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jeudi 21 novembre 2024

De l’encre noire au parchemin blanc : la vision coranique de ’Ayn al-Qudāt 1/3

Manuscrit du Tamhidat de ’Ayn al-Qudāt Hamadani.

Elève d’Ahmed al Ghazali, le frère du célèbre théologien ash’arite, ’Ayn al-Qudāt Hamadānī était un penseur et un maître iconoclaste, auteur d’une vision originale du Coran qu’il a décrite dans sa principale oeuvre, Tamhīdāt. Méconnu, Mohammed Rustom lui consacre une étude traduite par Mizane.info et qui sera publiée en plusieurs parties. 

’Ayn al-Qudāt Hamadānī (m. 1131) était philosophe, théologien, mystique, et juge. Il naquit dans la ville de Hamadan, dans l’ouest de l’Iran, et eut pour maître Ahmad al-Ghazālī (m. 1126), le frère d’Abū Hāmid al-Ghazālī (m. 1111). Il doit principalement sa renommée à son non-conformisme ainsi qu’à sa mise à mort par le gouvernement seldjoukide alors qu’il était encore dans la fleur de l’âge, à 34 ans — soi-disant pour hérésie.

Si l’on va plus loin que les motifs de l’ordre d’exécution gouvernemental, et que l’on accorde davantage d’attention à ses écrits, le portrait de ’Ayn al-Qudāt qui émerge alors est celui d’un penseur du premier ordre, très versé dans les sciences intellectuelles islamiques ainsi que dans la poésie arabe et perse.

On compte parmi ses plus grandes réussites l’originalité avec laquelle il unifia les traditions apparemment disparates du mysticisme, de la philosophie et de la théologie islamiques en une seule et même perspective — perspective qui devait, d’une façon ou d’une autre, venir à inspirer les travaux de certaines des plus grandes figures de la civilisation islamique post-classique.

Malgré l’importance de ’Ayn al-Qudāt, il existe relativement peu de travaux fiables à son sujet, et certains aspects de sa pensée demeurent en outre entièrement inexplorées, ou ne sont, du moins, pas analysés en profondeur. Sa relation au Coran est l’un des exemples les plus criants de ces aspects. Les prochaines pages tentent donc de dégager les dynamiques principales de la vision coranique intime de ’Ayn al-Qudāt.

Immensité et dignité

Il s’agit de noter que ’Ayn al-Qudāt ne s’intéresse pas à des questions telles que les différents sens linguistiques du Coran, ni à ses moments de révélation, bien qu’il maîtrisât toutes les sciences coraniques. Selon ’Ayn al-Qudāt, le Coran, en tant que Parole de Dieu, pénètre les dimensions spatiales et temporelles, et rend ainsi compte de l’intégralité de la réalité.

La vraie nature du Coran transcende ainsi la physicalité du texte arabe écrit. Quelle est donc cette nature, et comment peut-on la connaître? Le juge de Hamadān a beaucoup de réponses à apporter à ces questions, ainsi qu’à d’autres interrogations de nature semblable.

D’un côté, ’Ayn al-Qudāt assimile le Coran lui-même au Paradis, quelle que soit la circonspection que cela peut inspirer à la plupart des gens : « Le Paradis est le Coran, mais vous n’en avez pas conscience! » De l’autre, il compare le Coran à une corde, ce qui rejoint un célèbre hadīth indiquant que le Coran est une corde qui descend du Paradis vers la Terre. Cette corde permet à celui qui s’y agrippe d’être hissé pour se retrouver en présence de Dieu : « Hélas! Le Coran est une corde qui hisse le chercheur jusqu’à ce qu’il soit amené au Recherché. »

Parce qu’il ramène les hommes vers Dieu, le Coran, en théorie, leur fournit toutes les provisions dont ils ont besoin pour leur cheminement intérieur. Gardant cela à l’esprit, ’Ayn al-Qudāt propose une analyse créative du mot perse bas, signifiant « assez, suffisant ».

