Dans une interview accordée à la rédaction de Mizane.info, le président du Conseil français du culte musulman Mohammed Moussaoui est revenu sur les nombreuses critiques faites contre la charte de l’islam de France. On y apprend notamment que la charte ne sera pas imposée et qu’elle réaffirme symboliquement des principes. « La charte n’est pas un code composé de règles à valeur exécutive. Les principes qui y sont réaffirmés sont des repères qui encadrent la mission des imams » a-t-il déclaré. Entretien.
Mizane.info : La charte de l’islam de France a été rejetée par de nombreux imams, mosquées, enseignants religieux et associations musulmanes. Des communiqués et tribunes ont exprimé ouvertement ce rejet pour différentes raisons (manque de démocratie, pressions politiques, violation de la laïcité, etc). Est-ce que vous comprenez ces critiques ?
Mohammed Moussaoui : Les réactions n’étaient pas de même nature. Certains déplorent que les imams et les responsables de mosquées n’aient pas été consultés avant même la rédaction du texte. Nous avions bien dit avant dans notre communiqué diffusé la vielle de la signature de la charte devant le président de la République que le texte allait être soumis aux CRCM et aux mosquées pour recueillir leurs éventuels amendements et leurs appréciations. Fallait-il faire remonter des textes depuis les CRCM et faire une synthèse de plusieurs centaines de propositions ? Généralement, la procédure est différente sur ce type d’initiative. Des contributeurs rédigent un texte et ensuite le soumettent à tous les acteurs pouvant apporter des appréciations ou des améliorations éventuelles. C’est ce que nous avons fait. Encore récemment, j’ai sollicité à nouveau les CRCM pour organiser des assises locales afin de discuter de ce texte et de faire remonter leurs réactions. Certains, au lieu de faire remonter ces réactions, se sont plaints de ne pas avoir été consultés !
Est-ce que beaucoup d’acteurs et d’institutions cultuels locaux vous ont soumis des réactions au texte de la charte ?
Pas beaucoup malheureusement pour l’instant, au vu du nombre de mosquées en France. Ceux qui critiquent notre approche devraient décrire clairement la méthode à suivre au lieu de ne rien proposer. Notre méthode est une manière de faire parmi d’autres : soumettre une proposition qui peut être enrichie.
Lorsque nous regardons de près les critiques qui ont été formulées par les trois fédérations (CCMTF, CIMG et Foi et Pratique), nous remarquons qu’elles font dire au texte de la charte ce qu’il ne dit pas, pour ensuite la critiquer sur la base de leur lecture! Cette approche n’est ni équitable ni raisonnable.
Prétendre, comme l’ont fait les trois fédérations, que la charte « mélange des domaines séparés par la loi et présume que les organisations musulmanes sans aucune distinction, sont opposées à la constitution », ou encore « la constitution et la croyance sont mentionnées sur le même plan et présentés comme des systèmes contradictoires » est un détournement manifeste du texte.
De même, qualifier notre appel à faire preuve d’ouverture et à évoquer avec respect le choix de nos concitoyens en matière de conviction ou de religion, et ce au sein de nos lieux de culte avec nos fidèles, comme au sein de nos familles, d’« atteinte à la vie privée des personnes avec l’intrusion au sein des familles », est totalement incompréhensible.
La première critique a concerné le titre même : charte de l’islam de France !
Oui justement. Que veut dire cette critique ? L’organisation de l’islam en France n’est pas celle de l’islam au Maroc, en Tunisie ou en Turquie ! Le culte musulman est généralement organisé par un ministère des Affaires religieuses. Vous avez un ministère des Habous et des affaires islamiques au Maroc, un ministère des Affaires religieuses en Algérie, etc. Vous avez aussi derrière ces ministères, des conseils de oulémas dans les régions ou des délégations pour les représenter. En France, nous avons les CRCM et le CFCM. Cette organisation est spécifique à la France et se distingue des autres formes d’organisations. Ensuite, vous avez les avis religieux. Il n’est pas vrai que les avis religieux sont les mêmes partout dans le monde musulman. L’imam Ashafi’i, et ce n’était pas un cas isolé a laissé deux écoles dans les avis qu’il rendait, l’école d’Egypte et celle d’Irak. Les mêmes questions qui lui ont été posées ont obtenu des réponses différentes selon le temps et l’espace. L’adaptation de l’avis juridique musulman au contexte, dépend de ce contexte. Le fait de dire qu’il existe un islam de France dans lequel se retrouvent des avis juridiques spécifiques au contexte français ne contredit pas la tradition musulmane. Ces deux dimensions, celle de la spécificité structurelle de l’organisation du culte musulman en France et celle des avis juridiques contextualisés à notre territoire national, justifient cette appellation d’islam de France mentionnée dans le titre de la charte.
