Exclusif. Fateh Kimouche est le fondateur du site Al Kanz, pionnier dans l’information sur la consommation musulmane et l’un des fins connaisseurs du marché du pèlerinage. Le chamboulement qui a suivi l’installation de la nouvelle plateforme Motawif dans l’organisation du hajj, a suscité de nombreuses craintes et soulevé de nombreuses questions. Quelles garanties apportées au pèlerin ? Qu’adviendra-t-il des agences de voyage ? Les Français feront-ils leur hajj cette année ? Sur Mizane.info, Fateh Kimouche nous apporte ses éléments de réponse.
Mizane. info : Quel regard portez-vous sur la nouvelle plateforme d’organisation du hajj Motawif ?
Fateh Kimouche : C’est ce que j’appelle le hajj nouvelle génération. Ce hajj va dans le sens de l’histoire. Il était inéluctable que l’Arabie saoudite fasse emprunter au hajj la voie de l’ère numérique. Cela a commencé avec les grands travaux qui ont eu lieu à La Mecque en 2008. Pas mal d’hôtels vétustes avaient été détruits. Après l’agrandissement de la Grande Mosquée, les Saoudiens ont introduit de nouvelles technologies. Certaines d’entres elles avaient fait polémique puisque Riyad, selon certains quotidiens, avait fait intervenir une société israélienne pour gérer les flux de pèlerins et éviter les bousculades et les morts qui surviennent souvent. Riyad avait démenti.
D’autres concerne des bornes à l’entrée de la Grande mosquée avec accès à plusieurs services sur la base de l’empreinte ou du flashage au QR code installées récemment. L’accès à des ouvrages par exemple. Avec ce nouveau switch vers l’ère numérique, c’est un peu comme passer de la cassette vidéo à Netflix ou au VOD, ou de la photo argentique à la photo numérique. On peut toujours pester mais les choses sont lancées. Cette nouvelle plateforme (Motawif) s’inscrit rappelons-le dans le projet 2030 que MBS (Mohamed Ben Salman) a voulu pour son pays, à savoir l’Arabie saoudite post-pétrole.
Les agences de voyage ont-elles été prises de vitesse ?
Les agences de voyage savaient depuis trois ans qu’elles allaient être « mangées » sans savoir quand ni à quelle sauce exactement. Motawif n’a pas été un coup de Trafalgar.
Les Saoudiens pensaient qu’ils seraient prêt sauf qu’ils ont clairement « foiré » l’opération. Il aurait été préférable de passer par une phase de transition de l’ancien système avec le nouveau avant de le supplanter.
Ce qui a été annoncé en avril, c’est 1 million de pèlerins (hajj) dont 85 % d’étrangers et le reste de locaux. Certains pensent même que les Saoudiens veulent baisser un peu plus ce chiffre pour optimiser le rodage de leur nouveau système. D’après mes sources, il y aurait eu des arbitrages difficiles à mener car il y a des oppositions. L’une des options proposées était de rogner sur les quotas avec pour les Français, un passage de 9268 à 6000 pèlerins et pour les Britanniques de 12348 à… 3000/3300 !
Justement, à propos des quotas. Motawif indique la possibilité d’ajouter jusqu’à neuf personnes pour les sélectionnés. Comment parler de quotas quant le ratio peut passer de 1 à 9 ?
Oui c’est l’une des incohérences du nouveau système. En réalité, les quotas ont déjà été fixés mais ils n’ont pas été annoncés. En fonction du nombre d’inscrits, ils s’adapteront. Beaucoup d’anciens du système avec qui j’ai pu discuté ne sont pas du tout surpris par l’incurie du système.
Quels sont les avantages de ce changement de système pour le pays organisateur et pour les pèlerins ?
Le changement avait déjà commencé avec la libéralisation de la ‘omra en 2019. Plus besoin d’agence, un seul visa permettait d’y aller. Avec la nouvelle plateforme, il va y avoir une explosion de petits boulots sur place pour les étudiants qui vont devenir guides. Une sorte d’ubérisation. Cela se faisait déjà jusque là mais on était dans le bricolage puisque les agences s’occupaient de fournir les guides.
Libéralisation donc d’un côté et nationalisation de l’autre.
L’objectif annoncé pour 2030 par MBS est 30 millions de pèlerins par an. En 2018, nous étions à 8,5 millions toute l’année. Ce chiffre a déjà été dépassé cette année puisqu’au moment de Ramadan, on a compté 4 millions de pèlerins juste les 20 premiers jours.
Le ministre du hajj et de la ‘omra a d’ailleurs indiqué que le visa touristique pour la ‘omra allait durer trois mois et accessible par internet, le e-visa. C’est une complète libéralisation de la ‘omra.
Pour les particuliers, l’avantage est l’absence de fraude. Il faut le savoir, certaines agences vendaient des prestations de hajj huit à neuf mois avant. Elles encaissaient les sous, réservaient les hôtels et billets mais sans aucune garantie de visas avec parfois des fraudes dramatiques pour les usagers qui perdaient des milliers d’euros.
Les Britanniques ont par exemple posé la question de savoir si le voyage du hajj bénéficierait de la prise en charge ATOL, une sorte d’assurance de remboursement en cas de problème. Mais en réalité, juridiquement, l’Arabie saoudite ne peux pas vendre des voyages à des Européens sans qu’il y ait de garanties financières matérialisée par une structure. Il faut que les pèlerins puissent se retourner s’il y a un problème.
