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lundi 23 décembre 2024

Critique de la critique de la raison arabe

Mohamed ‘abed al Jabri est incontestablement l’un des penseurs arabes contemporains qui comptent et ont compté dans l’étude de la tradition et du savoir de la civilisation arabo-islamique. Mais peu d’auteurs se sont livrés à une étude critique de son oeuvre. Le syrien Georges Tarabichi est l’exception qui confirme la règle. Mouhib Jaroui qui a étudié l’oeuvre de ces deux penseurs arabes nous propose une présentation des critiques de Tarabichi de la Critique de la raison arabe, l’oeuvre phare d’Al Jabri. Sur Mizane.info.

Le penseur marocain Mohammed ‘Âbid al-Jâbrî a provoqué un réel séisme dans la pensée arabe à partir des années 1980 avec la publication de sa Critique de la raison arabe.

Aucun chercheur sérieux sur la tradition musulmane ne peut prétendre apporter du nouveau s’il n’a pas pris position envers la Critique de la raison arabe.

S’il a en effet provoqué à juste titre de nombreuses indignations chez les uns, beaucoup moins nombreux sont ceux qui lui ont répondu avec ses propres armes, c’est-à-dire avec l’analyse fine et pointue de la tradition arabe et musulmane.

Que l’on ne s’y trompe pas, la Critique de la raison arabe n’est pas une œuvre comme les autres « critiques » faciles et gratuites, il s’agit d’une étude très dense, sérieuse et scientifique.

Sans emphase, même les adversaires les plus farouches de cette œuvre en sortent enrichis après lecture de ses volumes, voire transformés.

Il faut l’avouer, malgré le « malaise » dont on peut être pris face à sa thèse, l’érudition du penseur marocain force le respect, et seuls les érudits de son calibre peuvent s’atteler à la déconstruction de sa Critique de l’intérieur.

Ne faisant malheureusement pas partie de cette catégorie, nous proposons aux lecteurs quelques éléments éclairants de la « Critique de la critique de la raison arabe » du penseur Syrien Georges Tarabichi, en quatre volumes.

Dans sa préface du premier volume intitulé « La théorie de la raison », il écrit que « avec quelques moments de rupture, ce travail m’a demandé huit ans.

Non seulement, il fallait que je lise toute l’œuvre de al-Jâbrî, ce qu’il a lu ou ce qu’il a prétendu avoir lu, mais aussi ce qu’il a lu sans l’avouer et ce qu’il devait lire : c’est-à-dire les sources et les références classiques de la tradition grecque, la tradition philosophique et rationaliste européenne, classique et moderne, en plus de la tradition arabe et musulmane, philosophique principalement, mais aussi historique, juridique, scolastique et linguistique ».1

Quand son quatrième volume est enfin publié, « La raison démissionnaire en islam ? », il écrit dans le prologue que « beaucoup de mes amis et de lecteurs m’ont blâmé pour m’être mis dans un piège en consacrant tant de temps (environ quinze ans) et tous ces efforts (quatre volumes) pour répondre au projet d’al-Jabrî dans la « Critique de la raison arabe », au lieu de me consacrer à un projet personnel dans la lecture de la tradition arabe et musulmane.

Ce grief est à la fois vrai et faux ».2 En quoi consiste alors la thèse d’al-Jâbrî pour qu’elle suscite autant d’intérêt et exige tant d’efforts pour la réfuter ? Al-Jabrî a pour ambition de dresser une critique épistémologique du savoir traditionnel de la civilisation arabe et musulmane.

Et il entend par raison arabe « l’ensemble des principes et des règles dont procède le savoir dans la culture arabe »3.

Il distingue au long de son œuvre ce qui relève du cognitif et ce qui relève de l’idéologique.

Il croit repérer trois ordres cognitifs bien distincts qui rendent possible la production de ce savoir : al-bayân, al-‘irfân, al-burhân qui correspondent respectivement à l’indication, l’illumination soufie et la démonstration rationnelle.

D’abord, dans l’indication, c’est le Texte qui est à la fois l’objet et le régulateur de l’exercice de la raison, notamment à travers la grammaire, le fiqh, le kalâm, la rhétorique, l’analogie.