Il a été reproché à cette expression son ambiguïté et le fait qu’elle pouvait insinuer que la charte représentait les musulmans en France !
Les deux dimensions que je viens d’évoquer justifie largement l’expression utilisée. Elle a été depuis le début celle que nous avons présentée et défendue sans ambiguïtés. Quelle expression fallait-il choisir ? Islam en France ? Celle-ci pourrait être considérée comme ambiguë si on se tient à la base de leur critique. Il faut définir les termes et nous l’avons fait depuis des années. L’islam est un, ses expressions sont multiples. Son organisation et son vécu dans différents contextes n’ont jamais été partout les mêmes.
Les trois fédérations du CFCM qui ont refusé la charte estime que certains passages peuvent contribuer à une restriction de la liberté religieuse des musulmans sur le prosélytisme par exemple. Le texte de la charte peut-il être interprété de cette manière ?
Là-encore, il s’agit de leur interprétation qui est loin d’être fidèle au texte. Je ne vois pas comment peut-on soutenir une telle interprétation ? Les termes de la charte sont clairs : « prosélytisme abusif et pression sur les consciences ». Est-ce que promouvoir le bien et déconseiller le mal rentrent dans cette définition ? Non, c’est faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. La mission même de l’imam est de conseiller le bien et de déconseiller le mal. Vous pensez que nous aurions demandé aux imams de délaisser leur mission ? Je ne vois pas dans le texte ce qui leur laisse penser cela. Même chose pour leur critique sur l’usage du terme « valeurs » en opposition aux « principes ». La charte parle bien du respect des principes de la République mais aussi des valeurs de la république sans oppositions aucune. La liberté, l’égalité et la fraternité sont des valeurs républicaines.
Sur la mention du takfir (excommunication, ndlr), les fédérations considèrent que ce problème n’est pas une réalité dans les mosquées en France, que les imams ne pratiquent pas le takfir…
C’est méconnaître la réalité de l’islam en France. Il y a bien un mouvement qui s’appelle Takfir wal hijra en France et ailleurs. Certes, on ne pratique pas le takfir dans les mosquées de France, ou du moins reste extrêmement marginal. Mais même minoritaire, nous devons combattre cette pratique avec détermination. Toutes les pratiques que nous citons (misogynie, homophobie, etc) sont minoritaires et nous ne disons à aucun moment que nos imams les pratiquent. Elles sont marginales et extrémistes, mais ce sont ces pratiques extrémistes qui causent le plus de mal à l’islam, aux musulmans, à notre pays et à nos concitoyens.
Est-ce que le fait de citer des pratiques marginales dans une charte qui a vocation à s’appliquer dans toutes les mosquées de France ne contribue pas à des amalgames ?
Quand un problème de société se pose, il faut le combattre même s’il est minoritaire. Ces pratiques s’expriment davantage dans des espaces autres que les mosquées, notamment internet et les réseaux sociaux. L’incitation à la haine sur les réseaux sociaux existe, le terrorisme se réclamant de l’islam existe également. Il y a eu de nombreuses victimes, des morts et blessés causés par des personnes qui disaient vouloir venger le Prophète ou qui avant de passer à l’acte criaient « Allah Akbar » ! Que doit-on faire de cette réalité ? Ne pas en parler ? Ne pas la combattre avec toute notre énergie ?
Tareq Oubrou rappelait que la radicalisation ne se passe pas dans les mosquées mais sur les réseaux sociaux…
Oui, c’est vrai et nous le disons également. Mais ce n’est pas une raison pour que les imams se désintéressent de ce qui se dit sur les réseaux sociaux ou de toutes ces dérives qui créent de la défiance à l’égard de l’islam et des musulmans. Si on ne voit pas qu’il existe une confusion entre islam, violence et terrorisme en France, soit on ne vit pas en France soit on ne veut pas voir la réalité en face. Je ne peux pas accepter que cette confusion nourrie par les attentats terroristes soit faite entre l’islam et ces actes lâches et abjectes. C’est la force de la charte de condamner cette confusion et de réaffirmer les principes qui animent les musulmans de France et les guident en tant que citoyens. Dans le climat actuel, la publication de cette charte était utile et nécessaire.
Pourtant, ce que vous dites est répété régulièrement et de longue date après chaque attentat par la plupart des institutions musulmanes de France…
Qu’est-ce qui empêche que cela soit mentionné dans la charte ? La charte réaffirme des principes, elle est un document à valeur pédagogique. Quand un imam monte sur le minbar et répète aux fidèles des principes ou des règles éthiques ou religieuses, lui dit-on qu’il l’a déjà dit et répété plusieurs fois ? Non. Le dhikr (rappel) est une pratique courante et essentielle dans la mission de l’imam.
