Abdelhafid Benchouk. Crédits : Louizart.
Du 28 novembre au 17 décembre, le Festival soufi de Paris ouvrira ses portes pour sa seconde édition. A cette occasion, nous avons posé quelques questions à l’un de ses organisateurs qui n’est autre que Abdelhafid Benchoukh de la Maison soufie. Nous l’avons interrogé sur le thème de cette édition mais aussi sur le sens du soufisme dans l’islam traditionnel et les tensions entre l’ésotérisme et l’exotérisme. Entretien.
Mizane.info : Qui sont les organisateurs du second Festival soufi de Paris ?
Abdelhafid Benchouk : L’édition de 2017 avait été co-organisée par la Maison soufie, Amel Boutouchent et moi-même.
Entretemps, nous souhaitions déposer des statuts d’une nouvelle association indépendante de la Maison soufie, et qui chapeauterait spécifiquement le festival, ce que nous avons fait depuis.
L’association s’appelle Festival soufi de Paris. Amel Boutouchent et moi-même en sommes co-présidents. Bariza Khiari et Eric Geoffroy en sont les présidents d’honneur.
Pourquoi avoir fondé une association spécifique pour le festival alors qu’il existe déjà plusieurs structures soufies plus ou moins proches sur leurs lignes respectives et dont les membres se connaissent bien, comme la Maison soufie et la Fondation Conscience soufie ?
Tout simplement parce que nous poursuivons des buts convergents quant au rayonnement du soufisme mais que nous avons des sensibilités particulières.
Nos amis de la Fondation Conscience Soufie, par exemple, n’ont pas vocation à organiser un festival sur le soufisme mais plutôt à le soutenir.
Amel Boutouchent avait déjà un projet de festival soufi avant que l’on se rencontre et nous-mêmes voulions prolonger l’activité de la Maison soufie pour un public plus large.
Nos visions ont donc convergé et nous avons conjointement lancé ce festival.
Dites-nous-en un peu plus sur vous. A quelle tariqa êtes-vous rattaché ? Depuis combien d’années ?
Je suis membre et l’un des représentants (mouqqadam) de la voie soufie naqshbandi depuis plus de 25 ans. Je donne à ce titre-là des enseignements tous les jeudi soir qui réunissent 50 à 100 personnes chaque semaine. Sur le plan professionnel, je m’occupe d’une petite société « Chifa » qui commercialise des produits d’Orient.
Je suis également membre du conseil d’administration de l’association interreligieuse « Artisans de paix » et le représentant du courant islamique au sein de cette association qui réunit des chrétiens, des juifs, des musulmans et des bouddhistes.
Nous y organisons des réunions interreligieuses de prière où chaque représentant d’une tradition va à tour de rôle évoquer un texte.
Socialement, nous sommes miroirs les uns des autres.
Pour l’islam, ce texte peut-être un passage du Coran, de la vie du Prophète ou tiré de la vie d’un saint soufi. Puis, chacun va entonner un chant ou une prière.
Il est très rare que des musulmans aillent à l’église, que des chrétiens aillent à la synagogue et que des juifs aillent à la mosquée. Cette réunion nous permet de voir comment prie, pense et vit l’autre.
Comment il (elle) invoque Dieu. Cela nous permet de constater la proximité des uns et des autres et nous fait réaliser qu’on invoque la même Réalité suprême.
A côté de cela, des voyages et des retraites interreligieuses sont organisés, loin de toute approche syncrétistes. Nous nous appuyons seulement les uns sur les autres pour cheminer dans notre foi.
Si vous deviez en choisir une, quelle grande figure du soufisme vous a le plus marqué jusqu’à aujourd’hui ? Pour quelles raisons ?
C’est une question difficile car choisir nous oblige à exclure.
Si je devais choisir une personnalité du soufisme qui m’a marqué, en dehors de mon propre cheikh, le nom qui me vient directement à l’esprit est celui de l’émir Abdelkader car il représente un pont entre le monde contemporain dans lequel nous vivons et le monde de l’enracinement profond qui est celui du soufisme, à travers l’enseignement d’Ibn ‘Arabi qu’il a su, non pas plagié, mais reformulé dans un langage nouveau.
Son action faisait de lui un homme impliqué dans son temps, dans la fondation de l’état algérien, et au-delà de ce particularisme, c’était un être universel. Il a vécu en Syrie, et il a sauvé les chrétiens.
Les facettes de sa vie sont si multiples que chacun peut s’y retrouver. Sa vie montre que le soufi n’est pas comme on voudrait le faire croire un être retiré hors du monde dans une grotte ou une zaouia.
La vie du Prophète (PBDSL) a eu un temps consacré à la retraite et à la contemplation dans la grotte de Hira, un lieu très élevé, escarpé et difficile d’accès. C’est à ce moment-là qu’il a reçu la Révélation. Cela ne l’a pas empêché d’avoir une action sur le monde, une fois descendu de la montagne.
L’émir Abdelkader a eu une période de retraite forcée puisqu’il a été emprisonné quatre ans dans des conditions difficiles. Mais il a su transcender cette situation en établissant des liens avec des personnalités, curés, hommes d’église, généraux de fonctions ou colonels assignés à sa garde.
