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samedi 23 novembre 2024

Pour une nouvelle philosophie religieuse de l’Islam 2/2

Seconde partie du texte de Hakim Fédaoui sur la nécessité de jeter les bases d’une nouvelles philosophie de l’islam. Aujourd’hui, physique quantique, changement de paradigme et dépassement des écoles théologiques. Hakim Fédaoui est l’auteur de l’essai « Islam, prélude à un commencement perdu ».

Dans notre première partie de cette étude, nous avons pu voir quelques aspects de la conception coranique de la réalité. La physique moderne se voit partager cette même conception. D’ailleurs, dans les années trente déjà, Iqbal proposait cette nouvelle tâche aux futurs théologiens de l’Islam : « J’ai déjà dit que, selon moi, l’esprit du Coran dans son ensemble est anticlassique. Je considère la pensée ach’arite sur ce point comme un effort véritable pour développer, sur la base d’une Volonté ou Energie ultime, une théorie de la création qui, en dépit de toutes ses insuffisances, est bien plus fidèle à l’esprit du Coran que l’idée aristotélicienne d’un univers fixe. Le devoir des futurs théologiens de l’Islam est de reconstruire cette théorie purement spéculative, et de la mettre en contact plus étroit avec la science moderne qui semble s’orienter dans la même direction ».

L’unité fondamentale du cosmos

Quarante plus tard, le professeur de physique quantique Fritjof Capra écrit le « Tao de la physique » qui démontre de manière éclatante la correspondance entre la physique subatomique et la mystique orientale.

La révolution quantique nous oblige donc à reconsidérer nos paradigmes qui structurent nos habitudes de penser. Pour cela, il dégage cinq paradigmes nouveaux qui ressemblent exactement aux cinq principes intellectuels/spirituels proposés par le Coran et que l’on a déclinés dans la première partie de cette étude. Ainsi, pour Capra nous devons ouvrir un monde intellectuel/spirituel nouveau qui repose sur cinq principes nouveaux et qu’il développe dans sa postface à la troisième édition du « Tao de la physique » :

1 – « Au fil des années, les physiciens commencèrent à comprendre que, au niveau atomique, la nature n’apparaît pas comme un univers mécanisé composé de blocs structurels fondamentaux, mais beaucoup plus comme un réseau de relations en perpétuelle transformation. Mieux encore : lorsque l’on descend (ou monte) vers l’infiniment petit, il n’existe plus aucune « partie » dans cette prodigieuse broderie cosmique : ce que nous appelons partie est tout simplement une structure pourvue d’un semblant de stabilité, et de ce fait susceptible de retenir notre attention.

Heisenberg fut si émerveillé par ces nouveaux rapports entre la partie et le tout qu’il en fit le titre de son autobiographie : Der Teil und das Ganze. La certitude d’une unité fondamentale de toutes choses, d’une interdépendance au niveau des actions et des événements, est la base même du mode de pensée oriental, pour qui tous les phénomènes, quels qu’ils soient, sont des manifestations du UN seul et indivisible » (p.334).

A lire également : Pour une nouvelle philosophie religieuse de l’Islam 1/2

La primauté du processus sur la structure

2 – « Dans l’ancien paradigme, on croyait à l’existence de structures fondamentales ; diverses forces mécaniques intervenaient alors pour mettre ces structures en mouvement, et ces interactions donnaient naissance à un processus de transformation. Dans le nouveau paradigme, nous partons du processus lui-même : pour nous, c’est le processus qui est primaire, et toute structure que nous sommes amenés à étudier n’est qu’une manifestation secondaire du processus sous-jacent (…)

En effet, les particules subatomiques ne sont pas de la « matière » ; ce sont des schémas énergétiques. Or qui dit énergie dit activité, mouvement – donc processus. Par conséquent, la nature des particules subatomiques est intrinsèquement dynamique. Le chercheur n’y découvre que des schémas dynamiques en perpétuel mouvement, en continuelle transformation, une « danse de l’énergie », sans commencement ni fin.

L’une des idées de base du mysticisme oriental est, précisément, cette notion de processus évolutif » (p.334-335).

3 – « En fait, les mystiques vont encore bien plus loin qu’Heisenberg. En physique quantique, on ne peut plus séparer, comme cela se faisait autrefois, l’observateur de la chose observée ; toutefois il reste possible de les distinguer l’un de l’autre. Alors qu’un mystique en méditation profonde parvient à un degré de lâcher prise où cette distinction est totalement abolie, n’a plus même de sens : le sujet et l’objet ont fusionné » (p.336).

L’instabilité des principes scientifiques

4 – « Les hommes de science parlent sans cesse de lois fondamentales : entendez par là les théorèmes, les dogmes posés comme base, et sur lesquels vient s’édifier la pyramide du savoir. Les connaissances humaines ne peuvent progresser que si elles reposent sur des fondations stables et solides. La matière est composée d’amalgames de blocs structurels fondamentaux. On travaille en laboratoire avec des équations fondamentales, des constantes fondamentales, des principes de base (…)

Le problème, c’est que les fondations des connaissances scientifiques n’ont jamais été stables. Non seulement elles se sont modifiées maintes et maintes fois, mais à plusieurs reprises elles ont littéralement volé en éclats. Éventuellement, nos descriptions – et par conséquent nos concepts, nos modèles, nos théories – se traduiront par un réseau interconnecté rendant compte du phénomène observé. Dans un tel réseau, il n’y aura plus rien de primaire ni de secondaire. Et il se passera de toute fondation » (p.337).