En combinant la première lettre du Coran, à savoir le bā’ de la basmala (Coran 1:1) avec la lettre finale, soit le sīn de nās (Coran 114:6), on obtient le mot bas. Ainsi, ce qui se trouve entre le bā’ et le sīn, c’est-à-dire l’intégralité du Coran, est « assez, suffisant » pour celui qui cherche à trouver Dieu. De façon intéressante, cette même idée est formulée par le célèbre poète perse Sanā’ī (m. 1131), un contemporain de ’Ayn al-Qudāt qui fut pour lui une grande source d’inspiration.

Le Coran étant suffisant pour le croyant, il renferme donc une explication à/pour toute chose, et contient en réalité toute chose : « Par ma vie ! Tout est expliqué dans le Coran Majestueux—[il ne se trouve rien] d’humide, ni de sec, sans que cela soit dans une écriture explicite (Coran 6:59). Mais où as-tu vu le Coran? » ; « Tout ce qui est, tout ce qui fut, et tout ce qui sera— tout cela se trouve dans le Coran. »

Notons que dans le premier des deux textes cités ici, ’Ayn al-Qudāt demande « où » l’on « voit » le Coran. C’est là un concept important, que nous aurons l’occasion d’aborder dans un moment. Pour l’instant, il suffit de garder à l’esprit que, chaque fois que le Coran s’offrait à la vue pour délivrer ses secrets, ’Ayn al-Qudāt était convaincu d’avoir accès à ce point de vue unique. Cela explique l’affirmation suivante : « Le Coran est si immense que, quoi que je veuille, je le trouve dans le Coran. Ô chevalier! Le Coran est majestueux : Nous t’avons certes donné sept parmi les redoublés et le Qur’ân grandiose (Coran 15:87). »

Le point de vue en question n’est autre que ce que l’on peut appeler l’ « éveil ». Un tel éveil peut être indiqué par notre sincérité (ikhlās) dans notre recherche des « choses » de Dieu, qui désignent non moins que le Paradis ainsi que ce qu’il recèle.

En même temps, il existe une forme de sincérité, souvent évoquée dans le discours soufi, selon laquelle même le fait de désirer le Paradis est un obstacle sur le chemin de l’accomplissement de soi. Il s’agit, en effet, d’être sincère non pas dans l’idée d’obtenir ce qui vient récompenser une vie pieuse, mais de vivre dans la présence de Dieu, tant ici-bas que dans l’Au-Delà. Cette forme éminente de sincérité est réservée à celui qui reconnaît Dieu (‘ārif) et conduit à un accès direct aux immenses trésors du Coran :

« Tout se trouve dans le Coran, mais vous êtes encore assoupis ! Lorsqu’une intention est vierge des contaminations de ce monde, on parle alors de la « sincérité des ascètes », et sa récompense est le Paradis : Vraiment, les Jardins de Firdaws (du Paradis) seront un lieu d’accueil pour ceux qui ont mis en œuvre le Dépôt confié et accompli les œuvres intègres (Coran 18:107). Mais lorsqu’une intention est vierge des contaminations de l’Au-Delà, on parle alors de la « sincérité de ceux qui reconnaissent / des clairvoyants », et sa récompense est la rencontre avec Dieu : Alors, que celui qui espère la rencontre de son Enseigneur accomplisse l’œuvre intègre et ne codéifie personne dans l’adoration de son Enseigneur ! » (Coran 18:110).

Afin de cultiver ces deux formes de sincérité, ’Ayn al-Qudāt propose un plan d’action assez direct. Tout d’abord, il s’agit d’être honnête et pieux dans la recherche de Dieu. Dans un second temps, il faut s’affranchir de ce que ’Ayn al-Qudāt nomme le « culte des habitudes » (‘ādat-parastī), thème récurrent dans de nombreux aspects de ses enseignements.

Le culte des habitudes équivaut au culte des idoles (but-parastī), et, en tant que tel, va tout à fait à l’encontre de la notion coranique de l’unicité de Dieu. L’attachement à nos habitudes les plus profondément enracinées, qu’elles soient psychologiques ou matérielles et reliées à un désir d’obtenir un quelconque gain ici-bas ou dans l’au-delà, fait la part belle à notre laideur intérieure, reléguant ainsi la beauté du Coran au second plan.

