Quels sont les pièges qui entravent le développement d’une civilisation ? Dans son ouvrage « Vers la civilisation humaine, à la lumière du Coran », le docteur Al-Bouti explore quelques-uns d’entre eux et propose quelques solutions tirées de sa lecture du Coran. En partenariat avec Islamactuel.org, Mizane.info publie un compte-rendu de son livre.
Shaykh Saïd Ramadan al-Bouti est un savant musulman syrien qui nous offre des pistes pour conduire un vrai changement social. A partir de la lecture de son livre « Vers la civilisation humaine, à la lumière du Coran », voici quelques pistes que nous avons dégagées.
Sortir de la division pour ne pas se laisser dominer
Le Coran vise à civiliser l’Homme, à élever celui qui est méprisé et dominé d’une part, et d’autre part, à remettre celui qui fait le grand à sa juste place : car ce dernier est définitivement plus petit que la montagne, que le ciel et que Dieu. Le Coran vise à civiliser l’Homme, à développer la fraternité entre le fort et le faible, à les faire coopérer pour bâtir une civilisation humaine joyeuse et juste.
Le Coran civilise l’Homme en l’encourageant à faire connaissance avec lui-même, à bien comprendre sa nature, ses qualités et ses limites, ses relations avec les autres créatures et avec le Créateur. Il l’encourage à ne jamais accepter de se laisser humilier par l’injuste. Il l’encourage à ne se soumettre qu’à Dieu l’Unique, le seul qui a le pouvoir de donner la vie et la mort, et le seul qui n’abuse pas de son pouvoir. Il l’encourage aussi à ne pas devenir le tyran de quelqu’un d’autre, en le méprisant et en le soumettant. Il montre la voie qui permet à l’Homme de guérir de la tendance à la soumission et à la domination pour stopper le mal sur terre.
Pharaon est l’exemple même de celui qui surestime sa valeur comparée aux autres. Il se croit plus grand que tout et donc autorisé à abuser de son pouvoir :
« Pharaon a fait le grand sur terre. Il a divisé les habitants en clans pour en opprimer une partie en mettant à mort leurs fils et en ne laissant en vie que leurs filles. C’était un vrai fauteur de désordre. Mais Nous avons voulu favoriser ceux qui avaient été opprimés sur la terre, pour faire d’eux des dirigeants et des héritiers, en les rendant maîtres du pays, et faire subir à Pharaon, à Hâmân et à leurs armées ce qu’ils avaient tant redouté ».
Coran 28 : 4-6
إِنَّ فِرْعَوْنَ عَلَا فِي الْأَرْضِ وَجَعَلَ أَهْلَهَا شِيَعًا يَسْتَضْعِفُ طَائِفَةً مِّنْهُمْ يُذَبِّحُ أَبْنَاءَهُمْ وَيَسْتَحْيِي نِسَاءَهُمْ ۚ إِنَّهُ كَانَ مِنَ الْمُفْسِدِينَ وَنُرِيدُ أَن نَّمُنَّ عَلَى الَّذِينَ اسْتُضْعِفُوا فِي الْأَرْضِ وَنَجْعَلَهُمْ أَئِمَّةً وَنَجْعَلَهُمُ الْوَارِثِينَ وَنُمَكِّنَ لَهُمْ فِي الْأَرْضِ وَنُرِيَ فِرْعَوْنَ وَهَامَانَ وَجُنُودَهُمَا مِنْهُم مَّا كَانُوا يَحْذَرُونَ
La grande tentation humaine universelle, c’est d’un côté l’abus de pouvoir de la part de Pharaon, et de l’autre, le renoncement à son pouvoir et l’acceptation de l’humiliation de la part de son peuple, notamment les enfants d’Israël. Pour dépasser cette grande tentation, le Coran montre la voie : chacun doit prendre conscience de sa nature, de sa valeur et de sa finalité sur terre. Ainsi, le faible devient plus grand en résistant, et le tyran devient plus grand en acceptant de servir le bien commun, pour son peuple. Autrement dit, le petit s’élève pour devenir un Homme et le tyran s’humanise pour redevenir Homme au lieu de se prendre pour un dieu ou un diable sur Terre. Chacun doit donc s’arracher à la tentation de participer à l’injustice sur terre et doit coopérer pour bâtir un monde plus juste.
