Philosophe et essayiste français, Émile-Auguste Chartier (1868/1951), plus connu sous le nom d’Alain, a produit une œuvre prolixe sur une large palette de sujets (politique, esthétique, morale, etc). Dans le recueil « Propos sur le bonheur » publié en 1925, Alain développe sa vision de l’action chez l’Homme et en quel sens ce dernier ne cherche pas fondamentalement le plaisir mais l’effort. Mizane.info en publie quelques extraits.
Tous ces coureurs se donnent bien de la peine.
Tous ces joueurs de ballon se donnent bien de la peine.
Tous ces boxeurs se donnent bien de la peine.
On lit partout que les hommes cherchent le plaisir ; mais cela n’est pas évident ; il semble plutôt qu’ils cherchent la peine et qu’ils aiment la peine.
Le vieux Diogène disait : « Ce qu’il y a de meilleur c’est la peine. »
On dira là-dessus qu’ils trouvent tous leur plaisir dans cette peine qu’ils cherchent ; mais c’est jouer sur les mots ; c’est bonheur et non plaisir qu’il faudrait dire ; et ce sont deux choses très différentes, aussi différentes que l’esclavage et la liberté.
On veut agir, on ne veut pas subir.
Tous ces hommes qui se donnent tant de peine n’aiment sans doute pas le travail forcé ; personne n’aime le travail forcé ; personne n’aime les maux qui tombent ; personne n’aime sentir la nécessité.
Mais aussitôt que je me donne librement de la peine, me voilà content.
J’écris ces propos. « Voilà bien de la peine » dira quelque écrivain qui vit de sa plume ; seulement personne ne m’y force ; et ce travail voulu est un plaisir, ou un bonheur, pour mieux parler.
Le boxeur n’aime pas les coups qui viennent le trouver ; mais il aime ceux qu’il va chercher.
Il n’est rien de si agréable qu’une victoire difficile, dès que le combat dépend de nous. Dans le fond, on n’aime que la puissance.
Par les monstres qu’il cherchait et qu’il écrasait, Hercule se prouvait à lui-même sa puissance.
Mais dès qu’il fut amoureux, il sentit son propre esclavage et la puissance du plaisir ; tous les hommes sont ainsi ; et c’est pourquoi le plaisir les rend tristes.
L’avare se prive de beaucoup de plaisirs, et il se fait un bonheur vif, d’abord en triomphant des plaisirs, et aussi en accumulant de la puissance ; mais il veut la devoir à lui-même.
Celui qui devient riche par héritage est un avare triste, s’il est avare ; car tout bonheur est poésie essentiellement, et poésie veut dire action ; l’on n’aime guère un bonheur qui vous tombe ; on veut l’avoir fait.
L’enfant se moque de nos jardins, et il se fait un beau jardin, avec des tas de sable et des brins de paille.
Imaginez-vous un collectionneur qui n’aurait pas fait sa collection ?
Je crois assez que ce qui plaît dans la guerre c’est qu’on la fait. Il y a une liberté évidente de chaque homme, dès qu’il est armé ; et on rirait d’un état-major qui voudrait forcer les hommes à se battre.
Mais aussitôt qu’ils sentent leur liberté, ils entrent dans une vie nouvelle et y prennent goût.
Craindre la mort, il le faut toujours, et l’attendre, et enfin la subir.
Mais celui qui va au-devant d’elle et l’appelle en quelque sorte en champ clos, celui-là se sent plus fort qu’elle.
Tout le monde sait bien qu’il est plus facile à des soldats d’aller la chercher que de l’attendre ; et l’on aime mieux la destinée que l’on se fait que celle que le temps apporte.
Il y a donc une poésie dans la guerre qui fait que l’on ne hait même plus l’ennemi.
C’est cette ivresse de liberté qui fait comprendre la guerre et toutes les passions. Une peste est imposée ; une guerre est comme inventée, à la manière des jeux.
C’est pourquoi il me semble que la prudence n’est pas un gage de paix qui suffise ; c’est par l’amour de la justice que l’on supporte la paix ; et c’est parce que la justice est difficile à faire, plus difficile qu’un pont ou qu’un tunnel, c’est pour cela que la paix sera ; seulement pour cela.
