Mahieddine Khelladi est le directeur exécutif du Secours islamique France. ©SIF.
Créé il y a plus de trente ans (1991), le Secours islamique France (SIF) s’est aujourd’hui hissé dans le peloton de tête des grandes ONG humanitaires. Directeur exécutif du SIF, Mahieddine Khelladi a accordé un entretien à notre rédaction pour revenir sur le parcours et la philosophie humanitaire du Secours islamique France, ses nombreux acquis et ses défis. Une exclusivité Mizane.info.
Mizane.info : Quels sont les piliers de la philosophie humanitaire du Secours islamique France (SIF) ? Qu’est-ce qui distingue au juste votre approche de celle du Secours catholique ou du Secours populaire par exemple ?
Mahieddine Khelladi : Ce qui nous rassemble est l’action. Le SIF est une organisation à base confessionnelle musulmane tout comme la base convictionnelle du Secours catholique est catholique et celle du Secours populaire était historiquement communiste. Mais nous ne sommes pas une association religieuse. Le SIF a donc ses convictions mais son action est universelle, impartiale et indépendante. Notre vision place l’humain au centre de nos préoccupations. Les humains doivent être au service les uns des autres et c’est par le don et le partage qu’ils s’accomplissent. Notre vision est celle d’un monde bienveillant et plus juste dans lequel les droits fondamentaux des plus pauvres sont satisfaits. Notre mission est de réduire cette pauvreté dans le monde et en France, sans prosélytisme, ni discrimination.
Quel rôle cette base convictionnelle joue-t-elle dans les actions humanitaires du SIF ?
Ce rôle est presque naturel. Lorsque nous avons démarré, nous n’avons pas philosophé. Nous ne nous posions pas la question mais d’autres nous la posait. Le Prophète aidait tout le monde sans distinction, donc pour nous cela était naturel, instinctif. Par la suite, nous avons mené un travail en interne pour mettre en place une vision stratégique et avons créé un comité d’éthique présidé par Tareq Oubrou qui travaille sur cette notion d’identité musulmane et sur une doctrine sociale de l’islam.
Cette doctrine est d’autant plus importante que le SIF lance des appels aux dons et à verser la zakat ou la fidya (somme de compensation pour ceux qui ne peuvent pas jeûner). Cette dimension confessionnelle se retrouve donc dans les dons, ce qui n’existe pas dans les structures qui n’ont pas de base confessionnelle. D’autant que la zakat est un droit du pauvre et fait partie d’un dispositif social, ce n’est pas ou pas seulement un acte de charité individuel laissé au libre vouloir des individus.
On ne doit pas faire de différence en fonction de la religion ou de la nationalité des gens lorsque nous les aidons. C’est un principe important de l’action humanitaire.
J’ajouterais que l’humanitaire moderne a défini des principes communs à toutes les organisations humanitaires : l’impartialité de l’aide, aider les gens sans distinction, l’indépendance politique. Ces règles définissent le cadre universel de l’action humanitaire du SIF.
Ce comité d’éthique va-t-il élaborer une nouvelle doctrine étant donné le contexte laïque et pluriconfessionnel français ?
Justement, ce n’est pas un comité de fatwa qui va recenser les avis juridiques mais un comité d’éthique. La réflexion de notre comité d’éthique se développe dans un contexte laïque. Nous sommes confrontés à des enjeux et à des problématiques et pour les résoudre nous allons puiser dans la richesse de la tradition éthique musulmane ce qui peut nous permettre d’aider les gens sans distinction. On ne doit pas faire de différence en fonction de la religion ou de la nationalité des gens lorsque nous les aidons. C’est un principe important de l’action humanitaire. Lorsque le Prophète était à Médine, il y eut une famine à La Mecque. Le Prophète n’a pas hésité un instant à leur envoyer une caravane d’aide humanitaire malgré le fait que les Mecquois étaient ses pires ennemis. Quand une personne est dans le besoin, on l’aide.
Quelle est la place de la zakat dans le dispositif du SIF ?
La majorité des savants de l’islam considèrent que la zakat ne doit être donné qu’aux musulmans. Si nous appliquions cet avis, nous violerions le principe de l’impartialité de l’aide. Sur la base d’un avis documenté d’un savant de l’école hanafite, nous avons pu dépasser cet écueil. Cet avis nous permet donc de distribuer la zakat à des non musulmans dans le besoin à chaque fois que la situation se présente.
