Dans sa dernière chronique sur Mizane.info, Melchisédech al Mahi aborde les rapports entre l’exclusivisme religieux d’une part et la tentation syncrétiste d’autre part. Deux écueils à éviter à travers un équilibre qui doit nous mener au cœur du message spirituel de l’islam, confie l’auteur. Explications.
Par le Nom de Dieu, le Tout Amour et Miséricorde (Ar-Rahman, Ar-Rahim). Deux écueils nous semblent devoir être évités en matière religieuse. Le syncrétisme et l’exclusivisme.
D’une part, ne pas tomber dans le syncrétisme, cela signifie respecter entièrement l’économie d’une tradition, dont le langage dogmatique, c’est-à-dire la forme elle-même est d’ordre providentiel, c’est en cela que les spécificités formelles doivent être scrupuleusement respectées et ce à tous les niveaux, les moyens exotériques d’une religion ne sont jamais abrogeables une fois la révélation fixée.
On ne comprend pas, par exemple, ceux qui voudraient délaisser les convenances « extérieures » sous prétexte que des convenances plus subtiles seraient autrement plus importantes, ceci mis à part le renouvellement toujours possible de la compréhension que nous pouvons avoir de tel ou tel aspect des choses.
Les causes de l’exclusivisme religieux
D’autre part, il faut ne pas accentuer l’importance de l’incompatibilité externes des formes traditionnelles car au nom de l’impétuosité confessionnelle on jetterait le discrédit sur la religion en général alors même qu’on pense défendre la sienne contre toutes les autres. Par manque « d’influence » spirituelle sans doute, les apparentes contradictions sont, chez nos contemporains, les arguments les plus virulents contre la foi, il ne faut donc pas tendre inutilement le bâton pour se faire battre.
Cet équilibre n’est pas forcément évident, il y a de bonnes raisons à l’exclusivisme religieux, le risque de chuter dans le relativisme, l’émoussement de la foi, le désordre psychique et la négligence rituelle sont des dangers que l’on peut aisément observer, spécifiquement sous l’emprise du libéralisme qui se veut « ouvert » à tout et surtout à n’importe quoi.
Néanmoins notre contexte par rapport aux époques précédentes nous pousse à plus de vigilance sur ces points, car dans le village-monde actuel, l’entre-connaissance devient inévitable, pour le meilleur et pour le pire.
Il se trouve que certaines formes traditionnelles, comme pour compenser notre état d’éloignement cyclique et nous faire « participer » à la miséricorde afférente, joignent plus significativement et synthétiquement ces deux aspects, intérieurs et extérieurs, c’est-à-dire que les vérités les plus hautes et les plus universelles apparaissent dans le langage dogmatique d’une manière particulièrement explicite. Nous pensons évidemment à l’Islam qui fait du « Tawhid » (unicité divine) le cœur de sa doctrine et ce quel que soit le niveau de compréhension qu’on peut en avoir.
112.1. Dis : « Lui, Dieu, est Un ! 112.2. Dieu est le Soutien universel ! 112.3. Il n’engendre pas et Il n’est pas engendré, 112.4. Et Il n’a pas d’égal. »
Les universalismes concurrents
L’harmonie des contraires exhale dans la dernière des révélations divines sous plusieurs rapports. On pourrait dire par exemple, en quelque sorte, mais ce n’est là qu’une façon de parler, que l’exclusivisme de l’Islam est doctrinalement universel et totalisant, c’est-à-dire qu’il ne laisse rien en dehors de lui et ce sans réduire aucunement ce qu’il englobe puisqu’il contient tout en puissance.
La législation sacrée définie un statut particulier aux formes traditionnelles précédentes sous sa domination, non pas arbitrairement mais en vertu du fait que son message en est la synthèse finale.
Soit dit entre parenthèse, on comprend pourquoi le libéralisme, arme idéologique de la modernité apparait comme une image inversée regardant la dernière prophétie comme un concurrent direct. L’universalisme des lumières a, selon ses vues restreintes, le même projet d’assimilation que l’Islam mais il y a là toute la différence entre un projet divin et une volonté strictement humaine qui se caractérise par conséquent, par son aspect éminemment prométhéen.
Cela étant dit, cette dialectique dont nous parlions plus haut, n’est pas sans avoir créé une certaine tension ou une certaine propension au déséquilibre, ce qui est inévitable dans une communauté humaine qui se situe forcément peu ou prou à la circonférence et non au centre, c’est-à-dire au niveau de la multiplicité des points de vue, ceux-ci apparaissant fatalement comme opposés et contradictoires.
Les paradoxes religieux
Points de vue opposés entre diverses formes traditionnelles mais également au sein même d’une tradition ; malgré la limpidité du message on ne peut nier la perplexité dans laquelle se sont trouvé les commentateurs face à certains propos coraniques, notamment sur le rapport entre libre arbitre et prédestination ; notre mentalité, rationaliste, souhaitant assouvir son besoin de causalité, n’arrange rien à la compréhension de la parole divine et de la sagesse afférente…
Dans le verset ci-dessous par exemple, il est dit que tout vient d’Allah mais aussitôt que le mal vient de nous-même, nous connaissons tous par ailleurs le hadith où Allah « s’approprie » les sens de celui qu’Il aime.
