Assez peu connue du grand public, la pensée du poète indien Muhammad Iqbal est indispensable à découvrir à l’heure de la réémergence de conceptions antagonistes de la religion, et d’un retour de l’opposition entre mystique et rationalité. Dans son livre « Islam et société ouverte« , le philosophe Souleymane Bachir Diagne a exposé dans une grande clarté les lignes et les enjeux de la pensée de Muhammad Iqbal. Mizane.info publie quelques extraits du second chapitre.
L’un des mystiques musulmans les plus connus, Husain Mansûr Halladj, est mort décapité à Bagdad en 922 pour avoir déclaré, en une locution théopathique célèbre : “ana’l Haqq », c’est-à-dire, traduit Louis Massignon, “je suis la Vérité créatrice = mon je, c’est Dieu’” ».
Mais quel “je” parle donc en l’homme qui dit : “je suis la Vérité »? Ce devrait être la vérité elle-même, tellement il est impossible de penser que celle-ci puisse être, dans son infinité, le prédicat d’un ego fini. Elle seule pouvant, en vérité, témoigner d’elle-même, seul un “je” préalablement anéanti par elle et en elle pourrait, non pas proférer de soi-même : “je suis la Vérité”, mais être l’instrument de ce témoignage. Ainsi seulement l’acte même de se poser soi-même comme témoin n’altérera aucunement l’unicité, l’“esseulement” de ce dont il est témoigné.
Lorsque l’on réalise pleinement cette unicité qui ne laisse rien en dehors d’elle, dire » je suis la Vérité « , comme la goutte d’eau qui déclarerait “je suis l’Océan”, ne sera pas faire scandale mais simplement reconnaître l’impossibilité d’être pleinement soi-même, de pouvoir prétendre se tenir dans la séparation du fini pour parler à l’infini au mode accusatif et lui dire : “tu es la vérité”. Cette parole apparaîtra donc comme le signe d’une absorption du “je » dans la totalité, et son sens ultime sera la même chose qu’une répétition indéfinie de la troisième personne : “Lui »…
Muhammad Iqbal invite à convertir le regard, à se détourner de cette voie de l’absorption et de la métaphysique qu’elle exprime pour celle de “l’étreinte pleine d’amour du fini ».
“Dans le soufisme le plus élevé de l’islam, écrit-il, l’expérience unitive ne consiste pas pour l’ego fini dans l’effacement de son identité propre par une sorte d’absorption dans l’Ego infini; c’est plutôt l’Infini qui passe dans l’étreinte pleine d’amour du fini. »
Il invite donc ainsi à tourner le dos à un soufisme de l’extinction pour une philosophie de l’action fondée, au contraire, sur l’affirmation de soi plus conforme, selon lui, à ce qui constitue la conception coranique véritable à la fois de la valeur et de la destination de l’ego humain
L’affirmation de soi
Dans sa présentation du Développement de la métaphysique en Perse, Mohamed Iqbal se penche sur la métaphysique du soufisme et sur la notion, qui en constitue une caractéristique essentielle, de “l’absorption impersonnelle” dont il dit qu’elle apparaît, d’abord, chez Bayâzîd Bistâmî ; et, comme conséquence d’une telle notion, explique-t-il, on trouvera fatalement le logion fameux et “éperdument panthéiste » d’un Husain Mansûr qui, selon le véritable esprit du védantiste indien, s’écria : “je suis Dieu” (Aham Brahma asmi)”[1].
Il s’agit là de l’expression ramassée d’une métaphysique panthéiste qui, tournant le dos à une théorie émanatiste et néoplatonicienne de la création[2], concevra plutôt celle-ci comme étant, d’une manière passive pour ainsi dire, l’image réfléchie de la Beauté éternelle.
Image réfléchie dans la nature et également en l’homme qui aurait donc tort de se croire une entité à part : tout sentiment de séparation selon une telle doctrine ne saurait être que la simple traduction de l’ignorance de cette vérité essentielle que l’altérité n’est qu’une pure apparence, un rêve, une ombre qui ne saurait, face à l’unique Réalité, jamais accéder à la consistance d’un “je”, marquer l’émergence, au sein de l’Être, de la personnalité.