30 % de nos dons sont reçus pendant le Ramadan. L’enjeu pour nous est de savoir comment transformer la zakat et l’ensemble du dispositif caritatif de l’islam en programme humanitaire.
N’oublions pas que les écoles juridiques de l’islam se sont développées dans un contexte qui était celui de l’empire musulman. Nous avons changé de contexte, l’approche change donc également. Maintenant, la réalité fait que la distribution de la zakat concerne factuellement des pays musulmans puisqu’ils représentent très majoritairement la population majoritaire des zones de pauvreté et de guerre. La distribution de la viande du sacrifice peut aussi, soulignons-le, être faite à des non musulmans. Le critère de notre action est la vulnérabilité des individus, non leur religiosité ou leur nationalité.
Le mois de Ramadan qui s’est achevé est-il une période particulièrement propice à l’action humanitaire ?
Le ramadan est traditionnellement un mois de générosité, de partage et de spiritualité. Un mois qui associe la spiritualité de la verticalité avec la Transcendance et l’hospitalité et la générosité de l’horizontalité avec les Hommes. Les musulmans sont très généreux pendant cette période car ils connaissent le mérite des actes accomplis durant ce mois. De nombreux fidèles attendent le ramadan pour sortir la zakat al maal. Il y a aussi la zakat al fitr et la fidya. Mécaniquement, le ramadan va générer de la solidarité. La tradition musulmane nous rapporte que le Prophète était particulièrement généreux durant le ramadan. 30 % de nos dons sont reçus pendant le Ramadan. L’enjeu pour nous est de savoir comment transformer la zakat et l’ensemble du dispositif caritatif de l’islam en programme humanitaire. A titre d’exemple, des colis alimentaires ont été distribués à l’intérieur de chapiteaux comme à Saint-Denis durant des années.
800 à 900 repas par jour ont été aussi préparés et distribués dans les hôtels, vers les personnes à la rue, les étudiants, etc. Je reviens d’une tournée au Yémen où l’indice alimentaire est de 4/5, sachant que 5 indique une famine. Nous avons distribué à des familles des colis de près de 100 kg d’une valeur de plus de 500 € ce qui couvre les besoins de 7 personnes pendant un mois. Nous faisons ce type d’opération dans une vingtaine de pays dans le monde. En France, nous préparons des repas chauds que nous distribuons dans les centres d’hébergement que nous gérons.
Justement, le Secours islamique est une ONG humanitaire dont la plupart des actions sont déployées à l’international. Quelques actions comme l’ouverture d’épiceries sociales et de centres d’accueils ont été néanmoins développées dans l’Hexagone. Etant donné l’explosition de la paupérisation en France qui atteint environ 10 millions de personnes, le Secours islamique France ne devra-t-il pas modifier son paradigme vers un humanitaire de proximité ?
Le SIF, dès sa création, avait déjà intégré l’action sociale dans son dispositif. Nous avions à l’époque un projet qui s’appelait le couscous de l’amitié réalisé dans une dizaine de villes en France. L’équivalent de la soupe populaire. J’y avais participé moi-même à la Gare d’Austerlitz. Nous travaillions avec les banques alimentaires. Il s’agissait à l’époque d’actions de base mais encore périphériques car le SIF était né dans une démarche de type internationale. Puis, au fur et à mesure, les gens en difficulté nous ont approché et nous ne pouvions pas leur dire non. Nous avons donc commencé à travailler avec les mairies et les collectivités. Sauf que dans les années 90, cela était très compliqué. A l’époque nous étions à Montreuil et le député maire Jean-Pierre Brard nous avait mis des bâtons dans les roues, nous empêchant de distribuer des dons sur la Place de Montreuil.
Le Secours islamique a dû se battre à cette époque pour se faire un nom et une place. Dans un contexte marqué par les attentats, ce n’était pas facile et le SIF a ouvert la voie pour l’humanitaire musulman. C’est alors que nous avons décidé de nous redéployer dans le social de manière plus professionnelle. Nous avons fermé certaines antennes régionales et en avons maintenu d’autres. Nous avons fait le choix d’intégrer le tissu social et les collectivités locales. En 2008, nous avons décidé d’ouvrir une collaboration avec des travailleurs sociaux en relation avec la ville de Saint-Denis et Saint-Ouen et de commencer à travailler. Nous avons ouvert également des épiceries sociales en lien avec les collectivités et avons intégré le SIF dans le tissu associatif local pour améliorer la coordination des actions menées et leur légitimité.
