Quels rapports doivent entretenir la Loi et la Voie spirituelle dans la pratique et la compréhension religieuse de l’islam ? C’est le sujet de la troisième Halte de l’émir Abdelkader, extraite du volume 1, publiée aux éditions Albouraq, que nous reproduisons avec leur aimable autorisation.
Abdelkader, Halte 3 : La Loi, base de toute réalisation spirituelle
Il a dit – qu’Il soit exalté ! – : « Glorifie donc par la louange de ton Seigneur et sois parmi ceux qui se prosternent. Et adore ton Seigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude ! » (Cor. 15, 98-99)2 . Ce discours s’adresse au Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! –, mais il vise aussi toutes les autres personnes de sa communauté, comme lorsqu’on s’adresse à quelqu’un mais pour que son voisin entende3 ; il y a de nombreux exemples de ce type dans le Coran.
C’est un ordre pour ceux des croyants qui se trouvent derrière un voile, dans la situation du commun des hommes ; ils doivent glorifier Dieu – c’est-à-dire attester intellectuellement de Sa Transcendance – et adhérer au dogme général. Ils doivent aussi se prosterner et adorer leur Seigneur qui est la “face”4, l’aspect par lequel Dieu est connu du serviteur. Chaque créature, en effet, a un des Noms de Dieu qui lui correspond, et qui est l’intermédiaire, le médiateur, entre Dieu et le serviteur. Ce dernier ne connaît Dieu que par cette voie, et n’adore Dieu que par ce Nom. Si Dieu se manifestait au serviteur en dehors des conditions propres à ce Nom, il ne le reconnaîtrait pas. Plus, il le nierait affirmant : « Tu n’es pas mon Seigneur ! »5, et demanderait protection contre Lui ! Le commun des hommes, en effet, ne peut ni adorer Dieu de manière absolue, ni le reconnaître dans toutes Ses Théophanies. Aussi Dieu lui a-t-il ordonné d’adorer “son” Seigneur par toutes sortes d’œuvres, relevant de la Loi générale et des pratiques de la Tradition prophétique, et de se rapprocher de Lui par les œuvres surérogatoires bienfaisantes, la conduite sage, en proclamant assidûment Sa Gloire et Sa Transcendance, en s’attachant à la prosternation et au service adoratif.
Il peut arriver qu’un homme du commun, voilé à la vérité, entende parler des états spirituels, des doctrines des connaissants d’Allâh – qu’Il soit exalté ! –, des sciences directes, des secrets seigneuriaux donnés aux initiés, et qu’il s’y intéresse de manière incorrecte, sans tenir compte des méthodes initiatiques régulières donnant accès à ces choses. Il abandonne alors les pratiques et les charges de la Loi qu’il assumait auparavant, courant ainsi à sa perte, restant sur place sans avoir rien obtenu réellement. Il cherche à ressembler à ces connaissants, prétendant aux états intérieurs réservés aux Parfaits d’entre eux, et emploie leurs doctrines pour parler de la Non-Dualité de la Réalité (Wahdah al-Wujûd) et autres questions connexes difficiles, tout cela sans avoir parcouru la voie initiatique selon la méthode reconnue chez eux 6.
C’est pour cette raison que Dieu, dans le verset cité, exhorte Ses Serviteurs à s’en tenir fermement à ce qui est à leur portée en le mettant en pratique, le bien attirant un bien plus grand encore, comme la pluie qui commence par une goutte d’eau et tombe ensuite à verse.
Lorsque le serviteur réalise ce que Dieu lui commande, et persévère dans toutes sortes d’œuvres surérogatoires, Allâh – qu’Il soit exalté ! – l’aime, et dès qu’Il l’aime, Il est son ouïe, sa vue, sa langue, sa main et toutes ses facultés 7. C’est ce que signifie la “venue de la certitude” du verset dont il est question. Cette certitude, c’est le dévoilement initiatique, la disparition du voile empêchant de voir la réalité cachée des choses. Ayant conscience que Dieu est toutes les facultés du serviteur, ce dernier sait alors qui est le Glorifié, qui se prosterne, qui est l’adorateur 8. Il connaît l’utilité, l’efficacité, la finalité de la prosternation et du service adoratif. Il se rend compte que les obligations imposées par la Loi ne sont que des instruments, des remèdes permettant de retirer le voile cachant l’essence des choses.