Le Texte y a une place normative prépondérante. Ensuite, dans l’illumination, c’est l’esprit de la théosophie hermétique qui est prédominant, aux yeux d’al-Jâbrî, chez les soufis, les shiites et les batinites, etc.

On y accède à la Vérité par l’intérieur de l’homme, par ascension spirituelle.

Pour al-Jâbrî, cet ordre cognitif est étranger à l’islam, la gnose et le soufisme constituent selon lui une science intruse.

Enfin, la démonstration rationnelle, prisée par Al-Jâbrî, correspond à la logique aristotélicienne et au syllogisme traduits notamment dans l’œuvre de Ibn Rushd et la philosophie Andalouse.

Ce troisième ordre cognitif constitue une « rupture épistémologique » par rapport à cet orient « irrationnel » et noyé dans « l’invisible », selon le philosophe.

Le penseur marocain a dégagé des structures durables de la raison arabe.

A lire du même auteur : Raison traductrice et contemporanéité du Coran

D’une part, nous avons un occident musulman triomphant par l’ordre cognitif démonstratif et aristotélicien dont les figures emblématiques sont Ibn Baja, Ibn Tufayl, Ibn Rushd, Shâtibî, Ibn Hazm et Ibn Khaldoun, et d’autre part nous avons l’orient rétrograde par son « irrationalisme » gnostique et normatif, dont la figure de proue est Ibn Sînâ.

Il est très important de préciser que chez al-Jâbrî la raison de l’occident musulman présente une unité dont le dénominateur commun est la démonstration scientifique, hostile au ‘Irfân et au normativisme simpliste de l’indication.

Et si l’indication est présente également dans l’Occident musulman, dont le droit musulman, elle est selon al-Jâbrî toujours fondée sur al-burhân.

On comprend donc aisément pourquoi le penseur marocain s’est attiré les foudres de l’intelligentsia arabe, notamment le penseur chrétien Georges Tarabichi et le penseur musulman Yahya Mohammed (qui a publié son ouvrage avant la publication du premier volume de Tarabichi).

Ces deux penseurs ont en commun d’avoir concentré leur offensive non moins redoutable sur l’homogénéité supposée de la raison de l’occident musulman et sa prétendue hostilité au ‘Irfân.

Avant de traiter des philosophes du Maghreb, déconstruisons d’abord le prétendu « obscurantisme » d’Ibn Sînâ qui occupe une place centrale dans la Critique de la raison arabe.

Avicenne selon al-Jâbrî 

Dans l’œuvre d’al-Jâbrî, Ibn Sînâ est classé avec mépris dans la catégorie la plus dépréciée, le ‘Irfân ou l’illumination.

Il n’y va pas de main morte, Ibn Sînâ est selon lui « le plus grand représentant de la pensée obscurantiste et chimérique en islam 4».

Il est « le précurseur en acte de la période de la sclérose et de la décadence »5. Il n’est pas comme on le croit ce philosophe qui a atteint un tel degré de rationalité islamique, « il est plutôt cet homme qui a introduit de façon insidieuse l’irrationalisme dans la pensée arabe et musulmane ».

Il a « inauguré avec sa philosophie mashriqiyya une perspective spirituelle et gnostique qui a eu un grand impact sur l’apostasie dans la pensée arabe-musulmane et son retrait de la rationalité ouverte…vers l’irrationalité obscurantiste et meurtrière ».

« La philosophie mashriqiyya avicennienne était donc une philosophie qui a tué la raison et la logique dans la conscience arabe, et ce pendant de longs siècles ».

Dans un autre ouvrage, il écrit que « la philosophie d’Ibn Sînâ est la philosophie de la « destruction de soi », une philosophie de la raison qui a fait de la démission de la raison son ambition ultime »6.

Il aurait à travers sa philosophie mashriqiyya embrassé « l’hermétisme dans sa globalité, avec son soufisme et ses sciences occultes et magiques ».

