Professeur agrégé d’arabe, islamologue, Christian Bonaud nous expose quelques-uns des principes généraux de la métaphysique ésotérique contenue dans le soufisme. Un passage extrait de son ouvrage « Le Soufisme (al~tasawwuf) et la spiritualité islamique », à lire sur Mizane.info.
Toute la métaphysique du soufisme se trouve contenue dans le symbole que constitue le premier témoignage (sahâda) du musulman : « Là ilâha ill(a) Allah, il n’est de divinité que La Divinité » 1. L’exotériste y trouve le fondement de la doctrine de l’unité (tawhîd) exprimée au niveau théologique : il fait ainsi profession de monothéisme et abjure tout associationnisme polythéiste (shirk). Sans rien rejeter de cela, l’ésotériste dépasse ce niveau théologique.
Pour lui, le terme divinité implique nécessairement la totalité des attributs inhérents à cette notion : ainsi le premier témoignage signifie également qu’il n’est de beauté que La Beauté, qu’il n’est de vérité que La Vérité… qu’il n’est d’être que L’Etre.
On atteint ainsi à une doctrine de l’unité ontologique (tawhîd wujudî), or à ce niveau l’unité ne saurait plus recevoir de sens numérique car il est absolument exclu qu’une réalité quelconque puisse venir se superposer à l’Être : rien n’est à côté, en plus ou en-dehors de Dieu qui est l’Être.
Cette conception, répandue et connue sous le nom de wahdat al-wujud, unicité de l’Être, et attribuée à Ibn ‘Arabi, a été vigoureusement combattue par de nombreuses autorités exotériques qui allèrent jusqu’à prononcer l’anathème (takfir) de qui la professait. D’autres pourtant essayèrent de la justifier théologiquement même, tandis que certains soufis la critiquèrent et voulurent, dans une certaine mesure, la rectifier ou en proposer une formulation mieux acceptée.
Si elle fut ainsi combattue ou critiquée, c’est qu’elle fut — et qu’elle est — trop souvent comprise comme un panthéisme, comme l’affirmation que tout est Dieu : si rien n’est hormis Dieu, quel va être le statut de ce qui est autre que lui, autre que l’Etre ? 2.
Il faut remarquer à ce propos que si le Sayh al-akbar a bien professé cette doctrine, s’il l’a exposée de manière magistrale — quoique jamais systématique — il n’a pas, semble-t-il, employé lui-même l’expression de wahdat al-wujud. Parler d’unicité de l’Être, sans plus, risque en effet d’amener, par réduction, à une fausse compréhension de cette doctrine. Il n’y a bien, en effet, qu’une seule réalité, mais il faut se garder d’isoler cet aspect.
« Toute chose a deux faces (wajhân), écrit al-Ghazâli, autre grand Maître du soufisme : la sienne et celle de son Seigneur. Quant à la sienne, elle est néant ; quant à celle de son Seigneur, elle est l’Être ». Autrement dit, l’univers entier, tout ce qui est autre que Dieu, est vide de toute réalité si on le considère en lui-même, mais il en est plein au contraire dès lors qu’on le regarde, ainsi qu’il doit l’être, comme le lieu des théophanies (mazhar al-tajalliyât).
La multiplicité des êtres n’altère en rien l’unité transcendante de l’Etre : ils sont les formes où le Divin Se révèle. Toute cette dialectique de l’unité et de la multiplicité est synthétiquement contenue dans un hadih qudsi, un propos dans lequel Dieu s’exprime à travers des paroles du Prophète : « J’étais un trésor inconnu, J’aimai à être connu : J’ai donc créé des créatures, Je Me suis fait connaître d’elles et par Moi elles Me connurent » 3.