’Ayn al-Qudāt offre donc le conseil suivant : « Si tu veux voir la beauté du Coran, affranchis-toi du culte des habitudes ! ». Cependant, l’« affranchis[sement] » du culte des habitudes ne garantit pas à lui seul que l’on pourra voir la beauté du Coran pour toujours. Seule la beauté du Coran elle-même peut conduire une personne à se défaire entièrement du culte des habitudes, ce que ’Ayn al-Qudāt appelle la « sortie » de ce culte. Lorsque ce stade est atteint pour de bon, l’on est alors considéré comme faisant partie de « ceux qui sont dignes du Coran » (ahl-i Qur’ān) :

« Ô cher ami ! Lorsque tu verras la beauté du Coran, tu sortiras du culte des habitudes et deviendras ainsi digne du Coran : « Ceux qui sont dignes du Coran sont dignes de Dieu, et sont Ses élus. » Ces gens sont dignes car ils ont atteint la réalité de la Parole de Dieu elle-même. Ne reviennent-ils au Qur’ân ? (Coran 47:24) est obtenu d’eux car le Coran les a acceptés. C’est là le sens de ils y avaient davantage droit et en étaient les plus dignes » (Coran 48:26).

Dans la continuité d’une tradition islamique de longue date, ’Ayn al-Qudāt compare le Coran à une mariée. Le beau visage de la mariée n’est pas visible par la plupart des gens, et est en effet recouvert d’un nombre de voiles pouvant atteindre le million : « Le Coran est entouré d’un million de voiles (parda), mais tu n’es pas initié (mahram) ! Pour le moment, tu ne sais pas comment lever ces voiles ! »

La beauté de la mariée ne peut s’offrir aux yeux de n’importe quel quidam.  Ainsi que ’Ayn al-Qudāt le dit en s’exclamant : « Le moment lors duquel le Coran lève le voile d’excellence qui recouvre sa face et se montre à une personne initiée n’a rien d’un évènement insignifiant ! ».

L’on peut expliquer que la levée des voiles du Coran constitue une « révélation » si importante par le fait que la beauté du Coran, en elle-même, a la capacité de transporter des hommes de leur état déchu vers la présence divine, de la laideur à la beauté, de la distance à la proximité, et de la maladie à la guérison :

« Ô cher ami ! Qu’as-tu compris du verset dans lequel Dieu dit : Si nous avions fait descendre dans l’instant ce Qur’ân sur une montagne, tu aurais vu celle-ci se faire humble et se fendre sous l’effet de la crainte qu’Allâh inspire (Coran 59-21) ?

Et Moustafā (nom du Prophète Muhammad, PBDSL, ndlr) dit : « Le Coran est richesse sans pauvreté après lui, et il n’y a d’autre richesse que lui. » Ô cher ami! Quand le Coran lève la couverture d’excellence de son visage et retire le voile de majesté, tous ceux qui sont rendus malades par la distance qui les sépare de leur rencontre avec Dieu sont guéris, et la délivrance se retrouve dans chaque maladie. Écoute donc les mots de Moustafā : « Le Coran est le remède. » »

Mais qui sont ceux qui ont la capacité d’être « initiés » à un tel honneur ? Ce ne sont pas ceux qui sont dignes du Coran puisque, ainsi que nous l’avons vu, le fait de devenir digne du Coran est lui-même indexé sur la révélation par le Coran de sa beauté à son observateur, révélation qui le conduit ainsi à abandonner entièrement le culte des habitudes et devenir ensuite digne du Coran. Les initiés sont ceux qui sont, en puissance, « dignes » du Coran. Ils jouissent de ce statut car leurs cœurs sont dignes d’admirer la beauté du Coran.

« Prends garde ! Ne suppose pas que le Coran acceptera jamais un étranger quelconque (nā mahramī) et lui parlera. Le Coran laisse entrapercevoir une fraction de sa beauté à un cœur qui en est digne. Le signe « Vraiment, en cela : un Rappel pour qui possède un cœur » (Coran 50:37) en témoigne. »

La prochaine question découlant de tout cela serait de savoir comment parvenir à cette dignité de cœur. Les réponses de ’Ayn al-Qudāt sont intrinsèquement liées à ses enseignements concernant la bonne et la mauvaise manière de lire le Coran et d’interagir avec lui, sujet sur lequel nous allons à présent nous pencher.

Mohammed Rustom

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