Pour Georges Tarabichi, cette « diabolisation » d’Ibn Sînâ est irrecevable pour les raisons suivantes (les arguments sont trop nombreux pour les restituer tous ici) :

Réfutation 1 : « La philosophie mashriqiyya est un mythe, une chimère, une obsession orientaliste. Sans nier que cette philosophie mashriqiyya chimérique a des racines historiques – sur laquelle nous reviendrons –, nous pensons fermement que les orientalistes, ou la plupart d’entre eux, ont fait de ces racines un arbre, et de cet arbre une forêt »7.

Georges Tarabichi mobilise les travaux de nombreux orientalistes, français, allemands, hollandais, italiens et espagnols.

On sait que Ibn Sina a fait allusion à la « philosophie mashriqiyya » qui serait plus à rechercher que la philosophie Péripatéticienne, mais il n’y aucune trace de cette littérature.

Dans son Hay Ibn Yaqthân, Ibn Tufayl annonce dès l’introduction qu’il s’agira des « secrets de la sagesse mashriqiyya », ce qui alimentera des débats très révélateurs dans le milieu orientaliste.

Tarabichi nous rapporte en détail ces controverses autour du terme « mashriqiyya » et montre comment les orientalistes ont controversé sur le sens et la translitération du terme « mashriqiyya », tantôt en le remplaçant par « moshriqiyya », tantôt en l’assimilant à « ishrâqiyya » (au sens d’illumination).

Par exemple, l’orientaliste français William Mac Gukin de Slane, lors de sa traduction d’Ibn Khaldoun, retranscrit le titre de l’ouvrage de Fakhruddîne ar-Râzî (al-mabâhith al-mashriqiyya) en « Mebaheth Moshrikiya » et l’orientaliste français Derenbourg traduit les termes mashriqî et ishrâqî par « spiritualiste ».

C’est ainsi que l’histoire de Hay Ibn Yaqthân devient pour lui « Les secrets de la sagesse spiritualiste ».

Même constat pour Léon Gauthier et bien d’autres orientalistes qui ont tranché en faveur d’une philosophie du « soufisme » et de la « gustation » face au burhân.

En effet, certains orientalistes sont allés jusqu’à amalgamer la « sagesse de l’ishrâq » gnostique de Sohrawardi et sa métaphysique des lumières et cette « philosophie mashriqiyya » d’Ibn Sînâ.

Sans être exhaustif, disons enfin que « Avicenne et le récit visionnaire » de Henri Corbin est « la plus grande tentative de gnoséologisation d’Ibn Sînâ »8, selon Tarabichi.

Pour lui, « la seule orientaliste qui s’est dressée contre cette lecture sans fondements est la brillante spécialiste d’Ibn Sina, Amélie-Marie Goichon. Elle a défendu une lecture rationnelle d’Ibn Sînâ, et levé le brouillard gnostique qui s’est emparé de la philosophie mashriqiyya à travers l’école Corbinienne »9.

Réfutation 2 : À supposer que la « philosophie mashriqiyya » soit un ouvrage qui a disparu, pourquoi ne trouve-t-on pas trace de cette perspective gnostique et hermétique dans ses ouvrages écrits à la même période, à savoir le « Shifâ » (un ouvrage magistral que l’on peut difficilement comprendre sans avoir lu Aristote), le « Najât » et « Kitâb al-‘Ilm » ?

Et s’il était le chef de fil de l’hermétisme, comme le prétend al-Jâbrî, pourquoi un autre chantre du soufisme, de la gnose et de l’hermétisme, comme Al-Ghazâlî, s’en était pris violemment à lui en tant que « philosophe » dans son « Tahâfut al-falâsifa » ?

Illustration d’Avicenne (Ibn Sina).

Réfutation 3 : Fakhruddîne ar-Râzî a commenté l’ouvrage d’Ibn Sînâ, al-Ichârât wa Tanbîhât, et il fait référence au livre « al-hikma la-mashriqiyya » attribué à Ibn Sina dans lequel il cite un extrait « l’essence de l’Etre nécessaire n’a pas de définition, parce qu’elle n’a ni genre, ni différence ».

