Comment la restauration ou la réalisation de l’état primordial peut-elle s’obtenir ? Pour le métaphysicien René Guénon, « la première chose à faire pour qui veut parvenir véritablement à la connaissance métaphysique, c’est de se placer hors du temps, nous dirions volontiers dans le «non-temps»« . Un extrait de la Métaphysique orientale à lire sur Mizane.info.
Pourtant, même dans cette métaphysique imparfaite, nous serions tenté de dire cette demi-métaphysique, on rencontre parfois des affirmations qui, si elles avaient été bien comprises, auraient dû conduire a de tout autres conséquences: ainsi, Aristote ne dit-il pas nettement qu’un être est tout ce qu’il connaît ? Cette affirmation de l’identification par la connaissance, c’est le principe même de la réalisation métaphysique; mais ici ce principe reste isolé, il n’a que la valeur d’une déclaration toute théorique, on n’en tire aucun parti, et il semble que, après l’avoir posé, on n’y pense même plus: comment se fait-il qu’Aristote lui-même et ses continuateurs n’aient pas mieux vu tout ce qui y était impliqué?
Il est vrai qu’il en est de même en bien d’autres cas, et qu’ils paraissent oublier parfois des choses aussi essentielles que la distinction de l’intellect pur et de la raison, après les avoir cependant formulées non moins explicitement; ce son là d’étranges lacunes. Faut-il y voir l’effet de certaines limitations qui seraient inhérentes à l’esprit occidental, sauf des exceptions plus ou moins rares, mais toujours possibles?
Cela peut être vrai dans une certaine mesure, mais pourtant il ne fut pas croire que l’intellectualité occidentale ait été, en général, aussi étroitement limitée autrefois qu’elle l’est à l’époque moderne. Seulement, des doctrines comme celles-là ne sont après tout que des doctrines extérieures, bien supérieures à beaucoup d’autres, puisqu’elles renferment malgré tout une part de métaphysique vraie, mais toujours mélangée à des considérations d’un 7 autre ordre, qui, elles, n’ont rien de métaphysique.
Nous avons, pour notre part, la certitude qu’il y a eu autre chose que cela en Occident, dans l’antiquité et au moyen âge, qu’il y a eu, à l’usage d’une élite, des doctrines purement métaphysiques et que nous pouvons dire complètes, y compris cette réalisation qui, pour la plupart des modernes, est sans doute une chose à peine concevable; si l’Occident en a aussi totalement perdu le souvenir, c’est qu’il a rompu avec ses propres traditions, et c’est pourquoi la civilisation moderne est une civilisation anormale et déviée.
Si la connaissance purement théorique était à elle-même sa propre fin, si la métaphysique devait en rester là, ce serait déjà quelque chose, assurément, mais ce serait tout à fait insuffisant. En dépit de la certitude véritable, plus forte encore qu’une certitude mathématique, qui est attachée déjà à une telle connaissance, ce ne serait en somme, dans un ordre incomparablement supérieur, que l’analogue de ce qu’est dans son ordre inférieur, terrestre et «humain» la spéculation scientifique et philosophique.
Ce n’est pas là ce que doit être la métaphysique; que d’autres s’intéressent à un «jeu de l’esprit» ou à ce qui peut sembler tel, c’est leur affaire; pour nous, les choses de ce genre nous sont plutôt indifférentes, et nous pensons que les curiosités du psychologue doivent être parfaitement étrangères au métaphysicien. Ce dont il s’agit pour celui-ci, c’est de connaître ce qui est, et de le connaître de telle façon qu’on est soi-même, réellement et effectivement, tout ce que l’on connaît.
Quant aux moyens de la réalisation métaphysique, nous savons bien quelle objection peuvent faire, en ce qui les concerne, ceux qui croit devoir contester la possibilité de cette réalisation. Ces moyens, en effet, doivent être à la portée de l’homme; ils doivent, pour les premiers stades tout au moins, être adaptés aux conditions de l’état humain, puisque c’est dans cet état que se trouve actuellement l’être qui, partant de là, devra prendre possession des états supérieurs. C’est donc dans des formes appartenant à ce monde où se situé sa manifestation présente que l’être prendra un point d’appui pour s’élever au-dessus de ce monde même; mots, signes symboliques, rites ou procèdes préparatoires quelconques, n’ont pas d’autre raison d’être ni d’autre fonction: comme nous l’avons déjà dit, ce sont là des supports et rien de plus.
Mais, diront certains, comment se peut-il que ces moyens purement contingents produisent un effet qui les dépasse immensément, qui est d’un tout autre ordre que celui auquel ils appartiennent eux-mêmes? Nous ferons d’abord remarquer que ce ne sont en réalité que des moyens accidentels, et que le résultat qu’ils aident à obtenir n’est nullement leur effet; ils mettent l’être dans les dispositions voulues pour y parvenir plus aisément, et c’est tout.
Si l’objection que nous envisageons était valable dans ce cas, elle vaudrait également pour les rites religieux, pour les sacrements, par exemple, où la disproportion n’est pas moindre entre le moyen et la fin; certains de ceux qui la formulent n’y ont peut-être pas assez songé.