En pourcentage, quelle est la part du budget du SIF alloué à ces actions humanitaires en France ?
Environ 10 % de notre budget. Nous avons décidé de nous agrandir en ouvrant une délégation à Lyon qui lancera ses propres projets locaux. En 2023, un bureau y sera, nous l’espérons, ouvert. L’île de la réunion et Mayotte nous intéresse également. Nous avons une épicerie sociale à Saint-Denis et un centre d’hébergement à Massy. Notre centre permet à des primo-arrivants de pouvoir prendre une douche, manger et se connecter à internet pour chercher du travail. Ce centre est co-financé par la préfecture du 91 et le SIF. Nous avons ajouté un autre dispositif qui est la domiciliation qui leur permet d’exister administrativement, faire leurs papiers, etc. Nous avons aussi un contrat de 400 domiciliés avec la préfecture et une structure d’accueil et de mise à l’abri des femmes. 24 femmes y sont accueillies ce qui correspond à notre capacité d’hébergement.
Le conseil d‘administration du SIF a aussi décidé il y a quelques années de consacrer 50 % de la zakat à la France. Ce qui représente un montant variable entre 5 et 6 millions d’euros. Ce budget nous permet de financer notamment notre épicerie sociale et les colis alimentaires distribués pendant le Ramadan.
Le 115 nous envoient ces femmes qui sont hébergées d’urgence avec ou sans enfants. Nous avons par ailleurs un centre d’hébergement d’urgence pour les demandeurs d’asile qui peut accueillir 72 personnes, un barème descendu à 50 personnes à cause du Covid. Il est également réservé aux femmes. 70 % des femmes que nous accueillons en ce moment sont originaire de la République démocratique du Congo.
Il ne faut pas oublier pas que deux causes produisent l’exclusion sociale : la perte d’emploi et la perte de logement. Nous leur proposons donc un accompagnement vers l’accès aux droits à quoi s’ajoute l’apprentissage du français et l’animation d’ateliers d’insertion. L’accueil du SIF est plus adapté car, il fut un temps, nous accueillions 700 personnes qui étaient hébergées dans 6 hôtels dans différents départements. Le financement de l’Etat ayant fait défaut, nous avions dû fermé ces hôtels. Le conseil d‘administration du SIF a aussi décidé il y a quelques années de consacrer 50 % de la zakat à la France. Ce qui représente un montant variable entre 5 et 6 millions d’euros. Ce budget nous permet de financer notamment notre épicerie sociale et les colis alimentaires distribués pendant le Ramadan. Nous voudrions faire plus mais nous ne pouvons le faire sans la reconnaissance et le soutien de l’Etat et des collectivités locales car il s’agit de projets importants qui nécessitent des financements importants. Le Secours catholique peut par exemple consacrer 80 % de son budget à la France car il est bien implanté dans les territoires. Le SIF, qui est beaucoup plus jeune que le Secours catholique, sera amené lui aussi à grandir en province.
Vous évoquiez les rapports entre le SIF et les pouvoirs publics, et leur impact sur le financement des actions humanitaires. Trente ans après sa création (en 1991, ndlr), le Secours islamique France est-il reconnu par l’Etat et les pouvoirs publics comme un acteur humanitaire de premier plan ?
Avec l’Agence française de développement, notre relation est fondée sur la confiance et l’AFD nous propose aujourd’hui des projets car ils nous connaissent bien. Dans le 91 (Essonne) et le 93 (Seine-Saint-Denis), l’Etat et les pouvoirs publics nous connaissent également très bien et leurs institutions nous soutiennent dans nos actions. Notre dialogue et nos relations sont avenantes avec elles. Avec les collectivités locales et les mairies, c’est un autre sujet car les maires font de la politique et sont moins neutres que l’Etat. Entre le Secours populaire plus implanté dans les mairies de gauche et le Secours catholique dans les mairies de droite, le Secours islamique doit trouver sa place.
Nous nous sommes engagés à réduire l’empreinte carbone du SIF de 50 % d’ici 2030.