Un mot sur la mention de l’homophobie dans la charte. La définition de l’homophobie implique le rejet de l’homosexualité comme pratique entre personnes de même sexe, qui est la position morale défendue par l’islam comme le christianisme, le judaïsme et même le bouddhisme. Cela revient-il à renoncer à cette règle morale ?
Non, la définition juridique de l’homophobie n’est pas la définition générale que vous avez citée. L’homophobie pénalisée par la loi est la haine des homosexuels. Le fait qu’une religion n’autorise pas l’homosexualité, en tant que pratique sexuelle entre personnes du même sexe, n’en fait pas partie. À l’instar des religions monothéistes, la religion musulmane n’autorise les rapports sexuels qu’entre homme et femme unis par le mariage. Personne ne peut désigner cette morale d’homophobe. Dès lors que quelqu’un n’appelle pas à violence ou à la discrimination ou n’impose pas sa vision religieuse à l’ensemble de la société, il n’y a pas d’homophobie. On se souvient que durant les débats accompagnant le mariage pour tous, certains mouvements LGBT voulaient que la position des religions en France soient qualifiées d’homophobes : cela a été rejeté.
Par ailleurs, la position des trois fédérations selon laquelle « la mention de l’homosexualité dans une charte écrite et adoptée par des fédérations islamiques contredit les principes de la foi musulmane » est réellement problématique. Le Coran lui-même mentionne cette pratique !
A propos de la condamnation de l’islam politique. Les fédérations estiment que ce terme n’est pas défini et peut-être utilisé à l’emporte-pièce. Par exemple, un musulman pratiquant engagé dans un parti politique, dont les convictions religieuses lui auraient inspiré son engagement et se traduiraient donc par des actions politiques, serait-il un islamiste ?
Non, un musulman est un citoyen comme un autre et a le droit, voire le devoir, de s’engager dans la vie de la cité. C’est le fondement de la citoyenneté. Dans la charte, le terme d’islam politique est mis entre guillemets. Cela ne concerne pas les citoyens qui vont participer au débat politique et défendre des opinions inspirées par leurs convictions religieuses ou philosophiques car c’est le droit de chacun d’avoir des convictions et de les défendre. Par contre, un mouvement qui disqualifierait ses opposants pour des raisons religieuses ou qui ferait de la religion un instrument pour établir un tri entre les bons citoyens, ceux qui auraient une certaine pratique religieuse, et les mauvais citoyens, tous les autres, un tel mouvement instrumentaliserait la religion à des fins politiques et cela n’est pas acceptable. En dehors de cela, un citoyen a le droit de s’exprimer en privé et en public et d’exprimer ce qu’il considère être en tant que musulman le bien pour la société, sans disqualifier les autres opinions.
Est-ce qu’un parti comme l’UDM (Union des démocrates musulmans) entre dans cette catégorie de l’islam politique ?
Son intitulé, à lui seul, ne suffit pas à le faire rentrer dans cette catégorie. Il y a bien des démocrates chrétiens. Quand à ses opinions, ses pratiques et objectifs, je dois reconnaître ne pas avoir suffisamment d’éléments pour les évaluer ou d’émettre un quelconque avis les concernant.
Les trois fédérations du CFCM (CCMTF, CIMG, Foi et pratique) estiment également que la distinction entre pratiques culturelles et cultuelles n’est pas toujours clairement établie et que les pratiques culturelles condamnées par la charte ne sont pas mentionnées en tant que telles !
Il n’est pas possible de mentionner toutes ces pratiques dans une charte. J’ai eu l’occasion de citer quelques exemples lors de mes auditions devant les parlementaires. Par ailleurs, les trois fédérations sont dans une position contradictoire car nous avions envisagé dans une version antérieure de la charte de mentionner trois exemples de pratiques culturelles non religieuses : le mariage forcé, l’excision et le certificat de virginité. ? Avec d’autres, les trois fédérations que vous avez citées s’y étaient catégoriquement opposés !
J’ai été choqué par le récit d’une jeune fille qui accuse son beau-père, imam (très médiatique), actuellement en procès et dont il est reproché, entre autres, d’avoir procédé à l’examen de la virginité de cette fille par attouchement !!! Ces abus doivent être fermement combattus et leurs auteurs sanctionnés à la hauteur de leurs horreurs.
Et concernant la position de la charte contre la médecine dite prophétique ?
