Quelles sont les lois qui gouvernent l’évolution, le déclin et le redressement ou la restauration des religions ? Sur quels principes faut-il construire une théorie pérenne ? Ce sont les questions essentielles soulevées par Mostafa al-Badawi dans un texte publié par Mizane.info. Ecrivain et traducteur, Mostafa al-Badawi est l’auteur de « l’Homme et l’Univers » (Albouraq).
Par le nom de Dieu, le Très Miséricordieux, le Compatissant.
L’être humain, qui est l’être le plus apte à connaître et à comprendre, peut à juste titre être appelé la conscience de l’univers.
Dieu, l’Absolu, est Celui qui a créé les myriades de mondes, des particules subatomiques les plus minuscules aux galaxies tournoyantes en passant par les mondes invisibles avec leurs êtres, leurs niveaux et leurs modes. Il a créé ce que nous connaissons et ce que nous ne connaissons pas.
L’homme a été doté d’une intelligence intrinsèque qui, lorsqu’elle est utilisée en conformité avec les lois de l’Absolu, est capable de comprendre les lois cosmiques qui gouvernent ce que l’Absolu a créé, celles qui y définissent la place de l’homme et celles qui mènent à la connaissance de Dieu Lui-même.
Pour mettre en œuvre ce potentiel le plus complètement possible, et pour s’élever de la connaissance du relatif à celle de l’Absolu, l’homme a toujours été guidé par des messages divins successifs, transmis par des messagers qui ont été les meilleurs des hommes, aptes et qualifiés pour recevoir et transmettre la guidance divine.
Le message lui-même a toujours été une affirmation de l’unité, de la transcendance et de la toute-puissance divines, et une incitation pour l’humanité à se soumettre au Bien suprême et à jouir des avantages qui en découlent.
Les messagers divins dépositaires d’une Écriture en vinrent à fonder des religions, mettant en place une adoration formelle de l’Absolu, comportant l’observance de Sa Loi sacrée dans le cadre d’une communauté ou d’une zone géographique particulière. D’autres messagers divins furent alors envoyés pour revivifier des religions dont les membres couraient le risque soit de s’éloigner d’elles trop fortement, soit même de les abandonner.
C’est durant la vie de leur fondateur que les religions se présentent sous leur forme la plus pure et la plus dynamique : elles sont alors à leur apogée, pour ensuite connaître le déclin. Comme on vient de le dire, le déclin est retardé par les prophètes ultérieurs, mais il arrive qu’une religion devienne de plus en plus faible et finisse par mourir.
Le déclin des religions
Les lois qui régissent la naissance et la mort des religions, ainsi que les critères nécessaires pour faire la distinction entre religions vivantes, mourantes ou mortes, étaient connus des sages anciens. Aujourd’hui, cette connaissance n’existe qu’au sein de la dernière religion qui survive, l’islam, et qui plus est uniquement au sein d’une minorité peu nombreuse de musulmans. Le reste de l’humanité ne soupçonne même pas l’existence d’une telle connaissance.
Comme c’est le cas des autres religions, l’islam n’échappe pas à une dégradation progressive. Elle est cependant la dernière des révélations, et la seule à posséder un Livre sacré inaltérable, le Coran. C’est pourquoi les musulmans savent, jusqu’à ce jour, que chacun d’eux doit vivre sa vie conformément au commandement divin, y compris dans le détail le plus fin et le plus ordinaire. Plus important, ils possèdent toujours les sources originelles où ils peuvent trouver des modèles de comportement clairs et précis. Ils savent que la réponse à toutes les questions, petites ou grandes, qui intriguent les êtres humains, peuvent être trouvées dans leur Livre.
Parler de l’homme et de l’univers, c’est donc nécessairement puiser dans les sources islamiques, car seules la perspective islamique conserve toute la vigueur de la sagesse transmise par Dieu, globalement et dans les détails. Celui qui chercherait cette sagesse ailleurs rencontrerait des difficultés insurmontables. Un coup d’œil rapide sur les sources originelles des autres religions suffit à montrer que la distance qui les sépare de l’homme moderne est devenue si grande qu’elle les a rendues indéchiffrables. S’y ajoute le fait historique qu’elles ont été à l’évidence altérées et sont maintenant pleines de contradictions.
Les différences de départ entre une religion et une autre se manifestent dans leurs lois sacrées, chacune de ces dernières étant prescrites pour un temps et un lieu donnés. La loi sacrée est ce qui organise la relation entre l’homme et son Créateur, ainsi qu’entre un être humain et un autre. Ces lois, contenues dans l’Écriture révélée, doivent donc inclure des modèles pour l’adoration et pour les relations sociales.