Les Français maintiendront-ils globalement leur hajj cette année ?
Certains vont sans doute tenter le coup mais beaucoup renonceront cette année. Sauf si les Saoudiens proposent une formule qui solutionnera tous les problèmes. On se dirige peut-être vers un modèle public/privé de l’organisation du hajj. La gestion des données a été un autre fiasco. Ceux qui se sont inscrits sur Motawif ont ainsi reçu des spams et messages publicitaires sur des produits de beauté pour la peau !
Les agences vont-elles disparaitre ou peuvent-elles encore fournir un service sur la ‘omra ?
Beaucoup d’agences vont disparaitre, notamment celles dont l’activité était à 100 % hajj et ‘omra. Les agences historiques, celles qui fonctionnait à 50 ou 60 % sur le hajj vont être très mal car ces agences sont déjà passées par deux années blanches avec la Covid-19. Elles vont devoir s’adapter et inventer de nouvelles choses. Si elles investissent sur le tourisme halal de manière sérieuse, elles peuvent rebondir.
Parmi les services que proposaient les agences la location de cars groupés et le départ commun des fidèles avec rendez-vous fixé et hébergement à l’hôtel. Un peu comme une colonie de vacances. Ce type de service va disparaître. Nombreux sont ceux qui prédisent le pire. Mais rien n’est sûr. Ce sera peut-être mieux.
En cas d’échec, ce n’est pas seulement l’image de l’Arabie saoudite qui sera affectée, c’est celle de MBS qui s’est directement engagé dans ce projet.
Motawif va-t-il contribué à une baisse des prix pour le pèlerin ?
Cela dépendra des arbitrages sur les packages Mina-Arafat. Les prestations terrestres à Mina ce sont les tentes, la nourriture, les médicaments et le transport local, sans compter le vol et l’hôtel. Pour avoir une idée, juste à propos du premier prix de cette prestation terrestre, nous sommes passés de 900/1000 euros à 2700 euros ! En faisant le tour des prix proposés un peu partout dans le monde, on constate que les hausses correspondent à cette fourchette d’augmentation de 2 à 3 fois plus cher.
Comment ces augmentations sont-elles justifiées ?
Par la prestation qui est du standing de luxe avec des tentes à Mina qui font office d’hôtels ! Quand on voit des forfaits à 8000 euros, c’est aussi parce que les Français veulent être devant la Grande mosquée dans des hôtels 5 étoiles. D’autres évoquent un baroud d’honneur des agences qui ont essayé de s’en mettre plein les poches avant la fin. Forcément le prix s’en trouve impacté. Quelle sera la tendance des prix à moyen terme ? Il y a trois hypothèses. La première : les prix vont exploser et le hajj va être destiné aux middle class et plus.
Cette hypothèse ne contredit-elle pas l’objectif des 30 millions de pèlerins par an visé par MBS d’ici 2030 ?
Oui et non. Le chiffre est visé sur la ‘omra pas sur le hajj. La première hypothèse me semble néanmoins peu plausible. Quant on voit que le Gabon renonce à envoyer des pèlerins cette année car c’est trop cher, on peut en douter. La deuxième hypothèse mise quant à elle sur une stagnation des prix comme aujourd’hui.
La dernière hypothèse sur une éventuelle baisse mais en réalité on n’y va pas vraiment vers cette baisse. Rien que l’an dernier, 50 % des hôtels ont été fermés. On peut envisager une éventuelle intervention des Saoudiens contre la spéculation que les hôtels pratiquent durant les périodes saisonnières. Mais n’oublions pas d’un autre côté qu’en 2020 (période Covid), la perte financière pour l’Arabie saoudite se chiffrait à 40 %.
Riyad cherchera forcément à se refaire une santé. Peut-être que des prestations loin de la Mosquée sacrée (Masjid al haram) feront baisser les prix. Mais quand certaines agences ont proposé ces prestations plus éloignées de la Mecque, elles ont fait un flop.
L’impératif d’un bilan de vaccination complète va-t-elle contribué à réduire le nombre de pèlerins sur le départ ?
Non car la liste de demandeurs est tellement longue que cela ne peut pas impacter le nombre de pèlerins. D’ailleurs pour informations, les Français sont arrivés en tête des populations concernées à s’être inscrit sur la plateforme Motawif, puis ensuite les Anglais.
Le marché du hajj était une véritable manne pour les agences de voyages, mais aussi pour tout un circuit incluant des rabatteurs, des imams, des guides, etc. A combien était évalué le poids financier de ce marché en France ?
Selon l’un des membres de la coordination du hajj en France questionné en 2020, le marché du hajj et de la ‘omra pèse 150 millions d’euros/an. La même année, le hajj et la ‘omra ont rapporté à l’Arabie saoudite 10, 6 milliards d’euros. Pour la répartition exacte de ce chiffre entre hajj et ‘omra, c’est plus difficile à établir. On connaissait le quota de pèlerins français (9000 personnes) mais on ignore le nombre de personnes qui font la ‘omra chaque année en France.
Propos rapportés par la rédaction