En mai 2019, la Ligue islamique mondiale réunissait 1200 savants et responsables religieux, toutes écoles et tendances musulmanes confondues. La signature de la Charte de la Mecque venait de naître. Retour sur les enjeux d’un document diplomatique et religieux.
La diplomatie religieuse de Mohamed Ben Salman ne passe pas inaperçue. En quelques années, le prince saoudien a radicalement redéfinit l’orientation religieuse et diplomatique de son pays, naguère berceau du wahhabisme conquérant, converti récemment et brutalement au libéralisme religieux. La Ligue islamique mondiale, créée et financée par Riyad, a pris la mesure de cette nouvelle donne diplomatique et s’en est fait le relais depuis 3 ans sous la politique de son secrétaire général Mohammad ben Abdulkarim Al-Issa. Tout a commencé avec la Charte de la Mecque, document de 31 articles, rédigée et signée en mai 2019 par 1200 personnalités religieuses du monde musulman représentant tous les courants de l’islam.
Que préconise la Charte de la Mecque ?
La charte s’inspire d’abord de la Charte de Médine, document historique dicté par le Prophète, reconnaissant l’existence d’une communauté médinoise constituée de musulmans et de tribus juives et établissant des droits et des devoirs égalitaires entre tous.
La charte de la Mecque souhaite elle aussi définir des axes, des lignes, des principes et des engagements organisant les relations entre musulmans et non musulmans partout dans le monde. En somme, une charte des droits et des devoirs qui incombe à tous musulman là où il se trouve.
Ce document n’a pas de valeur politique contraignante pour les États mais a une haute valeur symbolique et morale. La mise en œuvre de ses recommandations est néanmoins attendu par tous ses participants, et son caractère consensuel tout comme l’ambition de son programme lui accorde une certaine valeur. Ses rédacteurs le considère même comme le second document constitutionnel musulman de l’histoire. C’est dire son importance.
Ce que dit ce document
L’esprit de la Charte de la Mecque s’inscrit dans une forme d’humanisme religieux, islamique et universel.
Comme l’écrivent ses signataires, son but est « de parvenir à des interactions et des relations constructives avec le monde », de rechercher « la justice pour l’humanité », « d’étendre les ponts de l’amitié, de la fraternité et de la coopération humaine » et de rejeter « toutes les méthodes et pratiques de discrimination ». « L’homme est le frère de l’homme, qu’il le veuille ou non, nous sommes tous d’Adam. »
Les 5 premiers articles donnent le ton de la charte.
1-Les hommes, avec leurs différences ethniques, ont tous la même origine et sont tous égaux dans leur humanité. Dieu ne fait pas de distinction entre les êtres humains.
2-Les signataires rejettent toute forme de racisme religieux et ethnique, et dénoncent toute forme d’arrogance basée sur une prétendue préférence octroyée. Le Prophète (paix sur lui) a dit : « Le meilleur d’entre vous est celui qui est le plus utile aux gens ». (Tabarani)
3-La différence entre les nations et les peuples, dans leurs croyances, leurs cultures, leurs natures et leurs modes de pensée est la manifestation de la volonté et de la sagesse de Dieu. Dieu a dit : « Si votre Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait des gens une nation unique » (Sourate Hud). On doit accepter cette loi universelle et ne pas y opposer d’obstacle. C’est ainsi que pourra s’établir l’harmonie et la paix entre les hommes.
4-Les divergences religieuses et culturelles existant dans les sociétés ne doivent pas être une source de conflit mais un encouragement à établir des relations positives entre les uns et les autres, à dialoguer, à dépasser les différences pour se mettre au service de l’humanité et de son bonheur, à s’investir dans la construction d’une citoyenneté globale, fondée sur les valeurs, la justice, les libertés, les échanges respectueux et la recherche du bien pour tous.
