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samedi 23 novembre 2024

Plotin : « Tout principe créateur est toujours supérieur à la chose créée »

Grand penseur de l’antiquité gréco-romaine, représentant du néoplatonisme, Plotin (205-270) a su synthétiser métaphysique et mystique au cœur d’une œuvre profonde qui inspira profondément la philosophie, la théologie et la théosophie orientale et occidentale. Extraits de ses Ennéades sur Mizane.info.

Souvent, je m’éveille de mon corps à moi-même. Je deviens extérieur aux choses, intérieur à moi ; je vois une beauté d’une miraculeuse majesté. Alors, j’en suis sûr, je participe à un monde supérieur. La vie que je vis, c’est la plus haute. Je m’identifie au Divin, je suis en lui.

Si bien vivre (τὸ εὖ ζῇν) et être heureux (τὸ εὐδαιμονεῖν) nous semblent choses identiques, devons-nous pour cela accorder aux animaux le privilège d’arriver au bonheur? S’il leur est donné de suivre sans obstacle dans leur vie le cours de la nature, qu’est-ce qui empêche de dire qu’ils peuvent bien vivre? Car, si bien vivre consiste soit à posséder le bien-être, soit à accomplir sa fin propre.

Dans l’une et l’autre hypothèse les animaux sont capables d’y arriver : ils peuvent en effet posséder le bien-être et accomplir leur fin naturelle. Dans ce cas, les oiseaux chanteurs, par exemple, s’ils possèdent le bien-être et qu’ils chantent conformément à leur nature, mènent une vie désirable pour eux. Si nous supposons enfin que le bonheur est d’atteindre le but suprême auquel aspire la nature, nous devons encore dans ce cas admettre que les animaux ont part au bonheur quand ils atteignent ce but suprême : alors la nature n’excite plus en eux de désirs, parce que toute leur carrière est parcourue et que leur vie est remplie du commencement à la fin.

Aimer le Beau, c’est vouloir retrouver la patrie de l’âme perdue.

Si, parce que Dieu n’est aucune de ces choses [que vous connaissez], votre esprit reste dans l’incertitude, appliquez-le d’abord à ces choses, puis, de là, fixez-le sur Dieu. Or, le fixant sur Dieu, ne vous laissez distraire par rien d’extérieur : car Il n’est pas dans un lieu déterminé, privant le reste de Sa présence, mais Il est présent partout où il se trouve quelqu’un qui puisse entrer en contact avec Lui ; Il n’est absent que pour ceux qui ne peuvent y réussir.

Plotin, dans la fresque de Raphaël, « L’école d’Athènes ».

De même que, pour les autres objets, on ne saurait découvrir celui que l’on cherche si l’on pense à un autre, et que l’on ne doit rien ajouter d’étranger à l’objet qu’on pense si l’on veut s’identifier avec lui ; de même ici il faut être bien convaincu qu’il est impossible à celui qui a dans l’âme quelque image étrangère de concevoir Dieu tant que cette image distrait son attention ; il est également impossible que l’âme, au moment où elle est attentive et attachée à d’autres choses, prenne la forme de ce qui leur est contraire.

De même encore que l’on dit de la matière qu’elle doit être absolument privée de toute qualité pour être susceptible de recevoir toutes les formes ; de même, et à plus forte raison encore, l’âme doit-elle être dégagée de toute forme, si elle veut que rien en elle ne l’empêche d’être remplie et illuminée par la nature première.

Ainsi, après s’être affranchie de toutes les choses extérieures, l’âme se tournera entièrement vers ce qu’il y a de plus intime en elle ; elle ne se laissera détourner par aucun des objets qui l’entourent ; elle ignorera toutes choses, d’abord par l’effet même de l’état dans lequel elle se trouvera, ensuite par l’absence de toute conception des formes ; elle ne saura même pas qu’elle s’applique à la contemplation de l’Un, qu’elle Lui est unie ; puis, après être suffisamment demeurée avec Lui, elle viendra révéler aux autres, si elle le peut, ce commerce céleste. C’est sans doute pour avoir joui de ce commerce que Minos passa pour avoir conversé avec Jupiter : plein du souvenir de cet entretien, il fit des lois qui en étaient l’image, parce que, lorsqu’il les rédigea, il était encore sous l’influence de son union avec Dieu. Peut-être même l’âme, dans cet état, jugera-t-elle les vertus civiles peu dignes d’elle , si elle veut demeurer là-haut; c’est ce qui arrive à celui qui a longtemps contemplé Dieu.