La plus grande source division et d’injustice sur terre vient du couple infernal du soumis et du dominant. Le Coran nous invite à changer cette relation soumis-dominant pour bâtir un monde plus juste :
« Chaque fois que le Coran nous transmet l’histoire d’une nation qui a vécu autrefois et a maintenant disparu, il nous rappelle les causes de sa chute : les individus se sont égarés, furent impuissants à découvrir leur réalité propre ; comme résultat, ils se divisèrent progressivement en deux factions : une minorité orgueilleuse et répressive, et une majorité humiliée et opprimée ; de là surgirent les causes du déchirement et de la destruction de cette nation, puis l’issue fatale… Jugement juste et récompense conforme ! Personne n’y échappe, à part ceux qui ont eu un éveil intérieur et ont fait attention à leur propre identité, aboutissant ainsi à vivre sur la bonne voie ».1
Résister contre les sources de division pour s’engager dans un vrai changement
Le changement ne peut être que le résultat d’une action collective durable. Pour favoriser la fraternité, la solidarité et le travail collectif, on doit lutter contre les sources de division. Pour actualiser la pensée de shaykh Saïd Ramadan al-Bouti, on doit se poser cette question : aujourd’hui, quelles sont les grandes sources de division des musulmans français ?
La peur d’être mal vu par la société, d’être accusé de « radicaliste » ou de « séparatiste » pousse à s’isoler les uns des autres, à être passif, à fuir tout engagement dans une action collective qui serait immédiatement criminalisée.
Les sujets polémiques dont le but ou la conséquence est de diviser et d’empêcher de se fédérer sur les questions et les défis communs les plus importants : « L’islam est-il compatible avec la Laïcité ? », « La sharî’ah est-elle compatible avec la République ? », « Islam de France ou islam en France ? », « Si le terroriste se réfère au Coran, êtes-vous pour le Coran tel qu’il est ou pour le Coran réformé, avec les versets violents en moins ? », « Est-ce que tu es d’abord français ou musulman ? », « Faut-il interdire le voile dans l’espace public ? », « Le voile est-il obligatoire ? », « La barbe est-elle obligatoire ? », « Est-ce que le pantalon doit-être au-dessus ou en-dessous de la cheville ? », « Est-ce que l’islam est pour ou contre l’homosexualité ? », « Est-ce que l’islam est pour ou contre l’esclavage ? », « Est-ce que l’islam est pour ou contre le féminisme ? », « Est-ce qu’on a le droit de voter pour un président ou un maire athée ? », « Pour déterminer le premier jour de Ramadan et le jour de l’Aïd, doit-on utiliser la méthode du calcul ou de l’observation directe ? », « Quel calendrier de prière doit-on utiliser ? », « Quelle est la vraie définition du halâl ? », « Est-il est autorisé de faire alliance avec un non-musulman ? », « Est-ce qu’on doit faire al-hijrâ ? », « Qui tu es pour interpréter le Coran ? », « Est-ce qu’on doit suivre le Coran uniquement ou aussi la Sunnah ? », « Que faire des versets violents du Coran ? », « Que dit l’islam sur la lapidation des femmes ? », « Tu es de quelle école juridique ? », « Doit-on payer la zakâh en argent ou en nature ? », etc.
On se laisse trop souvent noyer dans le verre de la division. Les intellectuels, les professeurs, les imâms, les acteurs associatifs, les instituts de formation, les mosquées, les familles et les personnes musulmanes ordinaires doivent se donner comme priorité de participer à la suppression des causes de division : supprimer la peur et les polémiques stériles ; supprimer la croyance dans les informations et les idées non-fondées ; supprimer l’emballement autour de sujets non-prioritaires ; maîtriser sa participation dans un débat public fait pour enflammer les passions plus que pour encourager l’action collective.
Car la division pousse chaque personne et chaque organisation à se critiquer, à se suspecter et à s’affaiblir injustement les uns les autres. La division pousse chacun à détruire le corps dont il fait partie, exactement comme la maladie auto-immunitaire dresse chaque partie du corps à tuer les autres.
La peur et les sujets de division contaminent une communauté lorsqu’elle n’a plus de vision claire sur quel est le sens de la vie, qui elle est, quelle est sa vocation historique, comment elle peut participer concrètement à rendre le monde meilleur. Ils la contaminent lorsqu’elle n’a plus de projet collectif où chacun trouve sa place et sa valeur pour bâtir une civilisation humaine joyeuse et juste. Ils la contaminent au point qu’elle ne produit plus aucun fruit : elle perd sa capacité à répondre à ses besoins et à être socialement utile.
A chaque fois qu’on est exposé à un sujet polémique, on peut se demander : est-ce une priorité pour moi, pour ma vie personnelle ; pour ma vie de famille ; pour notre société ; et pour l’islam ? Est-ce que le Coran et le prophète nous invitent à faire de ce sujet une priorité ? Quels sont les impacts positifs et négatifs que ce sujet produit dans la société ?