Après que la porte s’est ouverte et le voile est enlevé, le serviteur a encore plus de respect et de zèle pour les obligations légales, car celui qui a vu directement quelque chose n’est pas comme celui qui en a seulement entendu parler. Le bénéfice qu’il tire des œuvres d’adoration, suite au retrait du voile, est d’un mode plus élevé et profitable, plus juste et plus complet, et sans aucune commune mesure avec ce que pouvaient lui apporter ces mêmes œuvres dans sa pratique antérieure.
Quiconque prétend avoir senti le parfum de la Voie des Gens d’Allâh, et n’a pas vu se renforcer son respect pour la Loi et son observance de la Tradition prophétique, n’est qu’un imposteur menteur 9.
Abdelkader
Notes :
1 – Cette Halte de l’émir Abdelkader présente des affinités remarquables avec l’article de René Guénon : « Nécessité de l’exotérisme traditionnel », qui forme le chapitre VII d’Initiation et Réalisation spirituelle (Éd. Traditionnelles, Paris, 1952).
2 – Ibn ‘Arabî, à propos de ce passage, dit : « Par “Glorifie donc par la louange de ton Seigneur et sois parmi ceux qui se prosternent !”, Il indique ceux qui ne relèvent jamais plus leurs têtes, ce qui n’arrive que dans la prosternation du cœur » (Fut., II, 34). Michel Vâlsan a indiqué que « La “prosternation du Cœur” est un maqâm initiatique très rarement connu, même par les grands hommes spirituels. Sahl (at-Tustarî), lorsque la chose lui arriva, resta une longue époque dans l’incertitude quant à la signification et la durée de l’événement, et il ne trouvait personne pour l’éclairer là-dessus. Il voyagea à ce sujet de différents côtés, et seulement après beaucoup de recherches il trouva à Abadan un maître qui l’édifia, en lui précisant que le fait était “définitif pour ce monde et pour l’autre” » (« La vénération des Maîtres spirituels », Futûhât, ch, 181, Études Traditionnelles, 1962, nos 372-373, p. 169, n. 11). Quant à la “certitude” mentionnée dans le verset, Ibn ‘Arabî l’interprète, ainsi que d’autres commentateurs, comme signifiant la mort, ce qui peut s’entendre dans un sens initiatique, et rejoint ce que dit l’Émîr dans la suite de ce Mawqif.
3 – Notre traduction est basée sur le manuscrit qui est identique au texte similaire de Fut., IV, p. 171.
4 – Il s’agit ici d’un des aspects de la doctrine de la “Face propre”, al-wajh alkhâçç, que l’on trouve développée sous de nombreux points de vue par le Shaykh al-Akbar. À ce propos, le Maître déclare (Fut., I, p. 720) : « Je n’ai vu aucun de ceux qui nous ont précédé, ou des contemporains, dans notre science, qui ait attiré l’attention sur l’existence de cette “Face propre”, bien qu’ils ne l’ignorent point… » Cette doctrine complexe et importante, en rapport, notamment, avec la Science d’al-Khidr, sera reprise et développée dans la suite du Livre des Haltes.
5 – Cette tradition, concernant une étape de la Résurrection, sera plus développée dans le Mawqif 9.
6 – La Tejo Bindu Upanishad met de même en garde celui qui spécule sur Brahma – fût-ce avec intelligence – sans s’engager dans une voie de réalisation spirituelle qui mène à Lui, et en restant attaché à la vie en ce bas monde.
7 – Selon les termes d’une tradition que nous rencontrerons ultérieurement de manière plus détaillée.
8 – Dans Fut., II, p. 34, que nous avons cité plus haut, Ibn ‘Arabî, poursuivant l’interprétation du verset, sujet de ce Mawqif, dit : « Dieu déclare : “Et adore ton Seigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude ! ”. Ainsi, par la certitude tu sauras ce qui, de toi, se prosterne et pour qui tu te prosternes. Et tu sauras que tu es un instrument soumis dans la main d’un Vrai Puissant, qui t’a élu, purifié, et paré de Ses Qualités. Et Ses Qualités, par la nature de leur relation avec Lui, Le recherchent en se prosternant pour Son Essence. »
9 – Sur la Sharî‘ah et la Haqîqah, cf. la traduction de Michel Vâlsan des chapitres 262 et 263 des Futûhât consacrés à ces notions (Études Traditionnelles, 1966, nos 396-397).