Dans le Livre VI de sa première Ennéade, Plotin écrit quelques-unes des plus belles lignes sur ce qu’est le Beau et son rapport avec le Bien, chez Dieu et chez l’Homme. Un texte magistral à découvrir sur Mizane.info.
Le Bien est désirable par lui-même ; il est le but de nos désirs. Pour l’atteindre, il faut nous élever vers les régions supérieures, nous tourner vers elles et nous dépouiller du vêtement que nous avons revêtu en descendant ici-bas, comme, dans les mystères, ceux qui sont admis à pénétrer au fond du sanctuaire, après s’être purifiés, dépouillent tout vêtement, et s’avancent complètement nus. L’âme s’avance ainsi dans son ascension vers Dieu jusqu’à ce que, s’étant élevée au-dessus de tout ce qui lui est étranger, elle voie seule à seul, dans toute sa simplicité, dans toute sa pureté, Celui dont tout dépend, auquel tout aspire, duquel tout tient l’existence, la vie, la pensée : car il est le principe de l’existence, de la vie, de la pensée.
Quels transports d’amour ne doit pas ressentir celui qui le voit, avec quelle ardeur ne doit-il pas souhaiter s’unir à lui, de quel ravissement ne doit-il pas être transporté ! Celui qui ne l’a pas encore vu le désire comme le Bien ; celui qui l’a vu l’admire comme la souveraine Beauté, est frappé à la fois de stupeur et de plaisir, ressent un saisissement qui n’a rien de douloureux, aime d’un véritable amour, d’une ardeur sans égale, se rit des autres amours, et dédaigne les choses qu’il appelait auparavant du nom de beautés.
(…)
Que pensons-nous donc que doive éprouver celui qui voit le Beau même, le Beau pur, qui, en vertu de sa pureté même, est sans chair et sans corps, en dehors de la terre et du ciel ! Toutes ces choses en effet sont contingentes et composées ; elles ne sont pas des principes ; elles dérivent de Lui.
Si l’on peut arriver à voir Celui qui donne à tous les êtres leur perfection tout en demeurant immobile en lui-même, sans rien recevoir, si l’on se repose dans sa contemplation et qu’on en jouisse, en lui devenant semblable, quelle beauté souhaitera-t-on voir encore ?
Étant la Beauté suprême, la Beauté première, Il rend beaux ceux qui l’aiment et par là ils deviennent eux-mêmes dignes d’amour. Voilà le grand but, le but suprême des âmes ; voilà le but qui appelle tous leurs efforts si elles ne veulent pas être déshéritées de cette contemplation sublime dont la jouissance rend bienheureux, et dont la privation est la plus grande des infortunes.
Car celui qui est malheureux, ce n’est pas celui qui ne possède ni de belles couleurs, ni de beaux corps, ni la puissance, ni la domination, ni la royauté ; c’est celui-là seul qui se voit exclu uniquement de la possession de la Beauté, possession au prix de laquelle il faut dédaigner les royautés, la domination de la terre entière, de la mer, du ciel même, si l’on peut, en abandonnant et en méprisant tout cela, obtenir de contempler la Beauté face à face.
Comment faut-il s’y prendre, que faut-il faire pour arriver à contempler cette Beauté ineffable, qui, comme la divinité dans les mystères, reste cachée au fond d’un sanctuaire et ne se montre pas au dehors, pour ne pas être aperçue des profanes ? Qu’il s’avance dans ce sanctuaire, qu’il y pénètre, celui qui en a la force, en fermant les yeux au Spectacle des choses terrestres, et sans jeter un regard en arrière sur les corps dont les grâces le charmaient jadis.
S’il aperçoit encore des beautés corporelles, il doit ne plus courir vers elles, mais, sachant qu’elles ne sont que des images, des vestiges et des ombres d’un principe supérieur, il les fuira pour Celui dont elles ne sont que le reflet. Celui qui se laisserait égarer à la poursuite de ces vains fantômes, les prenant pour la réalité, n’aurait qu’une image aussi fugitive que la forme mobile reflétée par les eaux, et ressemblerait à cet insensé qui, voulant saisir cette image, disparut lui-même, dit la fable, entraîné dans le courant ;
De même, celui qui voudra embrasser les beautés corporelles et ne pas s’en détacher précipitera, non point son corps, mais son âme, dans les abîmes ténébreux, abhorrés de l’intelligence ; il sera condamné à une cécité complète, et sur cette terre comme dans l’enfer il ne verra que des ombres mensongères. C’est ici réellement qu’on peut dire avec vérité : fuyons dans notre chère patrie.