Le dernier des messages divins fut transmis par l’intermédiaire du dernier et du plus parfait des messagers divins, Muhammad, que les bénédictions et la paix de l’Absolu soient sur lui. Le message, comme tous les messages divins, affirme l’unicité, la transcendance et la toute-puissance divines. La dernière Écriture sacrée est le Coran qui, contrairement aux Écritures précédentes, a été préservé à la lettre depuis le temps de sa révélation. C’est une situation unique que la sienne de voir son intégrité garantie par Celui qui l’a révélé, l’Absolu, jusqu’à la fin des temps. Et ces affirmations sont des faits historiquement vérifiables.
Cela étant, les musulmans sont les derniers dépositaires de la connaissance révélée sur cette planète, et ils resteront le précieux recueil de la sagesse sacrée aussi longtemps qu’il restera des êtres humains sur terre. La perspective islamique n’est pas, et ne peut pas être, différente de l’esprit de la sagesse originelle, qui constitue le cœur de toutes les révélations antérieures. La source de toutes les révélations étant unique, l’essence de tous les messages est unique. Il faut pourtant regarder au-delà de la forme pour percevoir le sens et saisir ainsi l’unité sous-jacente. Malheureusement, l’homme moderne en est devenu incapable.
La modernité comme fatalité
Depuis l’irruption brutale de l’Occident dans leur monde, il y a environ deux siècles, les musulmans ont dû faire face au défi de vivre et de survivre spirituellement dans un environnement de plus en plus hostile. Certains y ont mieux réussi que d’autres. Les `ulama-s, les savants traditionnels de l’islam, pour la plupart à l’abri de l’influence des idées étrangères, menèrent, à quelques exceptions notoires près, un combat long, mais déjà d’arrière-garde. Les masses, par contre, n’ayant au mieux qu’une connaissance élémentaire des principes, furent emportées par le raz de marée de l’occidentalisation où les gens perdirent le peu qu’ils possédaient. Dépourvues de tout moyen d’évaluer ce qui leur était présenté comme des connaissances « scientifiques », les masses furent à la merci de toutes sortes de subversions.
Les gens les plus « instruits » furent les premiers à être victimes de ce danger : politiciens, professeurs d’université, écrivains, journalistes, médecins et autres cadres supérieurs. Ce sont ceux-là qui, formant l’élite de ce bas monde, se révélèrent être les plus vulnérables : leur éducation leur ayant donné une mentalité superficielle, et leur rang social un faux sens de supériorité, ils se voyaient les précurseurs du « progrès » dans leur pays. Ainsi fut submergé tout ce qui leur restait de leur héritage de connaissance sacrée, et ils devinrent les alliés non conscients des forces coloniales auxquelles ils croyaient s’opposer.
Bien que l’abominable nature de la culture née de l’ère de la machine soit maintenant suffisamment connue et que certains se soient libérés de son sortilège, il est pourtant trop tard pour tenter un retour à un modèle antérieur à l’occidentalisation. Il ne reste aux musulmans qu’à faire l’inventaire de la situation actuelle, pour repartir ensuite du point où nous nous trouvons.
La réaction courante du monde islamique contre le matérialisme et l’immoralité de l’Occident a produit des tentatives d’islamisation de diverses activités et a en outre conduit à l’émergence d’opinions fortement discordantes quant à la meilleure façon de restaurer l’intégrité islamique. Ces opinions vont du point de vue qu’on appelle « fondamentaliste » – avec sa vision superficielle de l’islam comme ensemble de règles uniquement préoccupées des dimensions extérieures de la religion, et donc très prête à imposer ces règles sur les autres, même par la force – jusqu’au point de vue moderniste, lequel se travestit en islam. Les tenants de cette dernière opinion prétendent que, puisque l’islam est applicable en toute époque et tout endroit, tout ce qui provient d’Occident doit être accepté. Il suffit, pensent-ils, de redonner à chaque chose une appellation arabe, comme si la renommer suffisait à changer son caractère anti-islamique. Par contre, la majorité des musulmans se sent perdue, car ils ne savent pas quoi accepter, ni quoi rejeter, ni sur quelle base.
Principes méthodologiques d’une restauration
La capacité de distinguer entre ce qui est inadmissible du point de vue islamique et ce qui peut être assimilé sans danger doit être fondée sur une saine compréhension des principes. Malheureusement, la plupart des musulmans ont maintenant atteint un point où ils ignorent même ce que sont les principes. À cause de cette carence, les quelques tentatives récentes pour reformuler le savoir islamique en termes compréhensibles pour la mentalité d’aujourd’hui ont échoué. Aujourd’hui, de nombreuses personnes bien formées croient que la connaissance religieuse la plus superficielle leur donne le droit de se prononcer au nom de la religion et en opposition à l’autorité religieuse reconnue. Ces gens ont déjà commis des erreurs monumentales.
