Toute l’approche de la gestion terrestre de la spiritualité musulmane repose sur son lien entre relation à Dieu et vie mondaine. « En liant le croyant directement à son Créateur, en se passant de clergé au sens chrétien, en recommandant aux savants religieux de se tenir à distance du pouvoir politique, l’islam fonde la sécularité médiane », écrit Mustapha Chérif dans un texte publié sur Mizane.info, extrait de son livre « Le principe du juste milieu » (Albouraq).
Lier est une valeur centrale de la voie médiane. Aujourd’hui, l’enjeu est de lier modernité et authenticité, car la modernité occidentale à tout séparer et opposer. Il est essentiel pour le destin de l’Homme qu’il relie les dimensions de l’existence, c’est-à-dire qu’il prenne soin de sa personne et de la société, de son âme et de son corps, de sa mémoire et de son avenir, de sa raison et de son cœur.
Une philosophie sans frontières
Cette vision de la médianité signifie que le bonheur n’est pas un état passif, mais une activité en vue de réaliser l’harmonie et l’équilibre. Il n’y a pas de vivre équilibré sans lien entre le monde et l’au-delà du monde, entre la lettre et la signification, ou le corps et l’esprit, ni de foi sans la pratique de la justice, de vivre ensemble juste et civilisé, et sans reconnaître que chacun a le droit de décider de ses appartenances.
L’islam, de la médianité, met autant l’accent sur ce qui unit les musulmans entre eux, qu’avec ceux qui ne font pas partie de cette communauté. Comme souligné, il y a plusieurs types de lien fraternel : entre les musulmans d’un même pays, entre les citoyens d’une même nation, entre musulmans du monde entier, entre croyants monothéistes et enfin entre humains. Pour la ligne médiane, il n’y a pas de frontières, de fatalité, ni d’opposition entre les civilisations et les valeurs.
Les contradictions de notre époque ont abouti à la remise en cause des valeurs abrahamiques, à la marginalisation de la spiritualité : « Dis : Quant à moi, mon Seigneur m’a guidé vers la voie de la droiture, celle de la vraie religion d’Abraham, ce pur monothéiste qui ne s’est jamais compromis avec les idolâtres. » (6.161).
Le dialogue dans la vérité de soi
L’islam, médian, fonde la sécularité, sans déséquilibrer et déshumaniser. Il refuse toute forme de séparation outrancière, d’idolâtrie et d’amalgame. Il distingue, sans opposer, les différentes faces de l’existence. Il appelle à participer de manière commune et publique à la recherche du juste. La ligne médiane renforce l’autonomie de l’individu et sa liberté sans perdre le lien social et l’être commun.
Le Coran insiste : « Ne commettez pas d’excès, car Dieu n’aime pas ceux qui commettent des excès » (7.31). Al-wassatiya, permet de forger une société du lien, comme lieu de rencontre de la pluralité des perspectives politiques, culturelles et religieuses. La notion de communauté médiane apporte une réponse : dialoguer de la meilleure manière, rester lier, sans être otage de l’autre. Un hadith du Prophète précise : « Dieu ne m’a pas envoyé pour blâmer les gens mais pour faciliter le vivre ensemble » (Muslim). La ligne médiane est méconnue, autant par certains des siens qui lui portent préjudice, que par des non-musulmans.
Le quiproquo est nourri par des « musulmans ». Par leurs comportements contradictoires, ils choquent des non-musulmans. Les islamophobes et autres xénophobes profitent des contradictions et des archaïsmes de franges minoritaires pour tromper l’opinion publique internationale. Le Prophète, dans un hadith explicite, a répété trois fois : « Les gens excessifs sont perdus ! » (Muslim) La ligne médiane ne signifie pas choisir la voie la plus stricte, mais la plus aisée, qui vise l’excellence, pour être au service de l’humain.
Les devoirs d’une élite musulmane médiane
Le Coran proclame avec force et clarté : « Dieu veut pour vous la facilité et Il ne veut pas pour vous la difficulté » (2.185).
Dans ce sens, la mère des croyants, Aicha, épouse du Prophète, témoigne : « Jamais on ne donna à choisir à l’Envoyé de Dieu entre deux données, sans qu’il opte toujours pour la plus facile, pourvu que ce ne fût pas un péché. Si c’était un péché, il était le plus ardent des hommes à s’en éloigner » (Bukhari et Muslim).
Aujourd’hui, une élite musulmane peut émerger, attachée à la ligne médiane, au bien commun, apte à l’autocritique et au dialogue, formée en sciences, en théologie et spiritualité, liée par des valeurs communes.
Elle comprendra qu’il faut interpréter la loi et les valeurs à la fois de manière pondérée et fidèle à l’esprit du texte : « Craignez Dieu et Il vous instruira » (2.282)
Elle apprendra à réinventer et à transmettre ses repères, ses normes et ses valeurs, à vivre en bonne intelligence la diversité du monde.
L’islam, un dépassement du clergé
La transmission du vrai visage de l’islam, celui de la médianité, al-wassatiya, prendra du temps, mais le mouvement se renforcera en corrigeant nos discours et nos actes. Depuis les origines, tout en étant unitaire dans ses fondements religieux et spirituels, l’islam est celui de la médianité, porteur du respect de la pluralité et du lien humain. En liant le croyant directement à son Créateur, en se passant de clergé au sens chrétien, en recommandant aux savants religieux de se tenir à distance du pouvoir politique, l’islam fonde la sécularité médiane.
Le Prophète a laissé sa communauté libre en ce qui concerne la gestion de la cité, tout en mettant l’accent sur la cohérence et la totalité de l’existence. La foi est une affaire personnelle, intime, privée : « Pas de contraintes en religion. La voie du salut est assez distincte de celle de l’erreur. » (2.256). D’un autre côté, la religion est une question d’intérêt général, du domaine du service public et de l’État de droit. Il s’agit d’apprendre à vivre en articulant ces deux dimensions.
La thèse de Mohammed Abdou
Les réformistes, comme Mohammed Abdou (1849-1905), pour contribuer à sortir de l’immobilisme, se sont affrontés aux dualités imposées par le monde moderne au début du XXème siècle et, partant, à tenter de revivifier la ligne médiane.
Il écrit : « L’Islam ne s’est pas révélé comme une spiritualité absolue ni comme une doctrine purement matérialiste, mais comme une religion à visage humain, une religion du juste milieu. En mettant en harmonie les dispositions humaines, plus que n’importe quelle autre religion, il s’est baptisé Religion de la prime-nature (Fitra). » 1
Que ce soient pour les réformistes ou les mystiques, la majorité des savants musulmans considèrent que l’une des principales spécificités de l’islam repose sur le concept de médianité. Le sens de la médianité est exigé par le Prophète : « Ne soyez pas durs sinon Dieu se montrera sévère envers vous. » (Abou Daoud)
Vivre son temps avec patience est essentiel.
Mustapha Chérif
Notes :
- Mohamed Abdou, œuvres complètes (arabe), Tome 2, Ed. Dar Chourouk, le Caire, 1993.