Il le faisait par son rayonnement naturel et non par calcul.
Cette seconde édition du festival est intitulée « l’Un, miroir de l’Autre ». L’Un c’est-à-dire Dieu. Y a-t-il une conception de l’unicité divine spécifique au soufisme par rapport aux autres courants de l’islam ?
Je répondrais par une phrase simple de René Guénon, qui lui-même rapportait le message des grands maîtres soufis : « at-tawhid wahidun ». La science de l’unicité divine est « une » par définition, elle ne peut être multiple.
La compréhension peut l’être, mais pas l’unicité elle-même. Dans le titre du festival « L’Un miroir de l’Autre », l’Un comme référence à Dieu est l’une des acceptions que nous avons voulu que le public comprenne. Il y en a d’autres. Socialement, nous sommes miroirs les uns des autres.
Les soufis sont comme les gardiens de cet amour vivant pour le Prophète
Le Coran nous enseigne que Dieu a créé les humains en nations pour qu’ils s’entre-connaissent. Il y a déjà là une idée de miroir. Chacun comprend l’Unité divine selon ses capacités de compréhension. Certains savants vont l’exprimer à leur manière avec une doctrine particulière.
Celle qui me plaît correspond au titre du livre du frère d’Abou Hamid al Ghazali, Ahmad al Ghazali, « Le dépouillement dans la réalisation de la parole de l’unicité divine » (at-tajrid fi kalimatou tawhid). Il s’agit de méditer cette parole au point où notre être soit dépouillé de tout autre que Dieu.
Le soufisme serait donc la voie de la réalisation personnelle (spirituelle) de l’unicité divine quand d’autres voies exprimerait cette unicité dans des formes plus rituelles, morales ou sociales ?
Justement. Il y a « La ilaha ilAllah » (Il n’y a pas d’autres divinités que Dieu) mais il y a aussi « Muhammad (PBDSL) rassouloulah » (Muhammad est le Messager de Dieu).
Une fois que l’on a réalisé cette unicité divine qui est la première partie de l’attestation, il nous reste à réaliser cette unicité dans notre vie quotidienne en suivant les pas du Messager de Dieu car nous ne sommes pas de purs esprits mais des êtres humains.
Mais la réalisation de la première attestation passe déjà par le chemin du Prophète ?
Forcément. Les confréries soufies remontent toutes au Prophète (PBDSL) et le Prophète a une importance capitale. Il n’est pas un prophète parmi tant d’autres mais l’exemple par excellence.
Cela me rappelle un passage de l’Evangile où il est rapporté de Jésus une sentence disant approximativement ceci : « Point de salut si ce n’est par moi ».
C’est la même chose pour le soufi qui ne peut pas cheminer correctement à moins de conscientiser toutes les caractéristiques et qualités du Prophète (PBDSL).
C’est ce qui explique pourquoi le Mawlid est si important chez les soufis. Ils sont comme les gardiens de cet amour vivant pour le Prophète.
Cela est attesté par une parole du Prophète où il dit : « Il ne croira pas véritablement celui qui n’aimera pas Dieu et son Prophète plus que tout autre chose ».
Que symbolise le miroir dans le soufisme ?
Le miroir est ce qui nous permet de nous voir réellement ou pas. Parfois le miroir nous trompe et parfois il nous révèle. Là, l’idée maîtresse est que le miroir nous révèle à nous-mêmes.
L’être humain est un être qui ne vit pas seul. Il a toujours besoin d’un miroir en quelque sorte pour se voir et se révéler à lui-même. Ce miroir c’est l’autre.
Une tradition prophétique rappelle cette centralité de l’idée de miroir en islam : « Le croyant est le miroir de son frère ».
Quelle valeur ou quel message souhaitez-vous mettre à l’honneur cette année ?
Les valeurs d’universalité. Prendre conscience que l’humanité, dans sa différence, est une et que l’unité se réalise dans la multiplicité. La beauté également. Tous les êtres humains sont à la recherche de beauté.
Que ce soit en observant un paysage, en écoutant un chant, en contemplant une œuvre artistique ou en écoutant la beauté de la psalmodie coranique. La beauté est une nécessité pour s’élever vers Al Jamil, le Beau.
Depuis les années 70, une propagande wahhabite s’est déployée présentant les soufis comme des musulmans décadents qui ne prient pas, boivent de l’alcool et dansent. Il s’agit d’une calomnie pure et simple. Il suffit de penser à l’exemplarité de grandes figures comme Al Ghazali ou Ibn ‘Arabi pour le comprendre.
La beauté par excellence devrait pouvoir réunir toutes les formes de beauté (éthique, esthétique, spirituelle, etc). L’architecture traditionnelle islamique en donne une image. Une beauté de ce monde qui nous transporte vers l’autre monde.
La beauté harmonieusement exprimée sous toutes ses facettes devrait être un véhicule qui nous mène à Dieu. La véritable beauté obéit à des principes. La connaissance de ces principes nous y conduit.
