Une ruelle à Rome.
Au cours du temps, la Méditerranée a triomphé, souffert, douté, survécu. À travers toutes les époques, et de par sa position centrale entre trois continents, ce pont civilisationnel a su exercer un rayonnement encore perceptible de nos jours. Gianguglielmo Lozato est enseignant en langue italienne et un passionné de la Méditerranée. Il nous fait découvrir dans cette magistrale chronique les liens culturels méconnus et oubliés entre Italiens et Arabes du Maghreb que la Méditerranée a su réunir.
Soyez les bienvenus en Méditerranée. Comme point d’ancrage de notre réflexion, l’Italie. Comme destination, l’Afrique du Nord.
L’intérêt de la présente démarche sera de trouver de quelle manière les contacts se sont établis, dans cette zone où les deux rives se sont parfois regardées en chiens de faïence.
Un voyage dans les habitudes quotidiennes. Puis un voyage à plus grande échelle nous fera constater bien des choses.
La Méditerranée, un espace de vie réelle
La Méditerranée, c’est d’abord un cadre de vie. Un rythme. Un climat d’humeur égale. L’Italie s’y trouve au beau milieu, par un allongement agissant comme un prolongement. Un pont entre des mondes qui pourraient n’en former qu’un seul.
Un étirement tel celui d’un chat au soleil nous faisant comprendre cette douceur de vivre commune à l’Italie et au Grand Maghreb. Le temps pour vivre, le climat favorisant le farniente aussi bien que les échanges sociaux sur la voie publique.
À l’image des rencontres entre les dignitaires et la plèbe à l’intérieur des thermes antiques. Premier point commun, cette vie sociale théâtralisée, du forum antique avec son agora au quartier de type « houma el arabi » décrit en musique par la chanteuse tunisienne Latifa Arfaoui. Du tribun romain au rhéteur judaïsant de la Casbah d’Alger.
La diplomatie des bons plats
Le meilleur exemple de socialisation c’est le rapport à la nourriture. Le mot compagnon venant du latin « cum pagno » (=avec le pain). Le compagnon de route devenant compagnon de table, mélangeant les ingrédients à l’image de la pâtisserie sicilienne ou livournaise dont les liens de parenté avec la pâtisserie orientale sont assumés grâce entre autres aux « cannoli » et aux « cinque et cinque » (mot à mot cinq et cinq en italien, renvoyant à l’expression tunisienne « khomsa ou khemis »).
Même le couscous se trouve partagé entre les tables des deux rives. Au poisson à Lampedusa, au lapin à Pantelleria et cuisiné y compris à Livourne mais pendant quelques siècles seulement. La semoule. Le blé dur. Nous y sommes.
Une matière première que l’on retrouve même dans le Nord de l’Italie, et pas uniquement au Sud de la botte, avec la polenta milanaise aux faux airs de bouillie berbère marocaine. Un élément unificateur entre les peuples si l’on songe à la cohabitation entre Italiens et Tunisiens.
Avec l’analyse de plus en plus poussée de l’ADN, nous sommes en présence d’une confirmation du partage de gènes entre le monde italique et le monde arabo-musulman dans sa déclinaison principalement arabo-berbère. Les Sardes partagent leur patrimoine génétique en partie avec les Algériens, les Siciliens avec les Tunisiens.
Ces derniers appartenant à la nation arabe la plus grosse consommatrice de pâtes alimentaires : aux spaghetti, fettucine et autres ravioli ripostent la makarouna de type babboucha, fell ou nwasser.
Une vraie fraternité gastronomique perceptible également en Libye et dans un autre style en Algérie. Ou même au Maroc où l’on consomme désormais de plus en plus de cafés à l’italienne tout en contemplant le bal des taxis devenant souvent des Fiat Palio ces dernières années.
Dérivations linguistiques arabo-italiennes
De l’alimentaire au commerce, le chemin est tracé. Il en subsiste d’intéressants vestiges langagiers. Un vocabulaire officiant en tant que passage à témoin d’une époque à une autre.
Le latin « follis » qui a donné le vocable « flouss » en arabe, dans le Grand Est Algérien, constitue évidemment une aventure étymologique fantastique.
Un glissement phonétique que l’on retrouve pour désigner le chat (gatto en italien, kattous en arabe tunisien, katt en arabe algérien), le poing (« pugno » en italien, bougna en arabe dialectal maghrébin), le poireau (porro en italien, borro en arabe marocain), le mot « triglia » pour désigner le rouget aussi bien en Italie qu’en Tunisie, le mot « raïs » pouvant lui désigner le chef en arabe comme en dialecte sicilien.
Pendant qu’une dérivation sémantique est apparue en Libye pour « tazza » (tasse en Italie mais verre en Libye). Autre déformation : le prénom arabe Merzoug devenant Marzocco, Marzocchi en Italie Centrale.
Tout ceci a été possible grâce aux activités commerciales renforcées par des échanges intensifs. Au niveau linguistique. Au niveau technique ou technologique également. Le cas du mathématicien pisan Fibonacci, dont le père commerçait déjà avec l’Algérie, est emblématique.
C’est l’homme qui a démocratisé l’usage des chiffres arabes en Europe. Autres domaines d’interférences bénéfiques : l’habitat, l’architecture, la dénomination toponymique.
La Rabata, nom d’un village calabrais, fait de toute évidence penser au mot Ribat (citadelle fortifiée en Tunisie comme le Ribat de Kelibia ou de Sousse) ou à la ville marocaine de Rabat.
Le mot Badia, comme pour le village toscan de Badia San Martino, contraction de Abbazia (abbaye) montre l’attachement au fait religieux rythmant le quotidien des mortels. Et présente une homonymie avec le prénom arabe féminin Badia.
