« Denys l’Aréopagite convertissant les philosophes païens », d’Antoine Caron, Getty Center, Museum North Pavilion, Gallery N101.
Comment faut-il expliquer la reprise du dialogue entre science et religion, jadis plus ou moins enterré ? Pour l’astrophysicien et essayiste français Bruno Abd-al-Haqq Guiderdoni, quatre facteurs se cachent derrière ce retour en grâce du dialogue entre scientifiques et religieux. Il nous en dit plus dans cet article publié par Mizane.info en partenariat avec islam-science.net.
Pourquoi y a-t-il, aujourd’hui dans le monde, une résurgence du débat ancien entre foi et raison, sous la forme d’un «dialogue entre science et religion» ? Il nous semble que l’on peut identifier au moins quatre grands facteurs qui concourent à ce renouveau.
Premièrement, les révolutions de la science contemporaine, à partir du début du XXème siècle, ont provoqué l’émergence de nouveaux paradigmes scientifiques. Ces paradigmes ont comme caractéristique de repérer, de l’intérieur même de la science, des limites fondamentales à l’entreprise de connaissance du monde.
C’est ainsi que, dans les mathématiques, la physique, la cosmologie contemporaines, sont apparues les notions d’incomplétude, d’indécidabilité, d’indéterminisme, d’imprédictibilité, ou d’horizon à l’observation. Pour résumer, la science comprend désormais qu’il y a des frontières intrinsèques à sa compréhension du monde. Bien loin d’être une défaite de la raison, ces avancées scientifiques en témoignent de la puissance. Mais elles appellent aussi des interprétations de caractère philosophique qui ne sont pas aussi simples que dans les paradigmes précédents, où la science prétendait avoir accès à toutes les vérités.
Certes, il reste possible de ne pas se poser de «grandes questions philosophiques» et de considérer la science comme «l’ensemble des recettes qui réussissent toujours», selon le mot de Paul Valéry (1871-1945). Mais nombre de scientifiques contemporains, qui refusent cette option dite «opérationnaliste», croient vraiment qu’il existe une réalité indépendante d’eux, et sont ainsi «en quête de sens», un sens à leurs pratiques et à leurs résultats. Ils cherchent, en fin de compte, à comprendre les raisons du succès et des limites de la science, en l’incorporant dans une perspective plus large
Deuxièmement, le dialogue est aussi favorisé par l’intérêt des théologiens et des penseurs religieux eux-mêmes, ou au moins de ceux qui estiment qu’il faut considérer le monde pour comprendre l’action que Dieu y mène. Ces penseurs tiennent que toutes les constructions théologiques faites à partir du donné du révélé ne se valent pas également, dans la mesure où certaines sont manifestement en contradiction flagrante avec ce que nous savons du monde. Ainsi, scientifiques et penseurs religieux, également intéressés par la réalité du monde, selon des perspectives qui leur sont propres, se retrouvent dans un «lieu commun» pour s’interroger sur ce que la science et la religion nous apprennent, et sur ce qu’elles ne peuvent pas nous apprendre. Les uns et les autres sont, peu ou prou, les derniers à s’intéresser à la réalité, ce «donné» qui résiste, et donc existe indépendamment de nous. En effet, la plupart des autres acteurs de la pensée contemporaine sont davantage préoccupés par les constructions humaines, et par l’action qui donne corps aux idées en retaillant un monde plastique et «absurde» à leur mesure.
Troisièmement, cette rencontre entre scientifiques et penseurs religieux est nécessaire dans le contexte de la globalisation des problèmes de l’humanité, dont les pages d’actualité des journaux se font régulièrement l’écho. Citons, en vrac, les décisions «planétaires» qu’il s’agira de prendre sur le réchauffement climatique, l’accès de tous à l’eau, le partage des ressources naturelles, les manipulations génétiques, la conservation de la biodiversité, la gestion des déchets… Il est bien évident que de telles décisions, pour être viables, devront avoir été éclairées par un débat scientifique. Or comment prendre en compte la diversité des cultures- et donc des religions qui en sont souvent la base -dans l’acceptation de débats complexes, et de décisions difficiles qui, pour être efficaces, devront être communes ? A cet égard, le débat entre science et religion permet de repérer les points d’articulation propres à chaque religion, de dégager des constantes, et d’apprendre à partager, petit à petit, un même langage.
Enfin, le quatrième facteur est peut-être le plus important. Le dialogue entre science et religion, dans le contexte nouveau d’une prise de conscience de la diversité des religions, et de leur coexistence physique à tous les endroits de la planète, donne un premier «contenu» au dialogue interreligieux. En évoquant le discours de la science sur le monde -un monde qui nous est commun- et la façon dont ce discours résonne, ou non, avec le discours de chaque religion, les uns et les autres apprennent à se connaître, à s’apprécier, à collaborer. En parlant de la réalité physique qui résiste, des chemins de la connaissance que les êtres humains ne parcourent qu’en tâtonnant, ils s’approchent des questions métaphysiques sur la nature de la réalité ultime et de la connaissance ineffable, et s’ouvrent à une véritable reconnaissance du patrimoine spirituel de l’humanité. Le dialogue entre science et religion est donc poussé par des vents forts en ce début du XXIème siècle. Il est toutefois indispensable de comprendre, sous peine de connaître une profonde déception, que tous les passagers ne partagent pas la même vision sur ce qui doit être le terme du voyage.
On peut identifier immédiatement ceux qui, d’un côté comme de l’autre, ont des objectifs apologétiques, en faveur exclusive de la science ou en faveur exclusive de la religion. Pour cette première catégorie de passagers, le «dialogue» doit finalement conduire à la défaite d’un des deux protagonistes, parce que les deux ne sauraient coexister durablement. Etrange dialogue, en vérité.
Pour d’autres, il s’agit de faire l’apologie de sa propre religion, en utilisant la science comme juge de paix. Une telle attitude, il faut le reconnaître, est très répandue chez nous, dans le monde musulman, où beaucoup estiment que l’islam est la seule religion compatible avec la raison humaine – mais quelle forme de raison ?
Une troisième catégorie de passagers est engagée dans une entreprise qui a eu ses lettres de noblesse et a essuyé de sévères critiques : celle de la «théologie naturelle». La théologie naturelle est la démarche qui consiste à essayer de prouver l’existence de Dieu par les seules menées de la raison explorant le monde. Dieu pourrait-il être au bout de l’entreprise scientifique ? Au, tout au moins, Dieu pourrait-il être considéré comme une option possible avec, et après, la science, voire comme une option raisonnable ?
Enfin, une quatrième catégorie, peut-être minoritaire, se satisfait davantage du processus que du terme. Le dialogue devient alors un aiguillon pour s’engager plus avant dans les énigmes de la science, qui nous renvoient à un double mystère fondamental, celui du monde et celui de l’homme, et au vertige de leur mise face à face, comme un jeu de miroirs. C’est la perspective dans laquelle nous voulons nous placer ici, et que nous allons développer maintenant plus spécifiquement pour l’islam.
Bruno Abd-al-Haqq Guiderdoni
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