5-La base des religions est la même : la foi en Dieu. Cette foi emprunte des voies différentes qu’il convient de respecter. On ne doit pas mêler la religion à des politiques nuisibles à l’humanité, et ce peu importe de qui il s’agit.
Terrorisme et écologie
L’égalité des Hommes sans distinction d’origine, la reconnaissance de la diversité et de la pluralité des peuples voulue par Dieu, l’unité théologique commune de toutes religions – « La base des religions est la même : la foi en Dieu » -, un humanisme religieux proclamé haut et fort : tels sont les premiers points fondamentaux défendus par cette charte, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
De quoi parlent le reste de la charte ? Les articles 6 et 7 font du dialogue « civilisé » l’instrument indispensable pour atteindre ces objectifs. Seul le dialogue peut permettre de connaître l’autre et de trouver des points de rapprochements.
Les article 9, 10 et 12 réaffirment l’engagement d’une lutte contre le terrorisme, désigné comme « la mission majeure des responsables musulmans » et soutiennent toutes les lois qui lutteront contre la promotion de la haine. L’article 13 et 20 promeuvent un écologisme de principe. Les articles 14, 15 et 16 prennent position contre la thèse américaine de Samuel Huntington du choc des civilisations, sans la nommer, et estiment que cette thèse alimente le terrorisme et la violence. L’article 18 est une critique du libéralisme sauvage et encadre l’application des libertés.
Redonner leur place aux droits des femmes
L’article 19 est une référence implicite aux dégâts de certains avis juridiques wahhabites diffusés dans le monde entier, avis déconnectés des réalités locales et parfois emprunts d’une vision rigide et sectaire de la religion musulmane. Dans sa foulée, l’article 22 vante les vertus de la modération religieuse, le retour à un juste milieu.
L’article 28, essentiel, défend le droit des femmes, plaide pour leur inclusivité sociale et dénonce toute discrimination à leur égard.
« Dieu accorde une égalité de droits aux hommes et aux femmes. Il n’est pas conforme à l’Islam de marginaliser ou de minimiser le rôle de la femme, et d’entraver ses chances, que ce soit dans les dans les domaines religieux, politique, scientifique ou social. Elle ne doit être victime d’aucune discrimination, notamment à l’égard des salaires qui ne doivent dépendre que de leurs compétences et leurs performances. Toute discrimination de ce type est un préjudice, non seulement pour les femmes, mais pour la société toute entière. »
D’autres articles plaident pour une éducation de la jeunesse et la création d’un « Forum mondial qui traiterait des affaires de la jeunesse en général » a été annoncée.
Une nouvelle donne diplomatique et religieuse
Comme on peut le voir, cette charte marque un tournant de la politique religieuse amorcée par l’Arabie saoudite. Mais pas seulement. Si La Ligue islamique mondiale est à la manœuvre, l’Organisation de la conférence islamique (OCI) a aussi son mot à dire et pour une fois, l’OCI a fonctionné. Un consensus s’est même dégagé autour de cette charte.
Depuis la signature de la charte de la Mecque, la Ligue islamique mondiale poursuit sur sa lancée et organise des événements officiels pour en promouvoir l’esprit.
Une rencontre à Paris fut organisé le 17 septembre 2019 et un mémorandum d’entente et d’amitié entre Haïm Korsia, le Grand Rabbin de France, François Clavairoly, le Co-président du Conseil d’Eglises chrétiennes en France, Mgr Emmanuel Adamakis, le Président de l’Assemblée des Évêques orthodoxes de France, et Mohammed Abdul Karim Al-Issa, le secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, fut même signé.
Dernièrement, une convention de la Ligue islamique mondiale en collaboration avec le British Muslim council a réuni des cadres musulmans à Londres pour échanger et travailler sur les axes définis par la charte de la Mecque.