Mais comment fuir ? comment s’échapper d’ici ? Se demande Ulysse dans cette allégorie qui nous le représente essayant de se dérober à l’empire magique de Circé ou de Calypso, sans que le plaisir des yeux ni que le spectacle des beautés corporelles qui l’entourent puissent le retenir dans ces lieux enchantés.
Notre patrie, c’est la région d’où nous sommes descendus ici-bas ; c’est là qu’habite notre Père. Mais, comment y revenir, quel moyen employer pour nous y transporter ? Ce ne sont pas nos pieds : ils ne sauraient que nous porter d’un coin de la terre à un autre. Ce n’est pas non plus un char ou un navire qu’il nous faut préparer. Il faut laisser de côté tous ces vains secours et ne pas même y songer. Fermons donc les yeux du corps pour ouvrir ceux de l’esprit, pour éveiller en nous une autre vue, que tous possèdent, mais dont bien peu font usage.
Mais comment faire usage de cette vue intérieure ? Au moment où elle s’éveille, elle ne peut contempler d’abord les beautés trop éclatantes. Il faut donc habituer ton âme à contempler d’abord les plus nobles occupations de l’homme, puis les belles œuvres, non celles qu’exécutent les artistes, mais celles qu’accomplissent les hommes qu’on appelle vertueux. Considère ensuite l’âme de ceux qui produisent ces belles actions. Mais comment découvriras-tu la beauté que possède leur âme excellente ?
Rentre en toi-même et examine-toi. Si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté. Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n’est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue jusqu’à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière, jusqu’à ce que tu voies la tempérance assise en ton sein dans sa sainte pureté.
Quand tu auras acquis cette perfection, que tu la verras en toi, que tu habiteras pur avec toi-même, que tu ne rencontreras plus en toi aucun obstacle qui t’empêche d’être un, que rien d’étranger n’altérera plus par son mélange la simplicité de ton essence intime, que tu ne seras plus dans ton être tout entier qu’une lumière véritable, qui ne peut être mesurée par une grandeur, ni circonscrite par une figure dans d’étroites limites, ni s’accroître en étendue à l’infini, mais qui est tout à fait incommensurable parce qu’elle échappe à toute mesure et est au-dessus de toute quantité ; quand tu seras devenu tel, alors, puisque tu es la vue même, aie confiance en toi, parce que tu n’as plus besoin de guide ; regarde attentivement : car ce n’est que par l’œil qui s’ouvre alors en toi que tu peux apercevoir la Beauté suprême.
Mais si tu essaies d’attacher sur elle un œil souillé par le vice, impur, et dépourvu d’énergie, ne pouvant supporter l’éclat d’un objet aussi brillant, cet œil ne verra rien, quand même on lui montrerait un spectacle naturellement facile à contempler.
Il faut d’abord rendre l’organe de la vision analogue et semblable à l’objet qu’il doit contempler. Jamais l’œil n’eût aperçu le soleil, s’il n’en avait d’abord pris la forme : de même, l’âme ne saurait voir la Beauté si d’abord elle ne devenait belle elle-même. Tout homme doit commencer par se rendre beau et divin pour obtenir la vue du Beau et de la Divinité.
Ainsi, il s’élèvera d’abord à l’Intelligence, il y contemplera la beauté de toutes les formes, et il proclamera que toute cette beauté réside dans les idées. En effet, tout est beau en elles, parce qu’elles sont les filles et l’essence même de l’intelligence. Au-dessus de l’Intelligence, il rencontrera Celui que nous appelons la nature du Bien, et qui fait rayonner autour de lui la Beauté ; en sorte que, pour nous résumer, ce qui se présente le premier, c’est le Beau.
Si l’on veut établir une distinction dans les intelligibles, il faut dire que le Beau intelligible est le lieu des idées, que le Bien, placé au-dessus du Beau, en est la source et le principe ; ou bien placer dans un seul et même principe le Bien et le Beau, mais en regardant ce principe comme le Bien d’abord, et seulement ensuite comme le Beau.
Plotin, Ennéade I, Livre VI