Lequel se rapporte à un aspect merveilleux et à donc à une beauté surnaturelle comme la beauté divine. Les conceptions de la beauté féminine chez les Italiens et les Maghrébins s’étant rejointes à plusieurs reprises. L’adjectif italien « badiale » se rapporte à l’origine à la définition d’impressionnant, majestueux, grand et gros.
Une façon de manifester un penchant pour des formes féminines généreuses tout en y ajoutant un respect divin. Une façon d’illustrer deux citations. La première est un proverbe italien « grassezza mezza bellezza » c’est-à-dire l’embonpoint féminin est déjà la moitié du chemin parcouru vers la beauté.
La seconde est une phrase tirée du Coran « Allahou djamil wa youhibou el djamal » qui se traduit par Dieu est beau et aime la beauté. Dans les deux langues, il est à noter que l’accentuation porte sur le « i ».
Autres analogies troublantes, les villes portuaires de Marsala et de La Marsa situées respectivement sur la côte sicilienne et sur la côte de la Tunisie septentrionale ; le café italien Mokarabia faisant penser à la phrase « oumouk arbiya ».
La toponymie révélant des trésors insoupçonnés ou oubliés : l’île de Pantelleria tirant son nom de « bent er riah » (la fille du vent), avec ses lieux dits Khamma et Khadija.
De la continuité génétique à la discontinuité culturelle
Le point d’orgue de tout cela c’est la concrétisation par la voie scientifique. Les avancées en matière de génétique nous ont offert des chemins invitant à la plus grande sagesse vis-à-vis de nos sentiments de différence d’une ethnie à une autre.
Les travaux de généticiens comme ceux des Italiens Luigi Cavalli-Sforza et Maria Grazia Olla vont tout à fait dans le sens des liens entre Italie et Maghreb malgré les différences de confession religieuse.
La Méditerranée, loin de constituer un mur de Berlin, a les arguments pour nous proposer une table ronde en ces temps d’incertitudes européennes.
Avec l’analyse de plus en plus poussée de l’ADN, nous sommes en présence d’une confirmation du partage de gènes entre le monde italique et le monde arabo-musulman dans sa déclinaison principalement arabo-berbère. Donc principalement nord-africain sans inclure l’Égypte.
Les Sardes partagent leur patrimoine génétique en partie avec les Algériens, les Siciliens avec les Tunisiens. On assiste aussi à la détection de points communs encore plus précis : l’ADN des Italiens de Lucera, dans les Pouilles, ressemble fortement à celui des Tunisiens de Djerba.
D’où des phénotypes pas trop éloignés. Le monde arabe ou moyen-oriental se trouve, dans certains cas, représenté de manière encore plus élargie à l’image de l’haplogroupe T (présent dans la péninsule arabique) et de l’ADN turco étrusque qui coexistent ensemble sur le sol toscan.
Qui plus est, dans une région où l’un des Médicis, Alessandro, était de mère sarrasine. Alors, empirisme ? Déterminisme ? Mektoub ?
Le football comme topos métaphorique des peuples
Des vestiges subsistent. L’erreur de l’analyse occidentale de l’Histoire se manifeste dans la mise en avant presque exclusive de l’Andalousie Maure en tant qu’âge d’or des intersections pacifiques entre les trois religions du Livre. Avec un Islam majoritaire dans une zone européenne.
Ceci ayant débouché sur une cohabitation religieuse et culturelle harmonieuse. Mais cet apanage, autant italien qu’espagnol, est resté méconnu du grand public. Des témoignages sont là pour nous le rappeler : des détails architecturaux aux accointances footballistiques.
Des patios de l’Alhambra ou de Lecce en passant par les mosaïques aux chants des supporters algériens repris en… langue italienne dans leur championnat. Une tendance à l’italophilie confirmée à l’occasion de la dernière coupe du monde par nos confrères de France Football avec leur dossier intitulé « L’Algérie supporte l’Italie ».
Les Tunisiens, eux, surnomment carrément l’Esperance de Tunis « L’AS Roma » et le CS Sfax « la Juventus ». Une tendance qui se vérifie, des choses les plus légères, comme les friandises, aux préoccupations les plus sérieuses, comme les mathématiques.
Pour le premier aspect on pourrait penser aux biscuits nommés Binto, à la brioche Giotto et au chocolat Maestro en Tunisie. Concernant le Maroc, une curiosité : la petite barre briochée commercialisée sous le nom de Genova.
Pour l’autre aspect, il est évident que le domaine scientifique a constitué un lieu d’échanges, d’émulation avec des personnalités comme Jacopo Da Barberi, Luca Pacioli ou Averroès. De l’agréable à l’utile, donc. Ce qui fait une civilisation.
Les Italiens et les Arabes ont fourni des grands voyageurs. Chacun prospectant à sa manière. Du roi romain Philippe l’Arabe à l’escapade de Garibaldi exilé en Tunisie pour préparer l’unité de l’Italie. De Sindibad à Ibn Khaldoun.
De Christophe Colomb/Cristoforo Colombo à Amerigo Vespucci. Cette relation entre Italie et Afrique du Nord est un filon à re-découvrir. De nouveau exploitable si on prend en considération les flux à destination de Lampedusa.
Face à la conquête ottomane, de nouvelles routes maritimes avaient été exploitées par les Européens au XVe siècle. La tendance s’est inversée car, de nos jours, ce sont les pays du Sud qui recherchent de nouveaux axes. La Méditerranée, loin de constituer un mur de Berlin, a les arguments pour nous proposer une table ronde en ces temps d’incertitudes européennes.
Gianguglielmo Lozato
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