Nous pourrions multiplier les exemples de paradoxe traditionnel, nous ne prétendons évidemment pas à une quelconque exégèse, ce n’est pas du tout notre objet, mais cela devrait à minima inciter chacun à prendre conscience d’une chose, que la Science de Dieu n’appartient qu’à Lui et qu’au mieux nous ne possédons que des fragments de vérité. Nous n’avons pas le droit de limiter la Vérité informelle et totale. Ce qui, tant s’en faut, ne consiste pas pour autant à accepter l’erreur évidente.
4.78. Où que vous soyez, la mort vous atteindra, même si vous vous enfermez dans de puissantes tours. Si un bien leur échoit, ils disent : « Cela vient de Dieu ! » Si un malheur échoit, ils disent : « Cela vient de toi [ô Muhammad] ! » Dis : « Tout vient de Dieu ! » Mais qu’ont donc ces gens à ne pas pouvoir comprendre ce qui leur arrive… ? 4.79. Tout bien qui t’échoit vient de Dieu, et tout mal qui t’échoit vient de toi-même. Nous t’avons envoyé aux hommes comme Messager, et Dieu suffit comme Témoin !
Comment pourrions-nous plonger dans cet océan sans rivage sans aucun guide ?
2.255. (…) Il sait ce qu’il y a devant les hommes et ce qu’il y a derrière eux ; mais ils n’embrassent de Sa science que ce qu’Il veut.
Les conflits d’interprétations
Les différentes acceptions de la parole divine et les diverses modalités spirituelles se donne notamment à voir historiquement dans la critique mutuelle que se sont adressés les gens de la voie et les savants « conventionnels » autrement dit les représentants de l’ésotérisme et de l’exotérisme. On s’en aperçoit très bien dans la polémique qu’Ibn Khaldoun s’est évertué à éclaircir dans son Shifâ’.
Cette relation a été en effet parfois conflictuelle à des degrés divers, y compris au sein-même de l’ésotérisme musulman. L’auteur n’hésite pas à différencier deux types de Tassawuf dont le plus métaphysique des deux serait selon lui de nature hétérodoxe ; malgré son mérite et son érudition, on peut douter de la légitimité de l’auteur à trancher un tel débat.
On ne va pas à fortiori prétendre ici apporter des éclaircissements sur le sujet mais il s’agit simplement de réaffirmer que fondamentalement, l’orthodoxie implique un équilibre où chaque chose trouve sa juste place.
Chacun à des droits selon sa prédisposition, mais il ne faut pas s’illusionner sur nos états. Le croyant, livré à lui-même, est dans une posture très dangereuse et l’efficacité prime pour accéder au salut. N’oublions jamais que la guidance précède la science !
Nous rappelons d’ailleurs à la mentalité contemporaine, qui s’imagine souvent être « missionné » pour sauver le monde de l’apocalypse que cela suppose, pour un tel être, une réalisation intérieure correspondante. Autrement dit, il est vain de s’imaginer guider les autres lorsqu’on a toujours son « âme corruptrice » pour maître, à moins précisément d’avoir un superviseur compétent.
Le statut exceptionnel du Prophète ﷺ
Cela étant dit, toutes proportions gardées et en tout état de cause les voies sont multiples, on ne peut aller vers Dieu en niant l’aspect qui nous attire à Lui, car cette attirance provient de Lui et non de nous. A l’inverse de cette laïcité indifférente à la vérité, la divergence est, dans ce sens, une miséricorde.
D’après l’Imam Jalalu-din Al-Suyuti, Ibn Sa’d rapporte que Omar Ibn Abdela’azziz a dit : « Je ne tronquerais pas les plus beaux troupeaux de chamelles contre les divergences des compagnons du Prophète » ﷺ
Abû Hurayrah (qu’Allah l’agrée) relate que le Messager d’Allah ﷺ a dit : « Le croyant fort est meilleur et plus aimé d’Allah que le croyant faible, et en chacun d’eux il y a du bien. »
Cette harmonie des contraires entre Intérieur et Extérieur, entre Homme et Dieu, entre Immanence et Transcendance, entre Ascension et Descente et qui n’a de caractère paradoxal qu’en apparence est dans le cas de l’Islam particulièrement évident et accompli.
La Mission du Prophète de l’islam ﷺ est tout entière de miséricorde pour les mondes, non pas pour un peuple ou une nation, ni même uniquement pour notre terre. Il ﷺ doit dévoiler le secret intime des cœurs, le secret axial de son propre cœur, autrement dit, le secret de sa relation entre lui, l’Homme Universel, le serviteur parfait avec le Seigneur des mondes.
Cette relation implique également et nécessairement celle des hommes entre eux, car le Prophète ﷺ est le prototype manifesté de la perfection, la raison de la création, la lumière des mondes, et donc pour tous les hommes qui participent de cette lumière, le modèle à suivre pour accomplir, chacun à son niveau, sa propre raison d’être ; le adab (bon comportement), la vertu et la Shari’a ne peuvent être dissociés pour arriver au but ; il y a donc la Loi, la Voie et le but, et tout est inextricablement liées d’une manière qui nous dépasse trop pour que nous en parlions ici avec toute la clarté nécessaire.