Ce texte montre que nous sommes loin de la gnose et de l’hermétisme que le critique de la raison arabe croit voir chez Ibn Sina, car ce texte pourrait être intégré dans n’importe quel ouvrage de logique d’Aristote.

Ce qui montre que « la philosophie mashriqiyya avicennienne n’est rien d’autre qu’un ijtihâd dans le cadre du système aristotélicien, qui s’en distingue mais sans la rejeter.

En effet, Aristote – et lui seul – est celui à qui l’on doit que la définition est composée de genre et de différence spécifique. Et Ibn Sina, comme il est clairement dit dans ce texte, ne sort pas de cette conception de la définition, simplement il rejette l’application de la définition à l’Etre nécessaire : « Son essence n’as pas de définition, car elle n’a ni genre ni différence » »10.

Un argument de taille, car si la paternité du burhân revient à Aristote (transmis à Ibn Rushd), alors Ibn Sina s’inscrit lui aussi dans le système Péripatéticien avec son propre ijtihad.

Réfutation 4 : Al-Jâbrî prétend qu’Ibn Sînâ est le représentant de « l’irrationalisme obscurantiste » alors qu’il n’ignorait pas l’existence de son traité médical « al-qânûn fî at-Tèb » faisant de lui l’un des plus grands médecins de son époque jusqu’aux universités médiévales européennes, une médecine qui est fondée sur une démarche éminemment expérimentale et démonstrative11 !

Cette réfutation est en outre applicable au plus grand médecin de l’islam qu’il met également dans la catégorie de « la raison démissionnaire », Abou Bakr Zakariya ar-Râzî, connu pour sa « médecine spirituelle » ; et applicable également à l’un des plus grands chimistes de l’islam, Jâbir Ibn Hayân, à la prétendue « vision hermétique » à travers son alchimie, sa « magie » et sa « science occulte ».

Il est selon al-Jâbrî le premier à introduire l’hermétisme en islam.

Pourtant, on lui doit les premiers commentaires sur la logique, l’explication des dix catégories d’Aristote et l’un des premiers livres sur les définitions en langue arabe, il écrit par exemple dans l’un de ses épîtres qu’ « il faut que tu saches que pour avoir un raisonnement solide, il faut t’appuyer sur ce que nous t’avons appris dans le livre de la logique, et on ne peut atteindre les sciences du raisonnement sans la logique ».

Critique de l’unité épistémologique et géographique de la philosophie Andalouse

On sait que al-Jâbrî avait le souci de mettre tous les penseurs de l’Occident musulman sous la même bannière : le burhân aristotélicien.

Ceci lui permet de dégager une unité structurelle. Il en est ainsi de Ibn Bâja, Ibn Tufayl, Ibn Rushd, Ibn Hazm, Shâtibî et Ibn Khaldoun. Qu’en est-il en réalité ?

Ibn Bajah selon al-Jâbrî : Pour al-Jâbrî « l’école philosophique du maghreb andalou est une école homogène (wâhida) qui a commencé avec Ibn Bâja et a atteint son accomplissement avec Ibn Rushd »12.

Tableau illustrant Ibn Rushd (Averroès) et Saint-Thomas d’Aquin.

« Ce que nous entendons par « laïcisation » de la philosophie d’Ibn Bajah est qu’elle s’est complètement affranchie de ce souci de « concilier » religion et philosophie »13. Pour défendre cette unité structurelle, il prétend aussi qu’Ibn Rushd n’a jamais critiqué une seule fois Ibn Bâja.

Réfutation 1 : Selon Tarabichi, si al-Jâbrî avait vraiment lu toute l’œuvre d’Ibn Rushd, il se serait rendu compte que celui-ci critique Ibn Bâja en lui attribuant des « erreurs » à pas moins de vingt reprises14, notamment dans son commentaire de la métaphysique et le traité de l’âme, etc.

Ibn Rushd lui reproche justement sa conception des formes intelligibles en relation avec la matière, l’intellect humain en relation avec « l’intelligence agente ou active».

