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jeudi 21 novembre 2024

Al Ghazali : le cœur et son rapport aux sciences

La connaissance intuitive et la connaissance rationnelle sont régulièrement opposées dans les disciplines consacrées. Une grande erreur à éviter conseille le théologien Abu Hamid Al Ghazali, qui les jugent complémentaires. « L’intellect et la transmission ne peuvent se passer l’un de l’autre », écrit-il dans l’ouvrage « Merveilles du cœur » (Albouraq) dont nous publions un extrait.

Sache que le cœur est par nature prédisposé à recevoir les données vraies, comme nous l’avons vu précédemment. Cela étant dit, les sciences qui y pénètrent se divisent en sciences rationnelles et en sciences sacrées. Les sciences rationnelles se décomposent ensuite en sciences nécessaires 14 et en sciences acquises, lesquelles sciences acquises se répartissent elles-mêmes entre celles qui sont relatives à ce monde et celles relatives à l’autre monde. Par « sciences rationnelles » nous entendons les connaissances que conçoit l’intellect conformément à sa nature, et qui ne sont pas le fruit d’une tradition ou d’une transmission orale.

Ces sciences rationnelles se divisent donc en sciences nécessaires et acquises. Les sciences « nécessaires » sont les connaissances dont on ne sait l’origine ni comment elles nous viennent. Savoir, par exemple, qu’un individu ne peut se trouver en deux endroits, ou qu’une chose ne peut être à la fois nouvelle et ancienne, ou existante et inexistante.

L’homme se voit doté de ces connaissances depuis l’enfance, et il ne sait ni quand ni comment il les a acquises. Je veux dire par là qu’il n’en connaît pas les causes secondes immédiates, car il n’ignore pas que c’est Dieu qui l’a créé et qui l’a orienté [dans l’acquisition de ces sciences].15

Quant aux sciences « acquises », ce sont les connaissances tirées de l’apprentissage et de la déduction. Ces deux catégories de sciences rationnelles peuvent être également désignées [en arabe] par le ‘aql 16, comme on peut le voir dans l’aphorisme suivant de ‘Alî- que Dieu soit satisfait de lui :

« Il est deux sortes de savoir (‘aql)

L’un est inné et l’autre acquis

Mais le second ne sert à qui

Du premier n’a point eut sa part.

Car vainement le soleil brille

Si est éteinte la pupille. »

La première forme de ‘aql est celle que le Prophète (PBDSL) indiqua à ‘Alî lorsqu’il lui dit : « Il n’est de création plus estimable aux yeux de Dieu que l’intellect (‘aql) » La seconde forme est celle que le Prophète (PBDSL) évoquait lorsqu’il dit encore à ‘Alî : « Si les gens se rapprochent de Dieu par diverses formes d’actions vertueuses, rapproche-toi de Lui par ta raison (‘aql). »

En effet, on ne peut se rapprocher de Lui par ce qui nous est naturel et instinctif, pas plus que par les sciences nécessaires. Mais on peut se rapprocher de Lui par les sciences que l’on acquiert. Néanmoins seul quelqu’un comme ‘Alî – que Dieu soit satisfait de lui – pouvait se rapprocher de Dieu en utilisant le ‘aql pour tirer profit des connaissances susceptibles de lui conférer cette proximité du Seigneur des mondes.

Car le cœur est semblable à l’œil, tandis que sa disposition intellectuelle serait comme la vue. Or la faculté de voir est une réalité subtile dont est démunie la personne aveugle, et dont est dotée la personne voyante, même si celle-ci ferme les yeux ou si la nuit tombe. La science que le cœur acquiert correspond ainsi à l’objet de contemplation que la vue offre à l’œil.

Quant au temps que prend l’œil du ‘aql dans son apprentissage, au cours de l’enfance, de l’adolescence ou à l’âge adulte, il est semblable au temps que prend l’œil physique pour voir depuis le moment où le soleil se lève jusqu’à ce qu’il inonde le monde de sa lumière. On peut dire, selon cette image, que le calame au moyen duquel Dieu retranscrit les sciences sur les pages des cœurs, ressemble au disque solaire.

Or si la science n’est pas acquise par l’enfant avant qu’il atteigne l’âge du discernement, c’est que la page de son cœur n’est pas encore disposée à recevoir le flux des sciences.

Le « calame » est en quelque sorte une réalité créée que Dieu préposa, dans la causalité, à inscrire les sciences dans le cœur des hommes. Le Très-Haut a dit : « Celui qui enseigna au moyen du calame ; qui enseigna à l’homme ce qu’il ignorait. » (Coran, 96 :4) Cependant, le calame de Dieu ne ressemble pas au calame des hommes, de même que Sa nature n’est pas semblable à celle des hommes : Son calame n’est pas fait de roseau ou de bois, et Lui-même ne procède pas d’une essence ou d’un accident.

Aussi la comparaison entre l’œil intérieur et le regard physique est-elle pertinente sous certains aspects, mais on ne saurait les comparer sous le rapport de leurs valeurs respectives. L’œil intérieur est l’œil de l’âme en tant que réalité subtile consciente. Il est comparable au cavalier, et le corps au cheval : la cécité du cavalier est plus nuisible à lui-même que la cécité de sa monture. Les deux nuisances sont même sans commune mesure.

