La Covid-19 a bouleversé notre rapport au monde et à la vie. Mais quel symptôme cette crise sanitaire dévoile-t-elle ? Dans quelle direction l’humain se voit-il engagé ? Pour Melchi-Sedech al Mahi, « certains perçoivent encore le territoire alors que les autres ne jurent déjà que par la carte (…) lorsque les deux types de rapport au monde se retrouve face à face, il y a dissonance ». Retrouvez et partagez sa dernière chronique sur Mizane.info.
Laissons de côté les arguments prétendument scientifiques des uns et des autres, car après tout nous ne sommes pas spécialiste des maladies infectieuses et ne pouvons juger nous-même ces points particuliers, il suffira de noter que personne ne semble d’accord. Il faudrait également pour s’aventurer sur ce terrain pouvoir avant tout se prémunir des effets de la désinformation et chacun peut s’en rendre compte, la guerre des médias est bien entamée et sur tous les fronts ; quant à l’indépendance intrinsèque de la science, elle n’est qu’une fable pour naïfs ou scientistes acharnées, en sus du mythe de son immaculée conception. Au reste tout cela s’entremêle tellement dans la multiplicité des faits qu’il est inutile de ne s’appuyer que sur ceux-ci, qui je le rappelle n’ont pas la faculté de parole et ne disent rien par eux-mêmes. D’autant que dans notre monde du spectacle, les pantins cachent plus que jamais les ventriloques.
On pourrait également gloser sur la gestion abracadabrantesque de cette crise par les gouvernements du monde, la France en tête qui semble tout faire, et c’est un euphémisme, pour faire montre d’une incohérence de génie.
Bref on pourrait aborder le problème sous tous les angles tellement il n’en est aucun qui semble droit, le plus inquiétant reste pour nous, cette multitude, souvent issue de la classe moyenne, incapable de réfléchir au-delà de son profit immédiat et personnel, confondant, comme si elle était victime d’un mécanisme qui convertirait l’un à l’autre, « esprit critique » et « version étatique officielle » sacrifiant tout rapport au réel à la donnée chiffrée sous prétexte de la sacro-sainte objectivité, sagement relayée par ses médias fétiches. Ce phénomène, ce rapport problématique à la vérité et au réel est révélateur du déclin de notre civilisation.
La crise que nous vivons et qui, n’en doutons pas, certains appellent de leurs vœux, est une crise spirituelle, la même qui se poursuit depuis des siècles, en fait depuis toujours, elle est l’aboutissement de la chute de l’Homme loin de son Principe ou autrement dit, ce qui revient au même, loin de la Réalité ! Sans entrer dans des considérations métaphysiques qui nous emmèneraient sur un autre terrain, mais sans jamais les perdre de vue, nous pouvons constater que cette crise spirituelle se donne à voir comme une autre étape descendante de celle qui fut à l’origine du règne du rationalisme et de l’humanisme.
Ce dernier courant de pensée qui promeut l’indépendance de l’individu et son autonomie vis-à-vis d’une normativité sacrée et de toutes les modalités de connaissance qui s’y rapportent, est considéré depuis sa normalisation, comme un progrès alors que les hommes prémodernes y voyaient ou y auraient vu une réduction de « l’humain intégral » et une formidable ablation du monde, bref un extraordinaire appauvrissement du réel au profit de ce qui se dénombre, se compte, se pèse et se mesure.[1]
Il suffit, me semble-t-il, de ne pas avoir totalement perdu en nous-même ce qu’il reste d’humain pour assentir le fait que c’est désormais le post-humanisme qui frappe à la porte de cette crise sanitaire et que, comme les humanistes face aux Anciens, les transhumanistes revendiquent une « révolution anthropologique » devant se mettre « en marche » à n’importe quel prix au nom du fait que pour eux, la masse populaire, qui représente 99 % de la population, est encore sous l’emprise d’un obscurantisme en pensant fautivement que l’humain a quelque chose d’exceptionnel qu’il faudrait préserver au détriment d’une maximisation ou plus précisément, pour reprendre le vocabulaire approprié à la grande guerre, d’une « mobilisation totale » du capital humain.
S’il ne semble pas y avoir de logique aux évènements qui s’enchainent, c’est que pour nous l’absurdité reste l’absurdité quoi qu’il arrive alors que ce que nous percevons comme telle est à la base même du monde nouveau qui se dessine, et/ou que certains souhaitent dessiner sous nos yeux. Nous ne vivons plus dans la même appréhension du réel. Notre rapport au monde est en train de se transformer à une vitesse vertigineuse.
Certains perçoivent encore le territoire alors que les autres ne jurent déjà que par la carte. Le territoire implique un rapport aux choses qui ne se définit pas uniquement par un jeu de représentation, de mesures quantitatives fondées sur l’illusion statistique[2] et d’indicateurs de performance ; lorsque que les deux types de rapport au monde se retrouve face à face, il y a dissonance, car les « transhumains » ne comprennent pas que l’on évoque le bien comme terme antagoniste à leur vision pragmatiste et élémentaire du réel qui se réduit à la mise en œuvre d’ une compétition généralisée, de tous contre tous et donc qui conduit à considérer en fin de partie, la victoire des plus féroces comme une « normalité ».