5 – « Le paradigme cartésien est fondé (nous n’y échappons pas) sur la certitude d’avoir raison : quand on étudie quelque chose scientifiquement, il est, paraît-il, impossible de se tromper. Notre nouveau paradigme retourne le problème à l’envers : nous postulons que toutes les théories, tous les concepts issus de la recherche scientifique sont limités et approximatifs. La science ne peut pas, ne pourra sans doute jamais nous donner la connaissance complète et définitive de toutes choses.

Sur ce cinquième point – une fois n’est pas coutume la démarche scientifique moderne ne rejoint pas la tradition ésotérique contemplative. En règle générale, les mystiques ne se sentent pas du tout concernés par la connaissance approximative. Pour quoi faire ? disent-ils. Ce qu’ils recherchent, en fait la seule chose qui les intéresse, c’est la connaissance absolue qui va leur permettre de comprendre en bloc, comme un fulgurant panorama, la vie dans sa totalité » (p.337-338).

Le nécessaire dépassement des écoles théologiques de l’islam

Hakim Fédaoui.

Avec cette nouvelle vision d’un monde qui ne cesse de croître de manière originale, que le Coran avait déjà signifié en rappelant que le Ciel est susceptible de croître (Coran. 51, 47), les écoles théologiques de l’islam – ach’arite, mutazilite, chiite, matouridite, salafi et moderniste – sont toutes renvoyées dos à dos. Elles deviennent ces fantômes qui n’effraient que les plus crédules d’entre nous et surtout, ceux qui ne lisent pas le Coran depuis son intérieur. Que l’on comprenne bien ce que nous voulons dire lorsque nous dénonçons l’usage (parfois) déraisonné du Coran par nos théologiens classiques. L’exemple suivant éclairera notre pensée.

Les ach’arites affirmaient que l’homme n’était pas libre en n’étant pas le créateur de ses propres actes. Dans la théorie de la liberté de cette école c’est Dieu qui crée les actes et l’homme ne fait que les acquérir (kasb). Les mu’tazilites, quant à eux, affirmaient que la justice divine (adl) aboutissait à la pleine liberté de l’homme et qu’il devait être responsable (mukallaf) sinon la notion de « jugement dernier » n’aurait plus aucun sens, et que l’usage de la raison qui guide l’action humaine serait superflue.

Or le plus fascinant dans cette querelle théologique (qui dure encore aujourd’hui) c’est que les deux opposants ont utilisé le même verset pour soutenir leur théorie radicalement opposée. Ils brandirent comme un slogan le passage d’Abraham qui interpelle sa communauté : « Adorez-vous, dit-il, ce que vous sculptez quand Dieu vous a créés, vous et vos actions » (C.37, 95-96). Les ach’arites voyaient dans ce verset la confirmation de leur théorie de l’acquisition des actes par l’homme et les mu’tazilites leur répondirent qu’il était étrange que le Coran condamnât ce que faisait la communauté d’Abraham tout en lui rappelant que c’est Dieu qui était à l’origine de leurs actions, en l’occurrence la sculpture d’idoles.

L’enjeu d’une rénovation intellectuelle pour l’islam contemporain

On le voit, la lecture sectorielle et morcelée du Coran appartient au vieux paradigme qui voyait les choses séparées les unes des autres et donc, les opposait. Cela nous a amené à une impasse philosophique et théologique ces 5 derniers siècles. Le Coran nous a donné une théologie de la vie et une philosophie du voir (ilm al basira), autrement dit un accès au réel par l’expérience. La fameuse « fermeture des portes de l’ijtihad » n’est en réalité que l’expression de notre paresse intellectuelle profonde qui continue à agir sur nous aujourd’hui.

Le Coran nous invite à voir plutôt qu’à cogiter, et à vivre une vie originale plutôt qu’à imiter et jouer sa vie. Le retour à la vision de « l’Islam matinal » est une question de vie ou de mort spirituelle/intellectuelle. La tâche qui nous incombe, n’est pas uniquement de reconstruire une pensée vivifiée et vivifiante qui s’opposera à la pensée moderne « mutilée et mutilante », mais de tenter de remettre l’humanité sur la voie d’un monde proprement humain. C’est en ce sens qu’il nous faut comprendre pleinement la parole coranique : « Nous lancerons sur toi une parole dense » (C.73, 5).

Encore un mot ! Cela fait plusieurs décennies que je lis, comme vous, des appels à sortir de la crise de la pensée religieuse de l’Islam, mais l’horizon semble assombrir ce projet de rénovation après des éclairs de lucidité comme l’œuvre de Mollah Sadra, Iqbal, etc. C’est d’ailleurs sur leurs traces qu’il nous faudra poursuivre l’édification d’une théologie pour notre temps.

Si nous peinons, en France surtout, c’est d’abord parce que nous pensons à l’intérieur d’une pensée morte qui, elle-même, repose sur des paradigmes inopérants. Survivre avec une pensée morte finira par donner une génération mortifère. Tant que nous regardons le monde actuel, qui nous met face à des défis philosophiques et techniques colossaux, avec les yeux des morts nous ne le comprendrons pas et nous ne pourrons pas y effectuer notre travail d’homme, qui est de donner à nos sociétés un visage humain c’est-à-dire proprement divin.

Un monde se termine (l’humanisme prométhéen) et un nouveau s’ouvre. Ce nouveau monde reste à inventer, dans le sens de la fraternité humaine et de l’espérance au Bien ; cela a toujours été le message que l’Islam vivant adressa à chaque génération, certaines en seront dignes et d’autres indignes. « Avec ce même Coran, Dieu élève des nations et en rabaisse d’autres » (hadith).

Hakim Fédaoui

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