Quant à nous, nous ne confondons pas un simple moyen avec une cause au vrai sens de ce mot, et nous ne regardons pas la réalisation métaphysique comme un effet de quoi que ce soit, parce qu’elle n’est pas la production de quelque chose qui n’existe pas encore, mais la prise de conscience de ce qui est, d’une façon permanente et immuable, en dehors de toute succession temporelle ou autre, car tous les états de l’être, envisagés dans leur principe, sont en parfaite simultanéité dans l’éternel présent.
Nous ne voyons donc aucune difficulté à reconnaître qu’il n’y a pas de commune mesure entre la réalisation métaphysique et les moyens qui y conduisent ou, si l’on préfère, qui la préparent. C’est, d’ailleurs pourquoi nul de ces moyens n’est strictement nécessaire, d’une nécessité absolue; ou du moins il n’est qu’une seule préparation vraiment indispensable, et c’est la connaissance théorique.
Celle-ci, d’autre part, ne saurait aller bien loin sans un moyen que nous devons ainsi considérer comme celui qui jouera le rôle le plus important et le plus constant: ce moyen, c’est la concentration; et c’est là quelque chose d’absolument étranger, de contraire même aux habitudes mentales de l’Occident moderne, où tout ne tend qu’a la dispersion et au changement incessant.
Tous les autres moyens ne sont que secondaires par rapport a celui-là: ils servent surtout à favoriser la concentration, et aussi a harmoniser entre eux les divers éléments de l’individualité humaine, afin de préparer la communication effective entre cette individualité et les états supérieurs de l’être.
Ces moyens pourront d’ailleurs, au point de départ, être variés presque indéfiniment, car, pour chaque individu, ils devront être appropriés à sa nature spéciale, conformes à ses aptitudes et à ses dispositions particulières.
Ensuite, les différences iront en diminuant, car il s’agit de voies multiples qui tendent toutes vers un même but; et à partir d’un certain stade, toute multiplicité aura disparu; mais alors les moyens contingents et individuels auront achevé de remplir leur rôle.
Ce rôle, pour montrer qu’il n’est nullement nécessaire, certains textes hindous le comparent à celui d’un cheval à l’aide duquel un homme parviendra plus vite et plus facilement au terme de son voyage, mais sans lequel il pourrait aussi y parvenir.
Les rites, les procédés divers indiqués en vue de la réalisation métaphysique, on pourrait les négliger et néanmoins, par la seule fixation constante de l’esprit et de toutes les puissances de l’être sur le but de cette réalisation, atteindre finalement ce but suprême; mais, s’il est des moyens qui rendent l’effort moins pénible, pourquoi les négliger volontairement? Est-ce confondre le contingent et l’absolu que de tenir compte des conditions de l’état humain, puisque c’est de cet état, contingent lui-même, que nous sommes actuellement obligés de partir pour la conquête des états supérieures, puis de l’état suprême et inconditionné?
Indiquons maintenant, d’après les enseignements qui sont communs à toutes les doctrines traditionnelles de l’Orient, les principales étapes de la réalisation métaphysique. La première, qui n’est que préliminaire en quelque sorte, s’opère dans le domaine humain et ne s’étend pas encore au delà des limites de l’individualité.
Elle consiste dans une extension indéfinie de cette individualité, dont la modalité corporelle, la seule qui soit développée chez l’homme ordinaire, ne représente qu’une portion très minime; c’est de cette modalité corporelle qu’il faut partir en fait, d’où l’usage, pour commencer, de moyens empruntés à l’ordre sensible, mais qui devront d’ailleurs avoir une répercussion dans les autres modalités de l’être humain.
La phase dont nous parlons est en somme la réalisation ou le développement de toutes les possibilités qui sont virtuellement contenues dans l’individualité humaine, qui en constituent comme des prolongements multiples s’étendant en divers sens au delà du domaine corporel et sensible; et c’est par ces prolongements que pourra ensuite s’établir la communication avec les autres états.
Cette réalisation de l’individualité intégrale est désignée par toutes les traditions comme la restauration de ce qu’elles appellent l’«état primordial», état qui est regardé comme celui de l’homme véritable, et qui échappe déjà à certaines des limitations caractéristiques de l’état ordinaire, notamment à celle qui est due à la condition temporelle. L’être qui a atteint cet «état primordial» n’est encore qu’un individu humain, il n’est en possession effective d’aucun état supra-individuel; et pourtant il est des lors affranchi du temps, la succession apparente des choses s’est transmuée pour lui en simultanéité; il possède consciemment une faculté qui est inconnue à l’homme ordinaire et que l’on peut appeler le «sens de l’éternité».
Ceci est d’une extrême importance, car celui qui ne peut sortir du point de vue de la succession temporelle et envisager toutes choses en mode simultané est incapable de la moindre conception de l’ordre métaphysique. La première chose à faire pour qui veut parvenir véritablement à la connaissance métaphysique, c’est de se placer hors du temps, nous dirions volontiers dans le «non-temps» si une telle expression ne devait pas paraître trop singulière et inusitée.
Cette conscience de l’intemporel peut d’ailleurs être atteinte d’une certaine façon, sans doute très incomplète, mais déjà réelle pourtant, bien avant que soit obtenu dans sa plénitude cet «état primordial» dont nous venons de parler.
René Guénon