Réfutation 2 : selon de nombreux spécialistes de la philosophie islamique, la pensée d’Ibn Bâja se caractérise par un « soufisme rationnel »,15 remettant donc en cause la « rupture épistémologique » entre la philosophie orientale ishrâqiya et la philosophie de l’Occident musulman burhâniya.

Ibn Bâja nous dit : « Lorsqu’on est arrivé à comprendre ce que je veux dire, alors on voit clairement qu’aucune connaissance appartenant aux sciences ordinaires ne peut être mise au même rang. L’intelligence en est donnée dans une condition où l’on se voit séparé de tout ce qui précède, muni de convictions nouvelles qui n’ont rien de matériel, trop nobles pour être rapportées à la vie physique. Ces états propres aux bienheureux, affranchis de la composition qui tient à la vie naturelle, sont dignes d’être appelés des états divins ».

Réfutation 3 : en dehors du contenu qui est déjà suffisamment emprunt de soufisme chez Ibn Bâja, la forme de son œuvre s’inscrit elle aussi dans une perspective spirituelle. Le titre de son ouvrage « Le régime du solitaire » est d’emblée évocateur, faisant penser à un exil spirituel.

Réfutation 4 : il est fort intéressant de noter que Ibn Tufayl critique aussi Ibn Bâja. S’il lui reconnaît une pensée spirituelle, il lui reproche d’avoir emprunté une voie excessivement rationnelle pour l’atteindre.

Il dit clairement que son approche dans son Hay Ibn Yaqzân « est différente » de la « science spéculative » d’Ibn Bâja à qui il reproche par ailleurs sa « conduite et l’encouragement qu’il avait donné à l’acquisition, à l’accumulation de grandes richesses et à l’emploi de moyens divers pour se les procurer ».

Ce qui montre que la philosophie Andalouse ne présente pas cette unité ou cette homogénéité (pro-burhân et anti-’Irfân) tant vantée par le critique de la raison arabe, que ce soit au niveau géographique ou épistémologique.

Ibn Tufayl selon al-Jâbrî : le roman d’Ibn Tufayl ne ferait que relater les secrets de la philosophie ishrâqiyya d’Ibn Sînâ sans y adhérer : l’histoire d’Ibn Tufayl « ne concerne non pas l’opinion spécifique à Ibn Tufayl, comme certains le prétendent, mais tel qu’il l’a comprise et il s’agit de son interprétation d’une autre philosophie qui est en particulier la « sagesse mashriqiyya » évoquée par Ibn Sînâ sans avoir été précisée complètement dans l’un de ses livres »16.

Ce roman montre en même temps l’échec de la conciliation de la philosophie et de la religion dans un contexte oriental.

Réfutation 1 : Ibn Tufayl s’est plus fait connaître par son soufisme (= al-‘irfân) que ses démonstrations rationnelles (= al-burhân).

Il n’était pas hostile à Ibn Sina comme le prétend al-Jâbrî. Hay Ibn Yaqzân s’inscrit bien dans la perspective avicennienne puisqu’il écrit en introduction à son roman : « Tu m’as demandé, excellent frère, sincère et cher – que Dieu te donne vie éternelle et joie infinie ! – de te révéler ce que je pourrais des secrets de la philosophie mashriqiyya que nous a communiqués le maître Avicenne, prince des philosophes ». Cette histoire prétend donc dévoiler les « secrets » de la philosophie mashriqiyya dont, rappelons-le, on ne trouve trace nulle part.

Réfutation 2 : Supposons à l’instar d’al-Jâbrî qu’Ibn Tufayl ne fait que rapporter la philosophie mashriqiyya sans y adhérer.

Comment expliquer alors qu’en prologue de son roman, avant même d’entamer son histoire, Ibn Tufayl reproche à Ibn Bâja son rationalisme excessif et à Farabi sans manque de soufisme ?

En effet, Ibn Tufayl fait remarquer que la plupart des ouvrages de Farabi arrivés jusqu’en Andalousie portent essentiellement sur la logique, ce qui explique le manque d’intérêt accordé à Farabi dans son roman.

Réfutation 3 : Si Ibn Tufayl a vilipendé al-Ghazâlî, ceci ne concerne que son kalam, mais tel n’est pas le cas de la dimension soufie du philosophe d’orient.