Une conséquence qui découle, de manière nécessaire, de telles prémisses est que l’immortalité est toujours impersonnelle.
Dans le langage d’un aristotélicien comme Ibn Rushd (Averroès), par exemple, elle ne saurait appartenir proprement qu’au seul Intellect actif universel ; lequel n’est, en effet, personne. Et une telle immortalité n’aurait pas d’autre signification alors que d’être la résorption finale de la fausse multiplicité des ombres dans la lumière de l’impersonnelle totalité.
“L’intelligence, suivant Ibn Rushd, écrit Iqbal, n’est pas une forme du corps ; elle appartient à un ordre différent de l’être, et transcende l’individualité. Elle est donc une, universelle et éternelle. Ceci signifie manifestement que, puisque l’intellect moniste transcende l’individualité, son apparence comme autant d’unités dans la multiplicité des personnes humaines est une pure illusion. L’unité éternelle de l’intellect peut signifier, ainsi que le pense Renan, la pérennité de l’humanité et de la civilisation ; elle ne signifie sûrement pas l’immortalité personnelle.”
Monisme de l’Être qu’aucune “création” ne saurait sortir de Lui-même ou pluralisme ontologique : telle est l’alternative métaphysique. Ainsi, dit Iqbal, pensée moniste et pensée pluraliste se sont-elles dialectiquement répondues à travers l’histoire, sous des formes différentes chaque fois, selon les contextes.
Et l’on peut trouver, ajoute-t-il, dans la manière dont le pluralisme des êtres, que Leibniz a appelés des monades, a fait pièce au panthéisme de Spinoza découlant de sa définition de la substance comme étant, de toute nécessité, unique, l’analogue de la démarche de Wâhid Mahmûd qui, au XIIIe siècle, s’était opposé aux doctrines monistes et avait enseigné “que la réalité n’est pas une, mais multiple, unités vivantes primordiales qui se combinent de façons diverses, et s’élèvent graduellement jusqu’à la perfection en passant par une échelle de formes ascendante.”
L’univers, dit également Wâhid Mahmûd, explicitant encore son atomisme métaphysique, est composé d’afrâd, “unités essentielles ou atomes simples qui ont existé de toute éternité et sont doués de vie. La loi de l’univers est une perfection ascendante de matière élémentaire, passant continûment de formes inférieures à des formes supérieures déterminées par la sorte de nourriture que les unités fondamentales assimilent.”
La philosophie iqbalienne de l’affirmation de la consistance du moi individuel saura retrouver le principe de cette réaction pluraliste au monisme, de même qu’elle gardera l’idée, telle qu’elle se rencontre dans la philosophie de l’illumination de Suhrawardî, d’un mouvement continu qui est le progrès spirituel des âmes individuelles auquel la mort même ne met pas fin : “les âmes individuelles, après la mort, ne sont pas unifiées en une seule âme mais continuent, différentes les unes des autres, proportionnellement à l’illumination qu’elles reçurent alors qu’elles étaient accompagnées d’organismes physiques[3]”.
La quantité d’illumination reçue qualifie différemment les individus. Deux âmes ne sauraient être semblables, ce qui pourrait alors justifier leur résorption ultime au sein d’une même totalité indifférenciée qui leur serait identique. Au contraire, pour Suhrawardî, dont Iqbal déclare qu’ »il aura anticipé le principe leibnizien des indiscernables[4]”, le voyage continu des âmes dessine des trajectoires spirituelles différenciées, individualisées.
Ce progrès est toujours le fait d’une unité âme-corps soudée par l’amour et habitée du désir de l’illumination et c’est cette unité qui est le lieu de l’idéal humain d’une ascension dans l’échelle de l’être, laquelle constitue également un processus continu d’émergence de la liberté, c’est-à-dire de la conscience de soi comme étant une individualité distincte : conscience de soi comme personnalité.
