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lundi 23 décembre 2024

Baptiste Brodard : l’action sociale musulmane

Docteur en études religieuses à l’université de Fribourg et chercheur en post-doctorat, Baptiste Brodard a travaillé sur l’action sociale musulmane en Suisse. Mizane.info publie un extrait de sa thèse dans laquelle il définit quelques-uns des champs d’action investis par les musulmans européens.

En préambule, il convient de préciser ce qu’on entend ici par la notion de communauté, souvent opposée à celle de société. Si cette dernière englobe l’ensemble de la population sur un territoire donné, celle de communauté désigne un groupe plus limité compris à l’intérieur de ladite société. La communauté est constituée avant tout par un sentiment d’appartenance, et donc par des dynamiques internes qui définissent ses limites. Dans les études de cas, ce terme a été couramment utilisé par les acteurs qui parlent de « communauté musulmane » pour désigner l’ensemble des personnes qui se reconnaissent comme membres de cette communauté « imaginaire »168 sur la base de leur foi.

Dans le contexte français, Nicolas de Lavergne explique qu’« on se rapproche, avec le vocable de communauté, certes ambigu, mais valorisé dans la symbolique musulmane, de l’association volontaire de croyants autorisée par la loi de 1905 » (De Lavergne, 2003, p. 38).

En Suisse aussi, la « communauté musulmane » peut se définir comme un regroupement de personnes dont le trait commun est l’appartenance (revendiquée) à l’islam. Toutefois, cette auto-identification ne semble prendre vraiment son sens que dans l’altérité vis-à-vis d’une société globale qui ne partage pas la caractéristique distinctive de la communauté en question.

À ce niveau, ce sont des dynamiques extracommunautaires qui contribuent à l’affirmation de l’existence de la communauté.

Il fait alors sens de parler de « faire communauté » car cette proposition rend compte d’un processus, donc d’une vision dynamique et évolutive à l’inverse d’une essentialisation.

À ce sujet, Ivan Sainsaulieu, Monika Salzbrunn et Laurent Amiotte-Suchet appréhende cette question : « La « communauté », issue de la description empirique d’une variété de processus sociaux, est en permanence bousculée par la « communauté » comme idéal et prescription normative. Dans cette dualité, le travail de compréhension et d’analyse est difficile. Lien social et artefact tout à la fois, le « fait communautaire » est investi par des stratégies individuelles, défendant des intérêts particuliers, des collectifs, cherchant à délimiter et protéger leurs frontières, comme par des politiques productrices de taxinomies sélectives et de normes de cohésion nationale. » (Sainsaulieu, Salzbrunn & Amiotte-Suchet, 2010, p. 16)

Parler de communauté implique ainsi avant tout de considérer la manière dont les groupes se perçoivent et se définissent. L’usage du terme de « communauté musulmane » se justifie ici dans la mesure où il constitue une catégorie pour nombre d’acteurs qui s’identifient comme membres de cette dite communauté, mais aussi de sa reconnaissance par des entités extra-communautaires. (…)

Dans cette optique, l’appartenance à la communauté n’est pas exclusive de l’appartenance à la société nationale, mais renvoie simplement à un registre différent. Dans la perspective de cette définition, l’action sociale musulmane se présente donc comme un engagement « communautaire » qui s’exerce dans une société nationale.

L’approche « musulmane » de l’action sociale : quelles spécificités ?

L’investissement de collectifs de musulmans au nom de l’islam dans l’espace public, notamment dans la sphère de l’action sociale, interroge les positionnements et finalités de l’engagement social tant en lien avec la société en général qu’avec les communautés en particulier.

La question sur la vocation, les buts et les objectifs de cette action sociale musulmane est d’autant plus controversée dans une société où l’islam et les musulmans restent minoritaires, fréquemment sujets à la méfiance et à l’animosité de certains.

Dans ce cadre, il convient d’abord d’appréhender les spécificités de l’action sociale musulmane dans ses modes d’interventions, en décrivant ses méthodes et ses stratégies et en expliquant les motifs de son orientation.

En bref, quelles sont les approches et modalités de l’action sociale musulmane ? Tend-t-elle à s’identifier aux autres formes d’action sociale dans un processus d’imitation, ou au contraire à apporter une plus-value ? Est-elle porteuse d’innovations et d’approches alternatives ?

(…)

Le traitement de ces questions permettra de réfléchir sur la dimension potentiellement politique, critique et subversive de l’action sociale musulmane en Europe occidentale. Ensuite, l’action sociale musulmane dans une société plurielle peut être analysée dans sa dimension d’engagement, en tant qu’expression de la participation de collectifs musulmans à la société dans une perspective citoyenne.

Une action sociale contributive, complémentaire et spécialisée

« L’engagement associatif, c’est un moyen pour défendre un idéal ». Ces propos, tenus par une jeune bénévole d’une association musulmane lors d’un atelier sur l’engagement social à la Rencontre Annuelle de la Jeunesse Romande (RAJR) lie implicitement l’engagement social à la défense de valeurs consensuelles, souvent présentées comme « universelles ».