A la raison humaniste était encore attachée une dimension « artificiellement métaphysique » ou dogmatique ; pour faire simple l’usage de la raison était subordonné à une conception du Bien comme tel. Le droit, après avoir banni le sacré, était tout de même in-fine fondé sur le jugement humain, sur l’idée que l’on se faisait « intérieurement » de ce que devrait être la condition humaine et non sur une technique soi-disant impersonnelle qui ironiquement débouche sur la folie la plus subjective, comme le démontrent du reste les » Vraies lois » des régimes totalitaires, « découvertes » par la biologie raciale ou le socialisme scientifique. Résultat évidement ironique du point de vue des idéaux contemporains nous dit Suppiot, puisque « c’est la quête d’un pouvoir impersonnel qui conduit en fin de compte à la résurgence, de l’allégeance comme mode central de gouvernement »[3].
Si en effet l’on supprime l’hétéronomie du droit, c’est-à-dire des principes auxquels tous, dont les plus forts, doivent être subordonnés, alors c’est le bon plaisir des derniers qui fera office de principes pour tous. On assiste par le truchement d’une technicisation du droit, à une extraordinaire privatisation de la norme juridique.
Si ces hommes dotés d’une puissance financière improbable pensent que le monde d’abondance qu’ils ont en vue ne peut avoir lieu que dans une société sans foi ni loi régie par l’unique harmonie par le calcul, comme le réclame l’eschatologie libérale, alors il n’y a pas à s’étonner du chaos dans lequel le monde est plongé, puisqu’avant le règne des plus forts, dont ils sont, doit avoir lieu la lutte qui se donnera à voir comme la cause naturelle et logique de la victoire de ceux qui ont soigneusement préparé le champ de bataille ; les organisations mafieuses ne s’y prennent pas différemment, elles terrorisent puis proposent leur protection. Hayek dira le plus simplement du monde « Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique dont tout libéralisme est absent »[4]. D’un certain point de vue, ceci n’est pas plus un complot que ne l’est une stratégie d’entreprise, ceci ne veut pas dire pour autant qu’elle ne conduira pas à la faillite.
L’ultralibéralisme converti ou réduit si l’on peut dire le politique à l’économique puis l’économique à la science pour enfin détruire le politique au nom des lois technicistes au service de cette prétendue vérité objective. Ce qu’on détruit ainsi c’est le droit de « discuter » puis la capacité cognitive « d’appréhender » le réel.
C’est une pseudo-métaphysique intégrale, un panthéisme du vide où l’homme déchu (accessoirement milliardaire) est à lui-même sa propre loi, le rêve platonicien d’une Cité régie par la connaissance « qualitative et symbolique » des nombres est imité au plus haut point ou plus précisément au plus bas.
« En voulant tout ramener à la mesure de l’homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d’étape en étape, au niveau de ce qu’il y a en celui-ci de plus inférieur »[5], on a fait ensuite comme si le réel était indépendant du sujet humain alors que nous l’interprétons à la mesure de la réduction que nous en avons fait. Autrement dit comme le dit encore A. Supiot, « la qualification des objets soumis au calcul se réfère à une norme de jugement qui échappe à ce calcul en même temps qu’elle le rend possible »[6].
La société est un programme informatique et le citoyen est une donnée de ce programme, du moins il doit l’être s’il ne veut pas se faire « licencier » ou être identifié comme « séparatiste », cela ne vous rappelle rien ?
La logique étant que si nous ne possédons aucune caractéristique que les machines ne possèdent pas, alors, de ce point de vue, puisqu’elles sont davantage performantes que nous, nous devons supprimer en nous, toutes « croyances obscurantistes » et toutes « fausses consciences » qui nous feraient penser que nous sommes différents d’elles ou le cas échéant, la croyance que nous ne pouvons pas devenir identiques ; autrement dit, si nous voulons vivre dans le monde de demain, qui arrive très vite, il nous faut s’adapter, ce qui veut dire arrêter de penser comme des êtres humains, comme les êtres humains que nous sommes ont jadis interdit aux êtres humains de la Tradition d’être des hommes intégraux. Ceux-là n’ont jamais réellement disparu et c’est heureux.
Deux choses à retenir et nous le répétons de peur qu’on nous reproche de ne pas l’avoir dit assez, primo c’est qu’il faut en finir une fois pour toutes avec la religion du progrès encore présente dans les esprits, deuxièmement et pour conclure, nous reprendrons une citation de Rama Coomaraswamy « ceux qui rêvent d’aider l’humanité, ou de bâtir un monde meilleur, seraient bien avisés de réexaminer les bases de leur raisonnement, car il ne peut y avoir d’action valable hors de la vérité et nul salut possible – que ce soit dans ce monde ou dans un autre – sans retour aux valeurs (principes) traditionnelles ».
Melchi-Sédech al Mahi
Notes :
[1] « Ce n’est pas, comme le Dr. Wolfgang Smith le fit remarquer, une découverte scientifique, mais une présomption métaphysique. Une fois ce pas franchi, l’homme considéra de plus en plus le monde phénoménologique, non plus comme un reflet de la Beauté et de la Bonté Divine, mais comme une horloge mécanique. Tel Kepler (1571-1630), se faisant le porte-parole de son époque en disant que « tout comme l’œil fut fait pour voir les couleurs, et l’oreille pour entendre les sons, l’esprit humain fut fait pour comprendre, non pas ce qu’il lui plaît, mais la quantité », Rama Coomaraswamy.
[2] La statistique élabore des énoncés qui échappent à la réflexivité du langage et acquièrent par là même une puissance dogmatique particulière.
[3] Supiot « la gouvernance par les nombres »
[4] Cité par Supiot, chap.8
[5] Guénon. R
[6] Supiot « la gouvernance par les nombres » p 140