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samedi 23 novembre 2024

Evola : le dépassement des limites

Dans un passage extrait de « Chevaucher le tigre », Julius Evola aborde le rapport de l’Homme à lui-même, à sa propre connaissance à travers l’épreuve et l’expérimentation qui doivent le conduire vers la rencontre avec la Transcendance.  

Être soi-même. Telle est la règle que nous avions précédemment posée. Mais nous venons d’en mettre une deuxième en lumière, qui consiste à s’éprouver soi-même. Il faut maintenant et articuler ces deux principes en se référant plus particulièrement au type d’homme qui nous intéresse.

Comme la structure existentielle de celui-ci est double — son être déterminé en tant qu’individu, et la dimension de la transcendance — la double tâche qui consiste à être soi-même et à se connaître soi-même en s’éprouvant, comporte deux degrés bien distincts.

En ce qui concerne le premier degré, nous avons déjà noté combien, surtout à notre époque, en raison de l’absence d’une unité de base, voire d’une tendance prédominante et constante parmi la multitude des autres, il est difficile, pour l’immense majorité des individus, d’être soi-même.

Ce n’est qu’à des cas exceptionnels que peuvent s’appliquer ces mots de Nietzsche « Il y a deux très hautes choses dont il vaut mieux ne jamais parler : la mesure et le moyen. Bien peu ont appris à connaître leurs forces et leurs limites par la voie initiatique d’expériences et de bouleversements intérieurs. Ceux-là vénèrent en eux quelque chose de divin et abhorrent le parler bruyant. »

Mais, dans une époque de dissolution, il est difficile, même pour celui qui possède une structure interne de base, de connaître celle-ci et ainsi de se connaître « soi-même » autrement que par voie d’expérimentation.

Nous retrouvons ici la ligne déjà indiquée, qu’il faut maintenant comprendre en réalité comme la recherche ou l’acceptation de ces situations ou alternatives où la force supérieure, la « vraie nature », est contrainte de se manifester, de se faire connaître.

Seules peuvent servir à cette fin les actions qui viennent de la profondeur, à l’exclusion de celles qui ont un caractère de réaction périphérique et sensitive, presque de mouvements réflexes et mécaniques provoqués par une excitation, et se produisent donc, « bien avant que le fond de notre être ne soit touché, ne soit interrogé », comme le remarque Nietzsche en voyant avec raison, dans cette incapacité à se laisser impressionner profondément et à s’engager, dans cette façon de réagir à fleur de peau, au gré de toute les sensations, une caractéristique fâcheuse de l’homme moderne.

Pour beaucoup, c’est donc comme s’ils devaient réapprendre à agir dans le sens vrai, actif (si l’on peut s’exprimer ainsi) et typique, aussi. Cette exigence, même pour l’homme que nous avons en vue, envisagé sous son aspect mondain, est essentielle aujourd’hui. On peut remarquer, à ce propos, que le « souvenir de soi » ou « la présence à soi-même » a constitué une des disciplines essentielles des doctrines « internes » de la Tradition.

(…)

On peut, si l’on veut, associer à cette épreuve-connaissance que stimulent des expériences variées et diverses rencontres avec le réel, la formule même de l’amor fati envisagée sous un jour particulier.

Jaspers a remarqué avec raison qu’elle peut n’être pas seulement l’expression d’une obéissance passive à une nécessité dont on présume qu’elle est pré-déterminée et connaissable, mais peut convenir aussi à qui affronte toute expérience, août ce qui est incertain, ambigu, dangereux dans l’existence, avec le sentiment qu’on ne fera jamais autre chose que de suivre sa propre voie.

Cette orientation est essentiellement faite d’une sorte de confiance transcendantale qui est une source de sécurité en même temps que d’intrépidité et l’on peut y voir un tes éléments positifs de la ligne de conduite que nous sommes en train de dégager peu à peu.

Le problème d’être soi-même peut trouver dans l’unification une solution particulière et subordonnée à la première ; lorsqu’on est parvenu à reconnaître expérimentalement, parmi ses multiples tendances, celle qui est centrale, il faut l’identifier o sa propre volonté, la stabiliser en organisant autour d’elle toutes les tendances secondaires ou divergentes. Voilà ce que signifie « se donner une loi », sa propre loi.

Comme nous l’avons déjà vu, l’incapacité d’y parvenir, « la multiplicité hétérogène des âmes réunies en son sein », le refus d’obéir avant d’être capable de se commander à soi-même, sont les raisons de l’effondrement auquel peut aboutir la voie d’un être qui s’est avancé jusqu’aux situations-limites d’un monde sans Dieu.

C’est alors que peut s’appliquer cette maxime (Nietzsche) : « Celui qui ne peut pas se commander à soi-même doit obéir. Et il y en a qui savent se commander, mais il s’en faut de beaucoup qu’ils sachent aussi s’obéir. »

(…)

Cet aperçu nous amène à étudier le second degré de l’épreuve-connaissance de soi, degré qui se rapporte à la dimension de la transcendance et qui conditionne la solution ultime du problème existentiel. En effet, le premier degré, qui consiste à reconnaître « sa nature propre » et à en faire sa loi, ne résout le problème que sur le plan de la forme, de la détermination ou, si l’on préfère, de l’individuation, ce qui donne une base suffisante pour se diriger, quelles que soient les contingences.