Qu’on se dise, à titre d’illustration, que le corps, qui est pourtant la partie la plus grossière, loin d’être « quantité négligeable » est le point de départ de toute activité spirituelle. « Quand tu t’assois avec Cheikh, tu t’assois avec le corps du Cheikh, mais sache que ce corps est un esprit » nous dit Cheikh Abdel Aziz qu’Allah sanctifie son secret !
Etre à la hauteur du message
Ce que nous voulons simplement rappeler pour notre part, c’est que les musulmans n’auront de droit réel que l’islam leur confère effectivement, notamment d’inviter les autres à les suivre, que si et seulement si, ils savent s’en montrer dignes.
Cela veut dire participer pleinement à l’excellence mohammadienne, ce qui est un honneur mais aussi une immense responsabilité. Cela signifie porter la sagesse du Coran sans en limiter à priori ses significations, ce qui encore une fois ne veut pas dire pratiquer une interprétation passionnelle et libre de toute précaution. Cela signifie à notre faible niveau, et nous nous adressons avant tout à nous-même, que nous devrions, nous, prétendant à l’Islam, plus que les autres, parler avec sagesse et discernement des diverses formes traditionnelles que la dernière révélation synthétise en une forme ultime.
Loin de toute idéologie totalitaire, il est bien entendu que dans les faits, ce n’est que de droit divin que l’abrogation des autres formes s’accomplira. Qu’on nous comprenne bien, nous n’incitons ni à faire de la religion comparée d’un côté, ni non plus à répandre un exclusivisme réducteur de l’autre, mais plutôt à prendre conscience, à réaliser autant que faire se peut, à notre modeste niveau, la hauteur de l’ultime message et de l’ultime messager ﷺ, de réellement admettre sa vocation universelle en tant qu’expression de la Vérité absolue et voie providentielle vers le retour à Dieu.
Il serait préjudiciable de « retirer » à l’Islam, si cela était possible, sa vocation eschatologique au nom d’un exclusivisme déplacé ; spécificité qui précisément est de dévoiler l’universalité de la doctrine de l’Unité (Et-Tawhîdu wâhidun) d’une manière particulière et de définir le régime divin jusqu’au crépuscule de notre monde. L’ultime révélation a donc la mission de porter ce message comme les autres l’ont fait depuis l’aube des temps, mais elle a désormais la prééminence et l’excellence pour le faire.
48.28. C’est Lui qui a dépêché Son Envoyé avec la bonne guidance et la religion de Vérité pour la faire prévaloir sur la religion tout entière. Et Dieu suffit comme Témoin !
La bienséance avec les autres religions
Il faut donc être attentif pour le moins à la façon dont nous parlons avec les gens du livre et à la manière dont on parle de leur doctrine spécifique. Il faut, d’un autre côté, être attentif à ne pas faire preuve d’un égalitarisme fautif entre les formes traditionnelles sous prétexte d’un quelconque dépassement « intellectuel ».
Dans tous les cas, il faut se soucier des convenances, de la pertinence de nos propos en fonction de nos interlocuteurs mais aussi de l’opportunité particulière qui se présente ou ne se présente pas ; quoi qu’il en soit, la science sacrée ne saurait s’opposer d’une quelconque façon à la sagesse coranique.
2.285. L’Envoyé a cru à ce qui est descendu sur lui venant de son Seigneur, et les croyants de même. Chacun croit en Dieu, en Ses anges, en Ses Livres et en Ses envoyés. Nous n’établissons pas de distinction entre Ses envoyés.
16.125. Appelle les hommes vers le chemin de ton Seigneur avec sagesse et une belle exhortation, et argumente avec eux de la meilleure façon. Ton Seigneur connaît parfaitement celui qui s’égare hors de Son chemin, comme il connaît ceux qui sont bien dirigés.
Ici, la spécificité de la forme qui prend en compte le cas particulier du contexte humain et cyclique et la Source divine dont la Vérité est indéterminée et totale se « rapproche » pourrait-on dire, jusqu’à son point culminant, puisque la parole La ilaha ila lah n’a pas d’égale ni sur terre ni au ciel, elle est l’essence de tous les messages, mais c’est l’islam qui la porte et la dévoile selon la modalité qui convient à notre fin de cycle.
L’islam porte l’Islam, l’identification entre le nom spécifique et le nom de la Tradition immuable n’est pas fortuit, le dernier message est éminemment l’unique message, tout comme le dernier messager est éminemment la source de lumière dont furent porteurs tous les prophètes précédents.
Hadith : « La meilleure parole prononcée par moi et par les prophètes avant moi c’est la formule : il n’y a de dieu que Dieu ».
21.25. Nous n’avons dépêché avant toi aucun envoyé sans lui révéler qu’« il n’y a de dieu que Moi ; alors, adorez-Moi ! »
Et Dieu Seul est Savant.
Melchisédech al-Mahi