Les réticences ne se manifestent que lorsque les collectivités ne nous connaissent pas et s’appuient sur certains fantasmes autour de l’islam. Il nous appartient de casser cette peur. A Bordeaux où nous souhaitons ouvrir des bureaux, nous avons été reçu par la mairie, et cela s’est bien passé. Lorsque les pouvoirs locaux se renseignent, ils comprennent que le SIF est une institution sérieuse et respectable. L’enjeu au niveau national tout comme au niveau international n’est pas seulement le financement mais la reconnaissance. Tout repose sur la confiance. Le SIF a fait ses preuves en la matière. Nous avons par exemple été audités par un grand groupe d’audit à l’international.
N’avez-vous pas le sentiment que d’une certaine manière les ONG humanitaires font le travail de l’Etat ? N’est pas une manière d’encourager le désengagement social de l’Etat sur le terrain ?
Les associations humanitaires ne pourraient jamais faire leur travail de proximité sur le terrain sans le financement de l’Etat. L’Etat nous finance. Au niveau national ou international, il s’agit de financements publics. Un centre d’hébergement d’urgence, aucune association ne peut l’ouvrir sur ses propres fonds durant des années. Ce n’est pas possible. Les frais sont très élevés. Ceci dit, nous menons une action de service public. L’Etat nous délègue cette responsabilité. Les gens de la deuxième ligne durant le Covid, c’était nous les associations humanitaires. J’ajouterais même que nous menons ce travail mieux que l’Etat car si l’Etat devait gérer un centre d’hébergement d’urgence cela lui coûterait deux ou trois fois plus cher car il ne pourrait pas travailler avec l’agilité des structures de terrain.
La fonction publique est plus lourde par son poids et moins adaptée pour l’action de proximité. L’Etat a besoin de notre souplesse. Il y a aussi beaucoup de bénévoles qui nous accompagne, que nous accueillons et encadrons. Si l’Etat s’en chargeait, cela s’accompagnerait d’un coût élevé. Donc, l’Etat a besoin de nous comme nous avons besoin de l’Etat. Nous sommes dans un pays de libertés et la liberté associative est importante. Nous participons à la Fédération des acteurs de la solidarité qui regroupe les structures humanitaires et cette Fédération n’hésite pas à prendre position quand il le faut.
Quels sont les défis fondamentaux qui subsistent encore pour le Secours islamique France ?
Il y a deux types de défis. Le défi intrinsèque qui est notre stratégie de déploiement avec les moyens que nous devons mettre en œuvre, notamment la modernisation de la gestion du SIF. Lorsque j’ai intégré la direction exécutive du SIF en 2007, notre budget tournait autour de 12 millions d’euros. Aujourd’hui, nous atteignons un budget situé entre 47 et 50 millions d’euros ! La gestion n’est pas la même. Même chose lorsque vous passez d’un seul bureau à cinq ou six bureaux en France. Comment conserver la même stratégie en intégrant également les territoires d’Outre-Mer (ile de la réunion, Mayotte) ? La question de l’équilibre budgétaire entre les fonds privés et les fonds institutionnels se pose également. Actuellement, notre budget est constitué à 70 % de fonds privés et 30 % de fonds publics. Notre objectif est de passer dans les prochaines années à 50/50.
Autre volet de notre modernisation, la mutation du SIF qui devient écologiquement responsable. Nous nous sommes engagés à réduire l’empreinte carbone du SIF de 50 % d’ici 2030. Nous avons également toute une réflexion sur les métiers qui dans 10 ou 20 ans n’existeront plus, ce qui implique une adaptation. Le développement humain, le vivre-ensemble et le respect de l’environnement sont les trois piliers du projet associatif du SIF. Le vivre-ensemble est dans ce cadre important, pour ne pas vivre en autarcie et ne pas encourager la culture du ghetto. Certains vantent le modèle anglo-saxon, mais ce n’est pas un bon modèle pour la France car il favorise la ghettoïsation. Et c’est là qu’intervient l’altérité qui est une notion majeure. La relation avec l’autre est fondamentale et tant que la théologie musulmane n’évoluera pas sur ce point, cela sera compliqué. Le SIF a par ailleurs une bonne image mais il a encore un problème de notoriété. L’accès aux médias de masse reste problématique. Mais le SIF n’a pas vocation à polémiquer ou à se victimiser. Nos actions sont la meilleure manière de parler de nous-mêmes.
Propos recueillis par la rédaction de Mizane.info