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Sur le fond, le texte de la charte marque bien une révolution culturelle des pays musulmans. L’affirmation d’un humanisme universel fondé sur les préceptes de l’islam n’est pas en soi une nouveauté – la déclaration islamique des droits de l’Homme l’avait déjà fait – mais cette fois la démarche s’appuie sur des savants, intellectuels et prédicateurs religieux. La volonté de promouvoir un islam à la fois civil, laissant la place aux femmes, aux jeunes, aux problématiques de l’éducation, des droits de l’Homme, à la liberté et au respect de l’environnement, est un souffle frais et neuf. Même s’il est réalisé dans le cadre bien rappelé du respect des nations et des états. Le politique reste donc à la manœuvre.
Et dans ce contexte, il faut souligner que Riyad confirme plus que jamais sa politique de rupture amorcée avec l’héritage wahhabiste du royaume. Autre génération, autre vision, MBS a décidé d’ouvrir les portes de son pays à une modernisation à outrance, de miser sur le tourisme religieux et culturel, de doper la capacité commerciale de ses activités. Et cela passait par une autre image du pays. Celle, désastreuse, d’un royaume obscurantiste où l’on décapite à l’épée les opposants et les droits communs ne collait pas avec cet objectif.
Les contradictions internes d’une démarche
Mais c’est précisément ce que les opposants à cette politique volontariste, autoritaire et sans complexe reprocheront volontiers aux Saoudiens. Réformer l’islam des pratiques culturelles ou religieuses qui ne sont pas conformes à son esprit, c’est bien. Mais le faire chez soi, c’est mieux.
L’arrestation massive de dizaines de savants, intellectuels, prédicateurs et récitateurs de Coran, emprisonnées (Saleh al-Talib, Salman al Ouda) ou placées en résidence surveillée ne donne pas beaucoup de crédit aux déclarations de principe et autres appels à la tolérance formulés par les officiels saoudiens.
D’autres voix, conscientes de ces contradictions, estimeront néanmoins qu’il faut saisir cette occasion historique de réforme et prendre les pays musulmans engagés dans ce processus au mot. Certes, une charte de principes n’engagent que ceux qui y adhèrent. Mais encore une fois cette charte n’est pas seulement celle de Riyad. Et elle reste un point de départ. Les attentes de résultats sur le terrain ont été d’ailleurs formulées par les participants eux-mêmes. Seul le temps permettra donc de se faire une opinion.
Le Prophète évoquait jadis un pacte de la chevalerie (hilf-alfudul) en vigueur à La Mecque à l’époque de son enfance. Ce pacte stipulait que tout Mecquois victime d’injustice ou lésé dans son droit se verrait soutenu par les autres. Le Prophète, durant son apostolat, aimait à dire que si ce pacte existait encore, il y participerait. Alors même que les Mecquois, toujours idolâtres, combattaient violemment et sans merci ses fidèles et sa communauté.
Le réalisme moral des acteurs engagés
La leçon de cette anecdote est la suivante : un musulman se doit de soutenir toute initiative allant dans le bon sens, celui de la justice et de la bienveillance. Et ce, même si ses partenaires sont loin d’être des saints, des parangons de vertu ou des Hommes foncièrement honnêtes. Les idéaux moraux ne concernent pas seulement les honnêtes Hommes mais s’adressent aux humains, c’est à dire à des êtres faibles, contradictoires, parfois bons, souvent égoïstes, toujours installés dans une précarité existentielle et sans certitude sur leur devenir. De leur personne, le pire comme le meilleur peut surgir. Quant à ceux qui se considèrent illusoirement comme irréprochables, ils n’ont que faire d’une morale. Ils n’en n’ont pas besoin.
C’est à peu de choses près la ligne qu’ont décidé de suivre les acteurs musulmans engagés dans l’implémentation de la Charte de la Mecque malgré les critiques déjà mentionnées. Et si ces acteurs ne sont pas naïfs sur les enjeux inévitablement politiques et diplomatiques de cette charte, ils n’oublient pas que changer le monde implique d’être présent non seulement là où les décisions se prennent mais aussi là où elles se réalisent. Car les absents ont toujours torts.
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