Layna Oubrou. ©Mizane.info
La fille de l’imam et essayiste Tareq Oubrou, Layna Oubrou, joue un rôle croissant dans la diffusion des idées de son père à Bordeaux et espère suivre ses pas. Mizane.info lui consacre un portrait exclusif.
Dans la famille Oubrou, on connait le père, Tareq, imam, recteur de la Grande mosquée de Bordeaux et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la vision d’un islam en accord avec le contexte français. Mais depuis quelques années sa fille, Layna Oubrou, a décidé de franchir le pas en s’engageant localement dans l’enseignement des thèses et de la vision théologique défendu par son père.
Une jeunesse marquée par la double culture
Layna Oubrou est née en France en 1991 de mère française et d’un père d’origine marocaine (l’imam et essayiste Tareq Oubrou, ndlr) naturalisé français. Après avoir accompli son école primaire au Maroc, à Agadir, « pour apprendre la langue arabe », elle poursuit une scolarité classique jusqu’à son bac scientifique. « Ma grande sœur a suivi un cursus similaire. Elle comme moi avons une double culture qui nous permet de nous sentir à l’aise dans un contexte comme dans un autre », confie-t-elle à la rédaction de Mizane.info.
Après le bac, l’étudiante poursuit un cursus en biologie et neuroscience sur les maladies neurodégénératives comme la maladie de Parkinson, avant de débuter une recherche sur la neurofibromatose. Un parcours exigeant qui ne freine pourtant en rien son envie d’engagement religieux.
« Sur le plan de l’enseignement, je me suis engagé à 20 ans, avec les encouragements de mon père. L’idée était de vulgariser sa pensée et de la mettre à profit des jeunes musulmans (de 4 à 18 ans). J’étais bien dans mes bottes dans la société française. Je ne voyais aucune antinomie entre ma foi et mon contexte français. J’ai voulu transmettre cet état d’esprit à mes élèves parce que je voyais bien que certains de mes coreligionnaires vivaient un malaise », explique-t-elle.
Layna Oubrou : « Ne tombons pas dans la victimisation »
Un malaise que le climat anxiogène développé par une médiatisation négative à outrance sur fond de polémiques autour du voile ou des attaques terroristes n’a fait qu’amplifier. Mais Layna Oubrou refuse les clichés et l’atteste : tout ne va pas si mal.
« A titre personnel, cela m’attriste car l’islam est à l’opposé des attentats. Je n’identifie pas l’islam à cela, aussi cette situation est-elle triste. Mais les personnes que j’ai pu côtoyé dans les milieux où j’ai évolué n’étaient pas hostiles. Le dialogue a toujours eu lieu entre mes collègues et moi. Les gens questionnent et voient qu’il y a une contradiction entre ce qui est dit sur l’islam et les musulmans du quotidien. Les gens sont bienveillants de façon générale. Mais étant donné la médiatisation, la méfiance existe parfois. Si je n’étais pas musulmane, peut-être aurais-je aussi été méfiante. Ne tombons pas dans la victimisation. »
Pour la fille de Tareq Oubrou, l’enseignement et l’engagement auprès des jeunes est la meilleure réponse à apporter pour la construction d’un avenir plus radieux en France.
Aussi, enseigne-t-elle dans trois mosquées, dont la Grande mosquée de Bordeaux, « essentiellement à des enfants car c’est un âge sensible durant lequel les idées religieuses que l’on apprend sont gravées dans l’esprit. Il est donc important de démarrer cet apprentissage au plus tôt pour qu’il accompagne l’enfant toute sa vie. »
La « pédagogie de l’essentiel », un mantra
La religion, l’arabe et le Coran sont les matières que la jeune femme dispense. « L’arabe est enseigné au service du Coran, pour pouvoir le lire. Et la mémorisation du Coran est faite au service de la religion. » Cet enseignement est fondé sur « la pédagogie de l’essentiel » un concept éducatif lancé par Tareq Oubrou.