En effet, Ibn Tufayl écrit à son propos : « Pour moi, je n’ai pu dégager la vérité à laquelle je suis arrivé, qui est le terme de ma connaissance, qu’en étudiant avec soin les propos d’Al-Ghazali et ceux d’Avicenne, en les rapprochant les uns des autres et en les joignant aux opinions émises de notre temps et embrassées avec ardeur par des gens faisant profession de philosophie, jusqu’à découvrir d’abord la vérité par la voie de l’investigation spéculative, puis à en apercevoir ensuite, récemment, cette légère saveur par l’intuition extatique ».

A lire également : L’ijithad est le moteur de l’Histoire 

Ce passage est clair quant au cheminement intellectuel et spirituel d’Ibn Tufayl. Après être passé par la démarche rationnelle, il a goûté à l’état du ’Irfân. Ce qui fait dire à Tarabichi qu’Ibn Tufayl est le philosophe arabe qui a le plus contribué à concilier philosophie et religion.

Réfutation 4 : quant au contenu de son roman, Tarabichi va jusqu’à qualifier Ibn Tufayl de « Sohrawardi d’occident »17.

Il est en effet question d’un personnage principal seul sur une île, sans langage, sans logique des grecs, sans vie sociale et sans sexualité, qui aboutit au terme d’exercices spirituels à « l’union mystique ».

Ibn Hazm selon al-Jâbrî : Ibn Hazm aurait fondé le bayân sur le burhân, c’est-à-dire qu’il aurait fondé son ijtihad (le fiqh et les fondements du fiqh) sur des bases démonstratives aristotéliciennes.

Le Dhahirisme d’Ibn Hazm « est un projet intellectuel et philosophique qui ambitionne de fonder le bayân et de l’articuler avec le burhân avec l’exclusion complète du ’Irfân »18.

Réfutation 1 : pour Yahya Mohammed, si Ibn Hazm s’est beaucoup appuyé sur Aristote, il ne l’a fait qu’à des fins normatives.

Le système aristotélicien est loin d’être le fondement de son école Dhahirite.

Par exemple, sa position envers le principe de causalité le distingue aussi bien des aristotéliciens que des ash’arites.

Réfutation 2 : chez Ibn Hazm, les fondements du bayân reposent quasi exclusivement sur le Texte et excluent de façon parfois radicale l’opinion personnelle (pour ne pas dire la déduction rationnelle).

On sait qu’Ibn Hazm a rejeté de façon catégorique le raisonnement par analogie (al-qiyâs), la possibilité de pouvoir déduire la raison d’être des prescriptions juridiques (al-‘illa), ainsi que le choix préférentiel (al-istihsân).

Ce qui explique pourquoi son école sera vivement critiquée par Shâtibî, chez qui les finalités supérieures (al-mqâçid) de l’islam sont liées à la raison d’être des prescriptions juridiques.

Shâtibî selon al-Jâbrî : Shâtibî serait « lié directement » à Ibn Hazm et Ibn Rushd.

C’est-à-dire qu’il s’inscrit dans la même perspective, et il aurait adopté une « voie rationnelle ».19

Sa théorie des maqâçid, une théorie des sens globaux fondés sur l’intérêt, et qui constitue une rupture avec les fondements du droit réduits jusqu’à lors aux analyses purement linguistiques.

Réfutation 1 : dans les ouvrages de Shâtibî, Ibn Hazm est critiqué une dizaine de fois. Par exemple, dans son ouvrage qui traite des innovations (blâmables), al-i’tiçâm, l’école Dhahrite y est perçue comme une bid’a, une innovation blâmable.

Et dans son ouvrage majeur, al-muwâfaqât, Ibn Hazm ne remplirait pas les conditions primordiales du savant théologien car il n’a pas fréquenté le milieu savant pour acquérir les bons habitus et les règles de bienséance.

Réfutation 2 : Shâtibî s’inscrivait plutôt dans une démarche purement normative et a vivement critiqué la démarche philosophique, car celle-ci « ne produit aucun fruit normatif », écrit-il dans les muwâfaqât.