Ainsi, s’il y a d’autres sujets clairement prioritaires et dont l’impact sur la société est nettement plus positif, alors on doit fuir ces sujets comme le Covid :
« Que ceux qui rêvent d’unité, qui se bercent de ses mots et de ses slogans, sachent que l’établissement de l’unité de la nation revient, en fait, à dessiner un cercle : si l’on néglige le point central, le compas tremblera et l‘on n’arrivera jamais à dessiner un cercle parfait. Louange à Celui qui nous a appris comment fixer d’abord le centre, si nous voulons obéir à Ses ordres et ne pas nous disperser ou nous désunir. Louange à Celui qui nous a informés de ce que le centre ne sera attractif que dans la mesure où on le rapportera à Sa divinité, à Son pouvoir, à Ses ordres et à Ses enseignements. Voici la parole divine qui exprime ceci :
‘’Attachez-vous bien à la corde de Dieu – le Coran – et ne soyez pas divisés !’’ 2
وَاعْتَصِمُوا بِحَبْلِ اللَّهِ جَمِيعًا وَلَا تَفَرَّقُوا
Dieu a donc ordonné d’abord de s’attacher au Coran, ensuite de ne pas se séparer les uns des autres, c’est à dire qu’Il a ordonné aux hommes de ne dessiner le cercle qu’après avoir marqué le point central ».3
Autrement dit, cultiver l’unité ne doit pas être un simple slogan ni un vœu pieux. C’est un premier acte qui commence par le choix de son centre de gravité, de ce autour de quoi tout le reste de la vie quotidienne doit tourner. Choisir le Coran au centre, c’est choisir de cultiver l’unité des musulmans et l’unité de la famille humaine grâce à la sagesse.
Sans ce grand choix que chacun doit faire sa vie, sans le choix déterminé d’agir pour renforcer l’unité de la diversité et de résister à tout ce qui la corrompt, l’unité n’est plus qu’une question théorique ou émotionnelle sans effet sur la réalité.
Lorsqu’on ne s’accroche plus Coran, donc à la sagesse et donc au devoir de participer à l’unité sociale, c’est le doute qui va se propager au lieu de la confiance ; la peur au lieu de la sécurité et du soutien mutuel ; les énergies se dissipent, l’action collective tombe en panne et chacun rentre dans sa coquille… La méfiance de chacun envers chacun se généralise, comme a pu l’observer shaykh Saïd Ramadan al-Bouti :
« Je connais bien des hommes arabes, doués d’expérience, dotés de diplômes scientifiques spécialisés remarquables, qui ont mis au point des projets pour la construction d’usines d’importances vitales pour les pays ; mais leurs projets sont depuis longtemps rangés dans un tiroir. Lorsqu’ils ont demandé à des gens riches de les aider à couvrir les dépenses d’investissement nécessaires, tout en leur garantissant un bénéfice rapide et élevé, ces gens riches n’ont pas osé prendre le risque et n’ont pas eu confiance en de tels projets. C’est ainsi que les capitaux restent dans des coffres, et les projets scientifiques et industriels dans des armoires ».4
Conclusion
Beaucoup se laissent dominer au point qu’on les traite comme des sous-hommes. D’autres se perdent à force de chercher à dominer, à gagner, à avoir, à exercer un pouvoir sur les autres. Le dominant n’est pas seul responsable de ses excès : le dominé attire la domination et l’injustice de celui qui est tenté de dominer. Le dominant et le dominé sont un couple qui, ensemble, produit les pires injustices sur terre. Il ne suffit pas de stopper le dominant : encore faut-il que le dominé arrête de se soumettre.
Beaucoup espèrent le changement et l’unité mais peu s’engagent réellement à les concrétiser. La plupart a l’esprit agité, dispersé et paralysé à cause des multiples sources de confusion et de division. Résister à la division et participer à l’unité sociale ainsi qu’à la justice, c’est l’une des grandes finalités de la religion telle que l’islam la définit.
Chacun étudiant, chercheur, professeur, imâm, acteur et musulman ordinaire doit intégrer dans ses activités l’objectif de participer à cultiver une triple unité : l’unité des musulmans, l’unité de la société et l’unité de la famille humaine.
Notes
1-Al-Bouti, Muhammad Saïd Ramadan (1990), Vers la civilisation humaine, à la lumière du Coran. Damas. Editions Dar el-Fikr, p.22-23.
2-Coran 3 : 103
3-Al-Bouti, Muhammad Saïd Ramadan (1990), Vers la civilisation humaine, à la lumière du Coran. Damas. Editions Dar el-Fikr, p.79.
4-Al-Bouti, Muhammad Saïd Ramadan (1990), Vers la civilisation humaine, à la lumière du Coran. Damas. Editions Dar el-Fikr, p.83.
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