Qu’est-ce que cette « pédagogie de l’essentiel » ? « Nous enseignons, répond Layna Oubrou, aux enfants l’essentiel des ‘ibadates (adorations cultuelles, ndlr) pour qu’ils puissent vivre l’essentiel de leur foi dans n’importe quel contexte. Nous faisons en sorte qu’ils ne soient pas mis en porte à faux avec leur environnement culturel. »
Chaque année, elle diffuse dans douze classes, soit plusieurs centaines d’élèves suivis chaque week-end, quelques éléments empruntés à la vulgate théologique développée par son père. Layna Oubrou s’est particulièrement consacrée à la formation des enseignants et à la rédaction du programme pédagogique. « Je suis depuis trois ans responsable pédagogique. Cet aspect est essentiel car parfois les enseignants font beaucoup de dégâts, même s’ils sont bien intentionnés. »
La « pédagogie de l’essentiel » est une manière de contextualiser l’application de la religion et la compréhension des croyances et d’intégrer cette contextualisation dans l’enseignement de la religion.
« Un exemple. La notion de kafir, du non croyant, qui est dogmatiquement voué à l’Enfer pour beaucoup de musulmans. Notre approche est différente. Il y a le mécréant par ignorance et celui qui mécroit par orgueil. Le kafir d’aujourd’hui n’est pas le kafir de l’époque du Prophète. La mécréance par orgueil existait au temps du Prophète, plus aujourd’hui. La question est plus simple pour le croyant car la croyance est d’attester qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu est que Muhammad est son Messager, quelle que soit l’époque. »
De la fidélité au père
Cette jeune trentenaire qui cumule dix années d’expérience dans l’enseignement a été témoin à plusieurs occasions des idées reçues et des opinions religieuses présentes chez les jeunes.
« Quand je pose la question sur ce qu’est un musulman, on me répond : « celui qui fait la prière », alors que la prière est une pratique et non une croyance. On m’a répondu également « celui qui parle l’arabe », « un Algérien qui croit en Dieu ». Il y a tout un travail d’éducation à faire, explique-t-elle, qui est malgré tout plus simple à réaliser chez les enfants que chez les adultes où l’enseignement est plus sclérosé. »
Layna Oubrou est-elle pour autant toujours d’accord avec les positions de son père ? Quand on l’interroge sur ses éventuelles divergence de vues avec lui, l’enseignante écarte avec délicatesse cette option, proclamant sa fidélité, son accord et son admiration pour son père.
« Je n’ai pas de formation académique classique et religieuse. J’ai été formée par mon père. Je baigne dans sa pensée depuis ma naissance. Je n’ai pas de désaccords tranchés avec mon père. Nous avons beaucoup de débats et d’échanges, il n’y a pas de sujets tabous. Mon père n’impose pas ses idées. Je suis personnellement convaincu par elles. Par ailleurs, je n’ai pas les compétences pour être d’accord ou en désaccord avec lui. Les connaissances de mon père me dépassent, je n’ai pas son gabarit et j’apprends encore de lui. »
Pour autant, enseigner l’approche religieuse développée par Tareq Oubrou n’est pas toujours sans difficulté. Et suscite parfois moult incompréhensions. « Il peut y avoir des incompréhensions car notre enseignement est parfois différent de celui qu’ils entendent dans leur famille sur des choses présentées comme des dogmes alors qu’elles relèvent de la culture. L’épilation des sourcils, le vernis, la question du foulard. Il y a d’autres sujets plus importants comme la prière mais l’attention n’y est pas également prêtée. »
Le hiatus majeur concerne surtout la dérogation religieuse.
« Certains parents considèrent la dérogation comme du laxisme et comme une sortie de la pratique religieuse. Par exemple, certains élèves me disent ne pas pouvoir aller dans certaines classes d’hiver car ils ne pourront pas faire leur prière, alors qu’ils peuvent se lever plus tôt et prier discrètement. C’est au cas par cas. Il n’y a pas de réponse univoque pour toutes les situations. Des jeunes me disent dans une discussion sur le vivre-ensemble « Je suis fier d’être musulman » mais ils ne prient pas. Que signifie cette fierté ? »
« Ma définition du séparatisme ? Dire que l’islam et la République sont incompatibles »
Sur le foulard, la précaution reste de mise. La position publique de Tareq Oubrou, qui insiste sur le caractère non essentiel de cette pratique, est régulièrement critiquée dans la communauté musulmane. Sa fille, Layna, évite ce sujet autant que possible.