Contrairement à l’affirmation des trois fédérations qui prétendent que la charte traite la médecine prophétique d’une façon péjorative, ce que nous avons condamné ce sont les pratiques qui prétendent, et le terme « prétendre » à toute son importance, relever de la médecine dite prophétique. Aucune autorité religieuse référente ne considère d’ailleurs qu’il existe une médecine prophétique indépendante de la médecine ! Des pratiques de charlatans consistant à faire boire de l’eau salée, de réciter des versets du Coran et d’asséner des coups à des malades pour les « libérer » des djinns n’a rien avoir avec la médecine. Les recommandations prophétiques ne doivent pas être confondues avec ces pratiques de charlatans, expressions d’une déchéance du cœur et de l’esprit. Plus grave encore, les trois fédérations affirment que la charte « sous-entend que des pratiques comme le jeûne (Siyam) accomplis par les musulmans nuiraient à la santé ». Cette affirmation infondée est inique et inacceptable.
Certaines pratiques comme la ponction sanguine (hijama) sont réalisées y compris par des athlètes de haut niveau comme les nageurs olympiques aux Etats-Unis…
Oui, mais dans le cadre d’un protocole médical, pris en charge par un vrai médecin autorisé à pratiquer et non par des charlatans qui portent atteinte à l’intégrité physique de leurs victimes.
Le Conseil national des imams va être créé malgré ces divergences, au sein d’une association loi 1905. Ne prenez-vous pas le risque d’une scission interne du CFCM par cette décision qui apparait comme une autonomisation juridique du CNI par rapport au CFCM ?
Non. Le texte de la charte des principes pour l’islam de France va avoir sa vie propre. Il va être discuté et amendé. Quand au projet du Conseil national des imams, le fait qu’il soit mis en place en association loi 1905, avec une ouverture vers les imams non affiliées aux fédérations composant le CFCM, est une bonne décision. En effet, les fédérations composant le CFCM ne représentent pas la totalité des mosquées de France. Le Conseil national des imams ayant vocation à fédérer et à faire participer l’ensemble des imams de France, il est utile et nécessaire qu’il s’ouvre sur toutes les bonnes volontés. Le CFCM a tout à gagner à opérer ce type d’ouverture sur d’autres champs de ses compétences pour regagner la confiance des musulmans de France.
La version actuelle de la charte peut-elle encore être modifiée substantiellement ?
Si les amendements améliorent la charte, oui. Jusqu’à présent, je n’ai pas vu d’argument crédible pour justifier une telle modification. Ce travail a été fait de façon collégiale. Si les critiques sont constructives, elles seront prises en compte de façon collégiale.
Quelle sera la procédure pour que la charte devienne exécutive dans les mosquées ? Cela passera-t-il par la signature de la charte pour les mosquées qui le souhaitent ? Ou doivent-elles devenir membre du CNI ?
Les fédérations signataires ne demanderont pas aux uns et aux autres de signer la charte. Cette dernière a été conçue pour réaffirmer des principes qui animent l’immense majorité des musulmans de France. Les mosquées qui souhaitent apporter leur soutien au texte le feront librement. Ce n’est pas le rôle ni la vocation de la charte d’être imposée. Nous pensons que face à la confusion entretenue entre islam et violence, face à la défiance à l’égard de l’islam nourris par des agissements violents ou des propos de certains, il était de notre devoir de rejeter le dévoiement dont l’islam est victime et de condamner l’instrumentalisation de notre à des fins politiques ou à des actes belliqueux.
Vous voulez dire que cette charte est une réaffirmation symbolique de principes qui n’a pas vocation à être exécutée et imposée dans les mosquées…
Il ne faut pas sous-estimer la force des symboles. La réaffirmation des principes de l’islam et leur totale compatibilité avec les principes de la République est en soi utile et nécessaire. La charte n’est pas un code composé de règles à valeur exécutive. Les principes qui y sont réaffirmés sont des repères qui encadrent la mission des imams dans les mosquées et au-delà.
Le texte de la charte consacre-t-il la suprématie de la République sur l’islam, ceci non pas seulement sur le plan légal et politique ce qui serait conforme à l’Etat de droit, mais aussi sur le plan moral et spirituel ?
Il y a une loi qui est la loi de la République, qui est votée et qui s’applique à tous les citoyens quels que soient leurs convictions religieuses. Nous ne disons pas plus que cela. En tant que citoyens, nous avons le droit de critiquer une loi avant ou après qu’elle soit votée. C’est d’ailleurs ce que font les députés et les sénateurs qui sont au cœur de la fabrique des lois. Les parlementaires qui ont voté contre une loi n’ont pas changé leurs convictions après que la loi ait été votée. Par contre, personne n’a le droit d’appeler à ne pas respecter la loi. C’est tout le sens du pacte républicain qui fonde l’Etat de droit et la vie en société.
Propos recueillis par la rédaction