Mais pour qui veut aller jusqu’au fond, ce plan n’a pas de transparence, on ne peut encore y trouver un sens absolu. En s’arrêtant à ce stade, on est actif en tant que l’on veut être soi-même, mais non en tant que l’on est tel qu’on est et pas autrement.

Ceci peut être ressenti comme quelque chose d’irrationnel et d’obscur au point de provoquer, chez un certain type d’homme, le début d’une crise et la remise en question de tout ce que l’on avait atteint dans la direction indiquée.

C’est alors que s’impose le second degré de l’épreuve de soi, qui consiste à éprouver, à vérifier expérimentalement, la présence en soi, plus ou active, de la dimension supérieure de la transcendance, noyau non conditionné qui, dans la vie, n’appartient pas au domaine de celle-ci, mais au domaine de l’être.

Dans une ambiance qui n’offre aucun appui ni aucun « signe », la solution du problème du sens dernier de l’existence dépend de cette ultime épreuve. Lorsque, une fois toutes les superstructures repoussées ou détruites, on a pour seule base son être propre, l’ultime signification de l’existence, de la vie, ne peut jaillir que d’une relation directe et absolue entre cet être (ce qu’on est en vertu de sa propre détermination) et la transcendance (la transcendance en soi-même).

Cette signification n’est donc pas donnée par quelque chose d’extrinsèque et externe, par quelque chose qui s’ajoute à l’être quand celui-ci y réfère à quelque autre principe. Ceci pouvait être valable dans un monde différent, dans un monde traditionnellement ordonné.

Dans le domaine existentiel que nous examinons ici, cette signification ne peut être donnée au contraire que par la dimension de la transcendance perçue directement par l’homme comme la racine de son être, de sa « nature propre ».

Et ceci comporte une justification absolue, une marque indéfectible et irrévocable, la destruction définitive de l’état de négativité et de la problématique existentielle.

C’est exclusivement sur cette base que l’ « être que l’on est » cesse de constituer une limite. Autrement, toute voie sera une limite, y compris celle des « surhommes » et tout autre mode d’être qui, par ses particularités extérieures, aboutit à distraire l’homme du problème de la signification ultime et à dissimuler une vulnérabilité essentielle.

Seule cette union avec la transcendance peut empêcher, d’autre part, le processus d’unification de soi de prendre une direction régressive.

Une unification pathologique de l’être par le bas est en effet possible : c’est le cas, par exemple, lorsqu’une passion élémentaire s’empare de toute la personne et y ordonne toutes les facultés à ses propres fins. Les cas de fanatisme et de possession sont du même ordre.

Il faut envisager aussi la possibilité d’une réduction à l’absurde de 1’ « être soi-même » et de l’unité de soi-même. C’est là une raison supplémentaire, pour le type d’homme que nous avons en vue, d’affronter le problème de la « connaissance-épreuve de soi » jusqu’à son second degré, qui concerne, comme nous l’avons dit, la présence en soi de l’inconditionné et du surindividuel en tant que centre véritable.

Il est facile de comprendre qu’il faut pour cela dépasser, en s’éprouvant, sa nature propre et sa propre loi. L’autonomie de celui qui fait coïncider son vouloir et son être, ne suffit pas. De plus, une rupture de niveau s’impose, qui peut avoir parfois le caractère d’une violence que l’on se fait à soi-même et il est également nécessaire de s’assurer que l’on sait rester debout, même dans le vide, dans le sans-forme. C’est là l’anomie positive, au-delà de l’autonomie.

Chez les types d’hommes qui sont moins qualifiés, chez qui ce que nous avons appelé l’héritage des origines n’est pas assez vivant, existentiellement, cette épreuve requiert presque toujours une certaine disposition « sacrificielle » : ils doivent se sentir prêts à être éventuellement détruits sans pour autant être touchés.

L’issue d’épreuves ou d’expériences de ce genre demeure incertaine : elle l’a été de tous temps, même lorsqu’on cherchait la suprême consécration de la souveraineté intérieure au sein de cadres institutionnels offerts par la Tradition ; elle l’est à plus forte raison dans le climat de la société actuelle, dans une ambiance où il est presque impossible de se créer un cercle magique de protection lors de cette confrontation avec la transcendance, avec ce qui, à vrai dire, n’est plus humain.

Mais, répétons-le, le sens absolu de l’être, dans un monde dépourvu de sens, dépend presque uniquement de cette expérience. Si celle-ci a une issue positive, la dernière limite tombe ; alors transcendance et existence, liberté et nécessité, possibilité et réalité s’unissent. Une « centralité » et une invulnérabilité absolues sont réalisées, sans restrictions, quelle que soit la situation : situations obscures ou lumineuses, détachées ou apparemment ouvertes à toutes les impulsions ou passions de la vie.

Mais surtout, on aura réalisé ainsi la condition essentielle qui est nécessaire pour s’adapter, sans se perdre, à un monde revenu libre, mais laissé à lui-même, pris par l’irrationnel et le non-sens. Et c’est justement là le problème d’où nous étions partis.

Julius Evola

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