Hommes d’action
(…)
On se demande souvent quelle peut être la vie intérieure d’un voleur et d’un bandit. Je crois qu’il n’en a point. Toujours à l’affût, ou dormant.
Toute sa puissance de prévoir est en éclaireur, devant ses pieds et ses mains. C’est pourquoi l’idée de la punition ne lui vient point, ni aucune autre.
Cette machine aveugle et sourde a de quoi effrayer. Mais en tout homme l’action éteint la conscience ; cette violence sans égards s’entend dans le coup de hache du bûcheron ; elle est moins sensible dans les démarches de l’homme d’État, mais on la retrouve souvent dans les effets.
On s’étonnerait moins de trouver l’homme dur et insensible comme la hache, si l’on remarquait qu’il ne s’épargne pas tant lui-même. Puissance n’a point pitié, non plus pitié de soi.
Pourquoi la guerre ? Parce que les hommes se noient alors dans l’action. Leur pensée est comme ces lampes électriques du tramway qui baissent au démarrage ; je dis leur pensée réfléchie.
D’où une puissance redoutable de l’action ; elle se justifie à sa manière, parce qu’elle éteint la lampe intérieure.
Par quoi une foule de passions viles sont éteintes, toutes celles que la réflexion nourrit, comme mélancolie, dégoût de la vie, ou bien intrigue, hypocrisie, rancune, ou bien amour romanesque, ou bien vice raffiné.
Mais aussi s’éteint la justice dans le courant de l’action.
Le préfet de police se bat contre l’émeute de la même manière qu’il se bat contre l’eau et le feu. L’émeutier éteint sa lampe aussi. Nuit barbare.
C’est pourquoi il y eut des tortionnaires qui enfonçaient les coins, et des juges qui recevaient les aveux.
C’est pourquoi il y eut des galériens attachés sur les bancs, et qui agonisaient là, qui mouraient là, en suivant le mouvement des rames ; et d’autres hommes qui fouettaient.
Ceux qui fouettaient ne pensaient qu’à leur fouet. N’importe quel état de barbarie durera s’il s’établit.
(…)
Diogène
L’homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer. Cela se voit dans le jeu de cartes ; il est clair, d’après les visages, que chacun contemple alors sa propre puissance de délibérer et de décider ; il y a des Césars de la manille, et des passages du Rubicon à chaque instant.
Même dans les jeux de hasard, le joueur a tout pouvoir de risquer ou de ne pas risquer ; tantôt il ose, quel que soit le risque ; tantôt il s’abstient, quelle que soit l’espérance ; il se gouverne lui-même ; il règne.
Le désir et la crainte, importuns conseillers dans les affaires ordinaires, sont ici hors du conseil, par l’impossibilité où l’on se trouve de prévoir.
Aussi le jeu est-il la passion des âmes fières.
(…)
Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne, et déplaisent autant que l’on y obéit.
Le pilote du tramway a moins de bonheur que le chauffeur de l’omnibus automobile.
La chasse libre et solitaire donne des plaisirs vifs, parce que le chasseur fait son plan, le suit ou bien le change, sans avoir à rendre des comptes ni à donner ses raisons.
(…)
Ainsi ceux qui disent que l’homme cherche le plaisir et fuit la peine décrivent mal.
L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis ; mais par-dessus tout il aime agir et conquérir ; il n’aime point pâtir ni subir ; aussi choisit-il la peine avec l’action plutôt que le plaisir sans action.
Diogène le paradoxal aimait à dire que c’est la peine qui est bonne ; il entendait la peine choisie et voulue ; car, pour la peine subie, personne ne l’aime.
L’alpiniste développe sa propre puissance et se la prouve à lui-même ; il la sent et la pense en même temps ; cette joie supérieure éclaire le paysage neigeux.
Mais celui qu’un train électrique a porté jusqu’à une cime célèbre n’y peut pas trouver le même soleil.