Dieu n’est en dehors d’aucun être ; il est au contraire présent dans tous les êtres, mais ceux-ci peuvent l’ignorer : c’est qu’ils sont fugitifs et errants hors de lui, ou plutôt hors d’eux-mêmes : ils ne peuvent point atteindre celui qu’ils fuient, ni, s’étant perdus eux-mêmes, trouver un autre être. (VI, 9).

Puisque celui qui s’élève à la contemplation du monde intelligible, et qui conçoit la beauté de l’Intelligence véritable, peut aussi, comme nous l’avons reconnu, saisir par intuition le principe supérieur, le père de l’Intelligence, essayons de comprendre et de nous expliquer à nous-mêmes, autant que nos forces nous le permettent, comment il est possible de contempler la beauté de l’Intelligence et du monde intelligible.

Figurons-nous deux marbres placés l’un à côté de l’autre, l’un brut et sans aucune trace d’art, l’autre façonné par le ciseau du sculpteur qui en a fait la statue d’une déesse, d’une Grâce ou d’une Muse, par exemple, ou bien celle d’un homme, non de tel ou tel individu, mais d’un homme dans lequel l’art aurait réuni tous les traits de beauté qu’offrent les divers individus.

Après avoir ainsi reçu de l’art la beauté de la forme (εἴδους ϰάλλος (eidous kallos)), le second marbre paraîtra beau, non en vertu de son essence qui est d’être pierre (sinon, l’autre bloc serait aussi beau que lui), mais en vertu de la forme qu’il a reçue de l’art. Or celle-ci ne se trouvait pas dans la matière de la statue.

C’était dans la pensée de l’artiste qu’elle existait avant de passer dans le marbre, et elle existait en lui, non parce qu’il avait des yeux et des mains, mais parce qu’il participait à l’art. C’est donc dans l’Art qu’existait cette beauté supérieure : elle ne saurait s’incorporer à la pierre ; demeurant en elle-même, elle a engendré une forme inférieure, qui, en passant dans la matière, n’a pu ni conserver sa pureté, ni répondre complètement à la volonté de l’artiste, et n’a plus d’autre perfection que celle que comporte la matière.

Si l’Art réussit à produire des œuvres qui soient conformes à son essence constitutive (sa nature étant de produire le beau), il a encore, par la possession de la beauté qui lui est essentielle, une beauté plus grande et plus véritable que celle qui passe dans les objets extérieurs. En effet, comme toute forme s’étend en passant dans la matière, elle est plus faible que celle qui demeure une.

Tout ce qui s’étend s’éloigne de soi-même, comme le font la force, la chaleur, et en général toute propriété ; il en est de même de la beauté. Tout principe créateur est toujours supérieur à la chose créée : ce n’est pas la privation de la musique, mais c’est la musique même qui crée le musicien ; c’est la musique intelligible qui crée la musique sensible.

Si l’on cherche à rabaisser les arts en disant que pour créer ils imitent la nature, nous répondrons d’abord que les natures des êtres sont elles-mêmes les images d’autres essences ; ensuite que les arts ne se bornent pas à imiter les objets qui s’offrent à nos regards, mais qu’ils remontent jusqu’aux raisons [idéales] dont dérive la nature des objets ; enfin, qu’ils créent beaucoup de choses par eux-mêmes, et qu’ils ajoutent ce qui manque à la perfection de l’objet, parce qu’ils possèdent en eux-mêmes la beauté.

Phidias semble avoir représenté Jupiter sans jeter nul regard sur les choses sensibles, en le concevant tel qu’il nous apparaîtrait s’il se révélait jamais à nos yeux.

Plotin

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