On entend dire trop souvent que l’islam encourage la « science », et les hadîth-s à ce propos sont mis en avant dans les médias. Mais toute tentative pour définir précisément de quel genre de science il s’agit est systématiquement empêchée et n’atteint pas le public. Ce qui est constamment suggéré dans les médias est que, si l’on recherche les connaissances de ce monde au prix de la connaissance révélée, on reste quand même parfaitement conforme aux traditions prophétiques. Le succès de cette désinformation se mesure au fait qu’alors que le terme `âlim ne pouvait autrefois s’appliquer qu’au savant en matière religieuse, ce terme s’applique de nos jours presque exclusivement à l’expert en science moderne.
L’abîme entre la doctrine de l’islam et ses conséquences pratiques est continuellement et intentionnellement élargi. Par exemple, le genre de raisonnement nécessaire pour déduire que, selon la doctrine de l’unité de Dieu, on doit aimer son frère semble maintenant hors de portée de la plupart des gens.
Une faible minorité de musulmans a su combiner l’éducation occidentale, aujourd’hui reconnue, à une connaissance religieuse suffisamment profonde pour initier la redéfinition plus que nécessaire des principes islamiques dans un langage actuel.
Bien que quelques tentatives aient été faites dernièrement, la formulation d’une psychologie islamique – travail indispensable si l’on veut définir ce qu’est l’homme – n’a pas, à ce jour, réussi à atteindre la moindre profondeur. La majeure partie de ce qui a été écrit jusqu’ici ne va pas au-delà du recueil de citations, tirées du Coran et des hadîth-s, à propos de l’âme (nafs) ou du cœur (qalb) sans souci d’organiser cette information ni d’en tirer des conclusions.
D’autres écrits se contentent de plus ou moins reformuler la théorie occidentale en termes islamiques. Ce qui fait clairement défaut, c’est le recours aux sources traditionnelles, soit parce que ces écrivains sont incapables d’interpréter les sources selon leurs propres termes, soit parce qu’ils en ignorent jusqu’à l’existence et qu’ils pensent que la psychologie est une chose inventée par l’Occident. Il en est de même pour la sociologie, la science politique, les théories de l’histoire, etc.
Il ne semble pas utile de plonger, ici, dans l’histoire de la psychologie islamique. Qu’il suffise de dire qu’elle fut formulée en détails par plusieurs autorités, soit par de grands savants tels que l’imâm al-Ghazâlî, soit par de grands philosophes tels que Ibn Sînâ (Avicenne). Bien que les vocabulaires de ces écoles diffèrent et qu’on y trouve des termes empruntés aux Grecs, les deux, finalement, sont attentives à limiter leurs présentations à ce qui est entièrement compatible avec les principes révélés.
Un principe est proprement ce qui ne dépend de rien hors de lui-même et ce de quoi les autres choses dépendent, ou ce de quoi dérivent les choses, lui-même ne dérivant de rien. Strictement, le seul principe est Dieu. Cependant, d’un point de vue plus relatif, le terme peut être utilisé pour signifier des lois immuables et universelles d’où proviennent d’autres lois plus limitées. Ces dernières, par la suite, deviendront principes pour d’autres lois, encore plus limitées. Plus le niveau est bas, plus la signification est restreinte et figée.
Aucune théorie n’est réellement valable à moins d’être fondée sur des principes dérivés de la révélation. Cette règle ne souffre aucune exception, puisque les principes sont universels et doivent diriger l’étude de la science, quelle qu’elle soit, même la plus grossièrement matérielle. C’est l’unique façon de garantir une objectivité suffisante, quelle que soit la branche de la connaissance, et aussi de se prémunir contre la contamination par le biais humain, et contre les désastres imprévus qui pourraient survenir de son application erronée. Le Coran dit :
Une bonne parole est comme un bon arbre : ses racines sont fermes et ses branches sont dans le ciel, il donne ses fruits à tout instant par la grâce de son Seigneur (14 : 24-25).
Ses racines, c’est-à-dire les principes, sont fermes parce qu’elles naissent de la parole divine, et son fruit est donc abondant et sain. En revanche, sans cette ferme implantation, l’arbre serait sans racines, et donc instable et malsain ; il serait improbable qu’on puisse en tirer un quelconque profit.
Et une mauvaise parole est comme un mauvais arbre : déraciné de la terre et sans stabilité (14 : 26).
Mostafa al-Badawi
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