Au total, si l’on peut voir dans la philosophie illuminative de Suhrawardî des aspects panthéistes, il reste, pour Iqbal, qu’elle pose deux affirmations qui seront au principe de sa propre pensée : le monde est quelque chose de réel et l’âme humaine est une individualité distincte[5].
Par ces affirmations, la philosophie de l’illumination rompt avec la métaphysique d’un certain soufisme de l’extinction de l’individualité dans le Tout. C’est la même rupture qu’effectuera la philosophie du soi et de l’action de Muhammad Iqbal où il s’agit, ainsi qu’il l’écrit à la fin de sa Présentation de La Métaphysique en Perse, de se détourner de “la spéculation pure et du mysticisme rêveur “pour éveiller l’esprit à la conscience de la dure réalité des choses[6]”.
Souleymane Bachir Diagne
Notes :
[1] Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Op. ct., p. 84. D’Abû Yazîd al Bistâmî (m.874) G. C. Anawati et Louis Gardet écrivent (in Mystique musulmane. Aspects et tendances expériences et techniques, Vrin, Paris, quatrième éd. 1986.) que son but fut “l’esseulement devant la pure Essence divine -sans toutefois professer le “monisme de l’être”, malgré l’interprétation qu’en donnera Ibn Arabî »; et ils poursuivent en citant ce propos du soufi : “je me suis desquamé de mon moi, comme un serpent dépouille sa peau ; puis j’ai considéré mon essence : et j’étais, moi, Lui.” (p. 32). “ Que l’on peut présenter de manière très générale en disant qu’elle considère que les êtres procèdent de l’Un par un processus d’émanation de son Essence ; une notion à laquelle se trouvera alors liée, de manière nécessaire, celle d’une échelle des êtres, d’une gradation ontologique où la qualité d’être dépendra du rang, c’est-à-dire de la proximité à la Source.
[2] Que l’on peut présenter de manière très générale en disant qu’elle considère que les êtres procèdent de l’Un par un processus d’émanation de son Essence ; une notion à laquelle se trouvera alors liée, de manière nécessaire, celle d’une échelle des êtres, d’une gradation ontologique où la qualité d’être dépendra du rang, c’est-à-dire de la proximité à la Source.
[3] Id., p. 103. En présentant le Sheikh Shahâb Al-Dîn Suhrawardî (1155-1191), Iqbal rappelle que le parti des théologiens dogmatiques l’a fait condamner à mort à trente-six ans – il est surnommé, pour cette raison al Maqtul, le “tué » – et en tire la double leçon suivante : d’une part que le dogmatisme, conscient de sa faiblesse intrinsèque, a toujours su enrôler derrière soi la force brutale ; d’autre part que les meurtriers passent mais que demeure la philosophie qui, après qu’elle a payé le prix du sang, est vivante et attire plus d’un chercheur ardent, (id., pp. 89-90). ”
[4] Si deux objets dans le monde devaient être identiques, il contreviendrait au principe de raison que leur situation soit différente et permette ainsi de les distinguer. Par conséquent, il ne saurait exister deux objets parfaitement semblables.
[5] Des âmes, qui sont selon lui comme des « lumières immatérielles », Suhrawardî déclare qu’“elles se distinguent les unes des autres […] à cause de la conscience qu’elles ont chacune de soi-même et à cause de la conscience qu’elles ont de leurs Lumières et de leurs illuminations – ainsi que de leur individuation résultant de la manière dont chacune a disposé de sa citadelle… » (Le Livre de ta sagesse orientale, trad. Henry Corbin, Verdier, 1986, p. 213. La “citadelle” ici est une métaphore pour dire le corps).
[6] Op. cit., p. 135. Iqbal estime que cette nouvelle attitude philosophique, au compte de laquelle il met « le progrès des réformes politiques de la Perse moderne”, a été favorisée par le mouvement religieux connu sous le nom de babisme.