Le soufisme est souvent présenté comme le volet ésotérique de l’islam qui se distinguerait du volet exotérique. Mais la plupart des grands maîtres soufis de l’islam classique étaient l’un et l’autre au point qu’on a pu dire qu’il n’était pas possible d’atteindre le rang de maître ou de cheikh dans le soufisme avant de maîtriser les sciences exotériques. Cette réalité-là ne remet-elle pas en cause cette dualité même entre ésotérisme et exotérisme au sein du soufisme, le soufisme étant censé regrouper hiérarchiquement les deux niveaux ? Comment expliquer cette dissonance ?
Cela est dû à l’émergence d’une accentuation de la place de l’exotérisme dans la vie des musulmans. Le soufisme ne s’est jamais vu ainsi. Les maîtres soufis ont des chaînes de transmission initiatiques qui remontent à la personne même du Prophète (PBDSL) et considèrent donc qu’ils sont les gardiens de l’islam aussi bien dans son ampleur que dans sa profondeur, un islam complet.
Cette dichotomie ne devrait pas être car le Prophète parlait aux gens selon leur compréhension. Les enseignements prophétiques ont plusieurs niveaux de signification, certains immédiats, d’autres plus profonds.
Une certaine perception populaire voit même dans le soufisme une voie qui serait moins exigeante sur le plan de l’orthopraxie. Comment comprendre cette perception ?
Cette vision s’est développée depuis l’émergence du wahhabisme. Avant le wahhabisme, lorsqu’on parlait d’un soufi, cela signifiait une personne scrupuleuse, un ascète, un prieur de nuit. Une personne beaucoup plus exigeante que la moyenne des gens.
Or, depuis les années 70, une propagande wahhabite s’est déployée présentant les soufis comme des musulmans décadents qui ne prient pas, qui boivent de l’alcool et qui dansent. Il s’agit d’une calomnie pure et simple.
Il suffit de penser à l’exemplarité de grandes figures comme Al Ghazali ou Ibn ‘Arabi pour le comprendre. Même les critiques d’un Ibn Taymiyyah contre Ibn ‘Arabi ne visait pas ses actes ou son comportement mais seulement certaines incompréhensions concernant des passages de son œuvre.
Les soufis étaient maîtres des sciences ésotériques et exotériques. Leur pratique des actes exotériques était si accomplie qu’il pouvait même sembler à certains qu’ils en excédaient la lettre. Dans ses « Futuhats », Ibn ‘Arabi va au plus près de la lettre. Encore faut-il les étudier pour le savoir. Il faut savoir sortir des préjugés pour aller chercher l’information soi-même.
La crise qu’a connu l’islam exotérique et notamment celle du wahhabisme, après les attentats en France, a provoqué un regain d’intérêt pour le soufisme sans que l’on sache si ce regain s’est accompagné d’un engagement personnel plus prononcé dans les confréries. Qu’en est-il réellement ?
Il est difficile de répondre à cette question car il faudrait avoir des données statistiques sur les confréries. Ce qui est clair est qu’il y a effectivement un regain d’intérêt et que de plus en plus de personnes essaient de comprendre ce qu’est le soufisme. Le soufisme n’est pas seulement un engagement mais une manière de voir et de faire qui s’insuffle dans l’islam et même au-delà.
Toute expression juste de la vérité touche à l’universel.
La pensée de Rumi touche et influence un public qui dépasse largement celui de la confrérie de Mevlana. C’est une sagesse universelle. Par définition l’engagement dans une voie initiatique est réservé à quelques-uns. Ce n’est jamais la voie courante que choisit le fidèle lambda car tout le monde n’a pas la même soif de Dieu.
En regardant de près le programme du second festival soufi, l’impression d’une certaine distanciation se dégage entre le soufisme et la religion musulmane dans sa dimension historique au profit d’une vision plus universelle de l’islam. L’une des occurrences du programme fait ainsi référence à la dimension fondamentale et anhistorique de l’islam qui se distingue de l’islam historique révélé au Prophète (PBDSL). Cette impression est curieuse au sens où on ne peut pas être soufi sans être musulman au sens religieux. Faut-il donc distinguer un discours soufi qui serait universel et une pratique ou voie soufie plus spécifique car ancrée islamiquement ?
La sagesse du soufisme est universelle mais son engagement dans une voie soufie est spécifique. C’est ce que j’expliquais dans mon ouvrage « Langage du cœur » (Hachette). Le soufisme s’adresse à tous mais son engagement est exigeant, nécessite une discipline de tous les jours et s’enracine dans l’islam.
Son expression et sa compréhension, par celui qui a réalisé quelques-unes des vérités spirituelles, touche l’humanité entière. C’est pour la même raison que l’on peut s’identifier aux paroles de Jésus ou de Bouddha sans être chrétien ou bouddhiste.
Toute expression juste de la vérité touche à l’universel. C’est cette dimension qui manque à l’islam contemporain, un approfondissement des concepts de l’islam.
Raison pour laquelle nous avons insisté sur cette dimension métahistorique du mot islam que le Coran lui-même ne situe pas seulement sur le plan de la religion historique révélée à Muhammad (PBDSL) puisque Ibrahim lui-même est muslim au sens où il s’abandonne de manière confiante à la Volonté de Dieu.
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