle méditation peut transporter l’individu du monde créé au monde de la pureté, ou, devrais-je dire, de la présence des créatures à la Présence du Créateur. Dieu est Garant de ce que nous disons !
Nous recommandons avec insistance à ceux qui reviennent de l’état d’inconscience à l’état de conscience d’attacher leur cœur à la contemplation de la Personne de leur Seigneur continuellement, afin qu’Elle leur dispense Ses vérités spirituelles, comme c’est le cas des gens agissant ainsi.
Ils ne doivent pas se complaire en les afflux de grâces au point d’en négliger les litanies, car cela risquerait de compromettre leur aboutissement.
Allez en paix !
Mulay al ‘Arabi Al-Darqawi
Notes :
[1] Proverbe arabe.
[2] Coran, 7 : 198.
[3] Coran, 25 : 7.
[4] Coran, 53 : 42.
[5] Ou inspirations : wâridât. Jurjânî définit ce terme ainsi : « Signifiants essentiels (ou principes spirituels, ma‘ânî), relevant du monde occulte, qui arrivent au cœur de l’adorateur sans qu’il le cherche » (voir : Livre des Définitions, présenté par Maurice Gloton). Ibn ‘Arabî le définit ainsi : « Ce sont les pensées soudaines et louables qui parviennent aux cœurs sans actes préalables pouvant les avoir provoquées. Il exprime aussi tout ce qui survient sur les cœurs de la part des Noms divins » (voir : Le livre des termes techniques du soufisme, présenté par Slimane Rezki).
[6] Coran, 57 : 3.
[7]Hadith rapporté dans cette forme par Ibn ‘Abbâs et Abû Al-Dardâ’. Il est également rapporté sous d’autres formes (cf.Kashf al-khafâ’ wa muzîl al-ilbâs).