C’est pourquoi il est vrai que les perspectives du plaisir nous trompent ; mais elles nous trompent de deux manières ; car le plaisir reçu ne paie jamais ce qu’il promettait, alors que le plaisir d’agir, au contraire, paie toujours plus qu’il ne promettait.
L’athlète s’exerce en vue de conquérir la récompense ; mais aussitôt, par le progrès et par la difficulté vaincue, il conquiert une autre récompense, qui est en lui et dépend de lui.
Et c’est ce que le paresseux ne peut pas du tout imaginer ; car il ne voit que la peine et l’autre récompense ; il pèse l’une et l’autre et ne se décide point ; mais l’athlète est déjà debout et au travail, soulevé par l’exercice de la veille, et jouissant aussitôt de sa propre volonté et puissance.
En sorte qu’il n’y a d’agréable que le travail ; mais le paresseux ne sait pas cela et ne peut pas le savoir ; ou bien, s’il le sait par ouï-dire ou par souvenir, il ne peut pas le croire ; c’est pourquoi le calcul des plaisirs trompe toujours, et l’ennui vient.
Quand l’animal pensant s’ennuie, la colère n’est pas loin.
L’égoïste
Une des erreurs de nos religions occidentales, comme le marque Auguste Comte, c’est d’avoir enseigné que l’homme est égoïste toujours et sans remède, à moins d’un secours divin.
Cette idée a tout infecté, et jusqu’au dévouement, en sorte que, parmi les idées les plus populaires, et aussi bien chez les esprits les plus libres, on trouve cette étrange opinion que celui qui se sacrifie cherche encore son plaisir.
« L’un aime la guerre ; l’autre la justice ; moi j’aime le vin. » L’anarchiste même est théologien ; la révolte répond à l’humiliation ; tout cela est du même tonneau.
Dans le fait, on devrait voir que l’homme aime communément plutôt l’action que le plaisir, comme les jeux de la jeunesse le montrent bien.
Car, qu’est-ce qu’une partie de ballon, sinon des bousculades, des coups de poing et des coups de pied, et enfin des marques noires et des compresses ?
Mais tout cela est ardemment désiré ; tout cela est recueilli par le souvenir ; on y pense avec transport ; les jambes veulent déjà courir.
Et c’est la générosité qui plaît, jusqu’à faire mépriser les coups, la douleur, la fatigue.
On devrait aussi considérer la guerre, qui est un jeu admirable, et qui fait voir plus de générosité que de férocité ; car ce qui est surtout laid dans la guerre, c’est l’esclavage qui la prépare et l’esclavage qui la suit.
Le désordre des guerres, en somme, c’est que les meilleurs s’y font tuer et que les habiles y trouvent occasion de gouverner contre la justice.
Mais le jugement instinctif s’égare encore ici ; et les braves gens comme Déroulède trouvent leur plaisir à être dupes.
(…)
Et Pascal, le génie catholique, Pascal a écrit cette parole, où il n’y a que l’apparence de la profondeur : « Nous perdons la vie avec joie, pour-vu qu’on en parle. »
C’est le même homme qui s’est moqué du chasseur qui se donne bien du mal pour prendre un lièvre, dont il ne voudrait point s’il était donné.
Il faut que le préjugé théologique soit bien fort pour cacher à des yeux humains que l’homme aime l’action plus que le plaisir, l’action réglée et disciplinée plus que toute autre action, et l’action pour la justice par-dessus tout.
D’où résulte un immense plaisir, sans doute ; mais, l’erreur est de croire que l’action court au plaisir ; car le plaisir accompagne l’action.
(…)
L’égoïste, au contraire, manque à sa destinée par une erreur de jugement.
Il ne veut avancer un doigt que s’il aperçoit un beau plaisir à prendre ; mais dans ce calcul les vrais plaisirs sont toujours oubliés, car les vrais plaisirs veulent d’abord peine ; c’est pourquoi, dans les calculs de la prudence, les douleurs l’emportent toujours ; la crainte est toujours plus forte que l’espérance et l’égoïste finit par considérer la maladie, la vieillesse, la mort inévitable.
Et son désespoir me prouve qu’il s’est mal compris lui-même.
Alain
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