« Ce n’est pas un sujet que j’aborde volontairement, s’il n’est pas posé dans la discussion. Ce sujet ne rentre pas dans la pédagogie de l’essentiel pour nous qui concerne les croyances et les bonnes croyances. Les jeunes sont perméables à toutes sortes d’influence. Il y a des lectures sectaires, toxiques et séparatistes à déconstruire. »
Séparatisme. Le terme n’est pas anodin puisque le gouvernement l’a diffusé au moment de la proposition et du vote de la loi dite contre le séparatisme utilisée pour inspecter et fermer des commerces ou des lieux définis comme tels. Faut-il voir là un soutien à la politique de l’actuel gouvernement sur l’islam ?
Layna Oubrou, qui affirme son apolitisme, lui donne un autre sens plus précis.
« Bien avant que ce terme ne soit employé, je voyais des musulmans dans un mal être et une schizophrénie entre leur islamité et leur francité, un mal être à s’assumer comme français. D’où l’importance de développer une pédagogie pour y remédier. Ma définition du séparatisme ? Dire que l’islam et la République sont incompatibles. »
Ces visions de l’islam qualifiées de « toxiques » par ce qu’elles imposeraient toutes sortes de choses, Layna Oubrou, dans les pas de son père, espère tout de même les refouler.
« Il faut distinguer les principes des pratiques, et la fermeté des principes doit amener à une souplesse des pratiques. La prière peut être organisée selon son emploi du temps particulier. L’islam n’est pas seulement un culte, ce sont des valeurs dans la société. La croyance n’est liée à aucune géographie. Le culte nous rattache à la Transcendance. »
Une enseignante approchée par le FORIF
Tels sont les ingrédients d’un islam de France dont la recette intéresse depuis longtemps le Bureau central des cultes, lié au ministère de l’Intérieur, et en charge des questions religieuses. Au point d’avoir récemment invité Layna Oubrou à une réunion sur l’organisation de l’imamat dans le cadre du Forum pour l’islam de France.
L’intéressée entend bien, néanmoins, rester dans son cadre d’action : l’enseignement. Mais, elle l’admet, la question d’une réforme des doctrines et des pratiques religieuses de l’islam ne se règlera pas seulement par l’enseignement. Elle présuppose l’étape d’une conceptualisation cohérente et fidèle aux sources. Une étape qui s’incarnera ensuite dans l’institutionnalisation de l’islam en France.
« Il nous faut faire un travail théologique de réflexion profonde. Nous avons besoins de théoriciens. Aujourd’hui, on rentre dans la technique et l’organisation du culte. On n’a pas pensé les bases des institutions religieuses. La réalité est très complexe. »
A propos de la laïcité, Layna Oubrou ne prend pas davantage de risques. Questionnée sur les évolutions problématiques de la néo-laïcité et la volonté de certains acteurs politiques d’élargir le champ de la neutralité religieuse à l’ensemble des citoyens, elle préfère opposer, à un pessimisme réaliste, un optimisme de conviction.
« La laïcité est une chance pour les musulmans. Elle nous permet de vivre notre religiosité en paix. Il ne nous est pas interdit de prier. Maintenant il y a un travail herculéen à faire car l’islam est d’installation récente en France. Je reste très optimiste sur l’avenir de l’islam en France si les musulmans veulent bien vivre avec leur temps. Personne ne pensera l’islam à la place des musulmans, ni l’organisation du culte. L’éducation laïque doit former les citoyens de demain pour qu’ils soient à l’aise dans leur société. »
Layna Oubrou, l’héritière
Un avenir dans lequel les femmes ont leur rôle à jouer à condition d’en avoir les compétences.
« Les femmes sont très engagées dans l’enseignement puisque de manière générale nous avons plus d’enseignantes dans la société. J’encourage les femmes à prendre leur place mais ce n’est pas une question de genre mais une question de compétence. Ce sont les capacités qui doivent déterminer la place d’une personne. »
Bien qu’elle le nie, Layna Oubrou, par la nature de son engagement, par le contenu de son enseignement et par la vision religieuse qui la définit, est donc bien l’héritière de son père. Et entend l’être de mieux en mieux.
« Ce serait un honneur d’être son héritière mais ce sont les compétences qui priment. C’est une chose qui se mérite, je travaille dans ce sens, à moi de faire le travail qu’il faut. »
Fouad Bahri
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