Ainsi la théorie de la causalité associée à l’habitude chez Shâtibî s’inscrit dans le ash’arisme où c’est la volonté de Dieu qui explique les corrélations de cause à effet et non la nécessité naturelle.

Mouhib Jaroui.

Réfutation 3 : al-Jâbrî prétend que Shâtibî s’est inspiré de la théorie de la finalité de la ‘aquîda d’Ibn Rushd en l’appliquant à son tour à la législation.

Mais rien n’est moins vrai, puisque comme l’a montré le spécialiste Arraysûnî, Al-Juwaynî et Al-Ghazâlî (deux Shâfi’ites ash’arites) avaient déjà bien établi la théorie des finalités supérieures de l’islam, d’autant plus que Shâtibî donne raison à Ghazâlî contre les philosophes, en ceci il est plus proche de lui que d’Ibn Hazm !

Réfutation 4 : Shâtibî n’a jamais caché sa grande sympathie pour les soufis, les préférant aux philosophes.

Bien plus, il défend clairement la voie des soufis que ce soit dans les muwâfaqât ou al-I’tiçâm.

Ainsi, il est bien plus proche du bayân et du ‘Irfân que du burhân au sens d’al-Jâbrî.

Ibn Khaldoun selon al-Jâbrî : pour al-Jâbrî, la muqaddima d’Ibn Khaldoun est une œuvre « épistémologique », qui « fonde une science nouvelle, élevant l’histoire du statut de l’art à celui de la science »20.

C’est une épistémologie qui « affranchit la raison de la déraison », et qui « sépare le rationnel du scripturaire »21.

« L’épistémologie khaldounienne semble de ce point de vue poursuivre l’œuvre d’Ibn Rushd ».22

Réfutation 1 : Ibn khaldoun s’affilie sans aucune ambiguïté à l’école ash’arite (une école du kalam qu’al-Jâbrî déprécie dans le bayân en y intégrant également les mu’tazilites).

De plus, il a vanté les mérites de la science du kalâm dans la protection de la religion dans son ouvrage majeur al-muqaddima, en se montrant reconnaissant envers le mutakallim al-Ghazâlî. Un kalam qui, rappelons-le, est déprécié par Ibn Rushd.

Réfutation 2 : plus que cela, il a condamné la philosophie et le rationalisme. Lire par exemple son chapitre intitulé « réfutation de la philosophie » (fî ibtâl al-falsafa wa fasâd muntahilîhâ), au point de conduire certains penseurs arabes, comme Adonis, à penser qu’Ibn Khaldoun a condamné la raison23 !

Ajoutons à cela le récent ouvrage (à charge) de l’intellectuelle tunisienne Nâjia al-ourimî, consacré à Ibn Khaldoun, qui voit chez lui le chantre du salafisme et l’ennemi du rationalisme.24

Réfutation 3 : Ibn Khaldoun a également critiqué les limites et les dangers de la logique, comme l’avait déjà fait avant lui Ibn Taymiyya.

De même qu’il a souligné les limites de la philosophie à connaître le divin en lui privilégiant la voie soufie considérée comme une « science ».

Le voilà bien plus proche de Ghazâlî que d’Ibn Rushd. Bien plus ! La sorcellerie est elle-même une réalité en laquelle il faut croire, non pas de façon rationnelle, mais parce que les Textes le disent.

Lire sa section intitulée « La magie et les talismans » : « sachez qu’aucune personne intelligente ne doute de l’existence de la sorcellerie, dont l’influence est réelle. D’ailleurs, il en est question dans le Coran (II, 102) ».

Une magie qui est étrangère au soufisme selon Ibn Khaldoun : « certains soufis sont également favorisés de pouvoirs charismatiques (karâmât), qui leur permettent d’agir sur les choses de ce monde.

Mais on ne saurait parler de magie à leur sujet. En effet, ils s’appuient sur l’aide divine, car leur attitude et leur « voie » dépendent et découlent du prophétisme »25. Où sont alors l’aristotélisme et l’averroïsme dans la muqaddima ?!

Mouhib Jaroui

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