Pour commenter ce hadith, il nous faut faire cas d’une distinction métaphysique fondamentale que nous n ’avons pas encore évoquée. Il faut considérer, au-delà de l’Être même, un degré sur-ontologique désigné comme étant celui de l’Essence (dhât). L’Essence est absolument inconditionnée : elle transcende donc l’opposition entre la création, conditionnée et limitée, et l’Être ou Dieu, paradoxalement conditionné par le fait même de n ’être pas la création, de devoir être non-fini, non-limité, non-temporel, non-spatial… Cette Essence, c’est le trésor inconnu et inconnaissable 4, inaccessible et ineffable, identique à l’Ugrund de Maître Eckhart, à l’En-Soph de la Kabbale, au Brahmán du Védanta, au Tao chinois… Elle est l’Obscurité qui précède l’apparition de La lumière.
Cette suprême Réalité apparaît ensuite en tant que Divinité (ilâh) : c’est le premier degré de l’Essence, celui où l’on considère cette dernière non plus en soi, transcendant toute espèce de relation ou de qualification, mais en tant qu’Elle est digne d’adoration, ce qui implique l’existence d’un adorateur.
Ce degré implique donc la création qui n’est autre qu’un processus de « descente » (tanazzul) de l’unique Réalité en une succession d’effusions (ifâdât) ou émanations, sans qu’il y ait pour autant production extérieure car rien ne sort de l’Infini. Cette descente théophanique donne d’abord naissance à des degrés non manifestés, encore métaphysiques, avant de s’achever par la manifestation (zuhür) dans les degrés manifestés et hiérarchisés du cosmos.
Entre ces deux modalités se situe un degré intermédiaire, celui de l’Ordre divin, du fiat créateur, représenté dans le Coran par l’impératif du verbe être : kun, sois ! Cet ordre y est toujours indissolublement lié à sa réalisation immédiate, représentée par un autre mode du même verbe : fa-yakun, et [la chose] est.
La grammaire de l’arabe permet ainsi de symboliser cette doctrine de l’unicité de l’Etre. En effet, le verbe être y apparaît sous trois aspects : Kâna, il était et il est, c’est l’être accompli ; Kun, sois ! L’être à l’impératif ; Yakun, il est, en devenir, d’un être encore inaccompli. Trois modes auxquels correspondent les trois modalités de l’Etre — incréé, créateur et créé — que nous venons d’évoquer.
Quant au pôle d’articulation de toute cette dialectique, il s’interpose entre l’apparition de l’Essence en tant que Divinité et tout le processus de création. En effet, la fonction de Divinité impliquant nécessairement la présence d’un adorateur, l’apparition même de cette fonction suscite simultanément un premier adorateur, qui est ce pôle d’articulation et qui est désigné comme l’Homme parfait, al-insân al-kâmil 5.
Christian Bonaud
Notes :
1-Le mot Allah, que nous traduisons généralement par Dieu, est précisément une détermination du mot ilàh qui signifie divinité. C’est pourquoi, dans certains cas, et en particulier ici où il s’agit de préserver la structure de la sahâda, nous le traduisons par La Divinité.
2-Derrière cette interrogation, se profile la crainte de l’ibâha, du rejet d’une loi religieuse qui n’aurait aucun sens dans un panthéisme. Or l’œuvre même d’Ibn ‘Arabi, où de nombreux passages sont consacrés à l’exposé et au commentaire des préceptes de la San a, aussi bien que la vie exemplaire de ce Maître et de ses disciples, ne devraient laisser subsister aucun doute quant à la teneur de cette doctrine qui n’a rien à voir avec un quelconque panthéisme.
3-Ce hadith, fameux parmi les soufis, est rejeté comme apocryphe par la plupart des docteurs exotéristes qui en considèrent néanmoins la signification comme vraie.
4-A un autre degré, le trésor désigne encore — notamment chez Ibn Arabi — le Verbe en tant que « lieu des possibles » contenant toutes les entités éternelles à l’état non-manifesté.
5-Ce terme a aussi été rendu par l’Homme universel, traduction qui, tout en n’étant pas littérale, est nettement plus adéquate et explicite car la perfection de l’insân kâmil n’est ni physique, ni morale : elle est due à son universalité, à son caractère de principe et de synthèse de toute la création.