Ce registre humaniste, qui s’appuie sur le registre de l’évidence, est mobilisé par nombre d’acteurs musulmans en parallèle de celui de la religion. L’étude de la littérature a mis en évidence les rapports de coopération ou d’opposition entre des institutions publiques et des associations musulmanes actives dans l’espace public.

(…)

Les différentes études de cas montrent que même dans la sphère relativement spécifique de l’exclusion, les associations musulmanes mettent en œuvre des projets qui couvrent des domaines variés, allant d’une action sociale matérielle à des services de médiation et de conseil. (…)

D’emblée, il ressort des études de cas que les associations musulmanes tendent soit à proposer des services sociaux « ordinaires », déjà proposés par d’autres acteurs, soit à proposer des prestations sur la base d’approches communautaires et intra-culturelles.

Dans les deux cas, les associations musulmanes ne développent pas de pratiques qui entreraient clairement en opposition avec les prestations d’autres acteurs. Au contraire, elles insistent sur la nécessité de contribuer positivement à la société en prenant en charge des besoins non comblés dans une optique de complémentarité.

Dans le domaine de la lutte contre l’exclusion, qui concentre la plupart des investissements collectifs musulmans dans une action sociale exercée au-delà des cercles communautaires restreints, il ressort que les axes d’action sociale investis en Suisse convergent avec ceux observés dans d’autres pays d’Europe occidentale.

La grande majorité de l’investissement social des associations musulmanes se restreint ici à trois domaines : l’aide matérielle et morale aux sans-abris et aux personnes en situation de précarité, l’aide aux migrants et aux réfugiés ; l’action sociale de prévention et d’accompagnement destinée à la jeunesse des milieux populaires.

À ces domaines s’ajoutent plus récemment les actions de lutte contre la « radicalisation » et les projets d’intégration en faveur du « vivre-ensemble ». Ces grands axes d’action sociale sont également investis par un grand nombre d’acteurs sociaux étatiques et privés engagés dans la lutte contre l’exclusion au sens large. En fonction des pays, des villes et des contextes, les bénéficiaires de ces axes d’investissement peuvent comporter un fort pourcentage de musulmans.

Ce dernier point explique en partie la focalisation des associations musulmanes sur ces axes d’action sociale qui se justifie par le critère du besoin. Parallèlement, c’est également la proximité identitaire, culturelle ou religieuse entre les acteurs et les bénéficiaires qui peut inciter certaines structures musulmanes à porter une attention particulière à ces groupes et problématiques.

L’aide matérielle et morale aux sans-abris et aux personnes en grande précarité

Particulièrement actives dans la lutte contre l’exclusion, nombre d’associations musulmanes organisent des maraudes en faveur des sans-abris et des personnes précaires dans différentes villes européennes. Ces actions représentent certainement les investissements les plus visibles mais aussi les plus médiatisés des associations musulmanes dans l’espace public.

En Grande-Bretagne, les maraudes d’associations musulmanes s’organisent en complémentarité à d’autres prestations communautaires en faveur des pauvres et des sans-abris, incluant des hébergements d’urgence dans certaines mosquées.

En France, dans les arrondissements du nord de la capitale et dans diverses villes de Seine-Saint-Denis, les associations musulmanes semblent désormais compter parmi les prestataires les plus visibles de repas aux sans-abris.

En Suisse, deux groupes parmi les études de cas ont mis en œuvre des maraudes à Genève et à Lausanne. Malgré l’importance croissante de cet axe d’investissement de la part d’associations musulmanes dans différents pays européens, il convient de préciser que d’autres acteurs sociaux assuraient déjà les mêmes services auparavant.

Ainsi, l’engagement de collectifs musulmans dans les maraudes semble s’inscrire dans la continuité et l’imitation de services caritatifs préexistants, sans qu’il n’y ait de grandes différences ou innovations perceptibles dans les modalités d’action.

Ces associations musulmanes contribuent au champ de la lutte contre l’exclusion en dispensant des offres équivalentes de celles d’autres structures publiques et privées.

L’approche de la lutte contre l’exclusion se réduit généralement à des dons matériels de première nécessité, censés répondre à une urgence sociale, sans stratégie durable susceptible de conduire à un changement structurel. Dans bien des cas, c’est la récurrence de besoins non couverts qui justifient l’implication de ces structures dans un effort concerté avec d’autres prestataires de services sociaux.

Les associations musulmanes concernées deviennent alors les partenaires d’autres organisations privées et étatiques, en joignant les réseaux locaux d’action sociale contre la précarité. C’est ainsi que le SASI à Genève fait partie du STAMM, un réseau de structures réunies autour de la problématique de l’exclusion à l’échelle locale.

Dans la même logique, en Grande-Bretagne, des partenariats rassemblent des Eglises, centres islamiques et israélites pour organiser un hébergement d’urgence en faveur des sans-abris. Dans ces cas, les associations musulmanes impliquées deviennent des acteurs sociaux reconnus à l’instar de leurs homologues chrétiens, juifs ou laïcs.

Baptiste Brodard

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