Pour faire le parallèle entre le regard intérieur et le regard extérieur, le Très-Haut donna au premier le nom du second, il dit : « Le cœur n’a pas démenti ce qu’il a vu. » (Coran, 53 : 11) Il appela donc la perception du cœur « vision ». Il dit également : « Ainsi faisons-nous voir à Abraham le royaume des cieux et de la terre. » (Coran, 6 : 75)

Ce verset ne mentionne pas le regard physique, car cette faculté n’est pas l’apanage d’Abraham. Il n’y a donc pas lieu que Dieu en parle comme d’une faveur. C’est aussi pourquoi Il nomma « aveuglement » le contraire de cette perception : « Certes ce ne sont pas les yeux qui sont aveuglés, mais ce sont les cœurs : ces cœurs dans les poitrines. » (Coran, 22 : 46). Dieu dit également : « Quiconque est aveugle en cette vie sera aveugle dans l’au-delà, et plus égaré encore. » (Coran, 17 : 72).

Concernant les sciences religieuses ou sacrées, il faut savoir qu’elles s’acquièrent par la transmission des prophètes – que la grâce et le salut de Dieu les recouvrent. Cette acquisition se fait par l’intermédiaire de l’apprentissage du livre de Dieu et de la tradition de Son Prophète (PBDSL), ainsi que par la compréhension des enseignements qui nous y sont révélés.

C’est par ces connaissances que le cœur devient parfaitement pur, et qu’il est délivré des affections et des maux. Car les sciences rationnelles ne suffisent pas à assainir le cœur, même si elles sont indispensables pour le faire, de même que l’intellect ne suffit pas à entretenir les causes de la bonne santé du corps : on a besoin d’apprendre les remèdes et les médications par l’intermédiaire des médecins, car l’intellect seul ne peut les deviner. Et cependant, on ne peut en comprendre l’usage, après en avoir été instruit, que par l’intellect.

Aussi l’intellect et la transmission ne peuvent-ils se passer l’un de l’autre. C’est pourquoi celui qui prône l’imitation seule coupée de tout usage de l’intellect est un ignorant, tandis que celui qui prétend se suffire de sa raison et n’avoir nul besoin des lumières du Coran et de la sunna est un présomptueux. Prends garde de ne pas appartenir à l’un de ces deux groupes, et joints plutôt les deux référents.

Les sciences rationnelles sont comme des aliments, et les sciences religieuses comme des médicaments. Or la nourriture affecte la personne malade tant que celle-ci ne trouve pas le remède. Il en va de même des maladies du cœur : elles ne peuvent être soignées qu’à l’aide des médicaments que prodigue le code islamique 17. Ces médicaments sont les rites et les œuvres qu’ont instaurés pour nous les prophètes – que Dieu les couvre de Ses grâces – afin de réformer les cœurs.

Aussi, quiconque ne porte pas remède à son cœur malade par l’accomplissement des adorations prescrites, et se satisfait de ses connaissances rationnelles subira leur nuisance, autant que le malade subit la nuisance de la nourriture.

D’aucuns pensent que les sciences rationnelles et les sciences sacrées sont antagoniques, et qu’il est impossible de les concilier. Cette conception résulte d’un aveuglement de l’œil intérieur. Que Dieu nous en préserve !

Celui qui soutient une telle idée voit peut-être même une contradiction entre diverses sciences religieuses sans parvenir, par conséquent, à les concilier. Il pense donc que la contradiction se trouve dans la religion, ce qui le rend perplexe, au point de vouloir se soustraire à la religion, comme on extirpe un cheveu de la pâte à pain !

Pourtant c’est sa propre impuissance qui l’a laissé penser que la religion comporte une insuffisance en soi. Certainement pas ! Cet individu est comme un aveugle qui, entrant chez des gens, aurait trébuché sur des pots. Il s’exclame aussitôt : « Qu’ont ces pots à rester en travers de la route ? Pourquoi ne sont-ils

Al Ghazali

Notes :

14 – Dans le sens de non contingentes.

15 – Référence au verset coranique : « Celui qui a créé chaque chose selon une nature qui lui est propre, puis a orienté [sa conduite] ». (Coran, 20 : 50)

16 – Le mot ‘aql peut désigner la raison, l’intellect, l’intelligence, l’entendement et la connaissance elle-même. Le terme, tel que l’emploie ici l’auteur, désigne une faculté qui serait la synthèse de l’intelligence et de la connaissance. C’est pourquoi, en français, il semble y avoir confusion entre l’intelligence et la connaissance.

17 – Pour traduction de sharî‘a, généralement rendu par « loi islamique ». Le terme « code » nous semble plus approprié que celui de « loi », car il regroupe la notion de loi et celle de bon usage. Le dictionnaire de l’Académie donne, parmi les définitions de ce terme, la suivante : « Ensemble de règles, d’usages qu’il convient d’observer, qui tendent à faire loi. Cette attitude est conforme au code de l’honneur. Le code des bonnes manières, du bon usage. Le code de déontologie médicale. Un code de bonne conduite… »

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