Dans « La métaphysique orientale », l’un de ses premiers textes, René Guénon, auteur d’une œuvre doctrinale pionnière dans la réhabilitation de la Tradition face aux assauts dissolvants de la modernité, a défini ce qu’il entendait par métaphysique. Mizane.info publie un long extrait sur cette notion capitale pour la compréhension de cette œuvre.
Cela dit, il convient de s’entendre sur le sens qu’il faut donner ici au mot « métaphysique », et cela importe d’autant plus que j’ai souvent eu l’occasion de constater que tout le monde ne le comprenait pas de la même façon. Je pense que ce qu´il y a de mieux à faire, pour les mots qui peuvent donner lieu à quelque équivoque, c’est de leur restituer autant que possible leur signification primitive et étymologique.
Or, d’après sa composition, ce mot « métaphysique » signifie que littéralement « au-delà de la physique », en prenant «physique» dans l’acception que ce terme avait toujours pour les anciens, celle de «science de la nature» dans toute sa généralité. La physique est l’étude de tout ce qui appartient au domaine de la nature; ce qui concerne la métaphysique, c’est ce qui est au delà de la nature.
Comment donc certains peuvent-ils prétendre que la connaissance métaphysique est une connaissance naturelle, soit quant à son objet, soit quant aux facultés par lesquelles elle est obtenue ? Il y a là un véritable contresens, une contradiction dans les termes mêmes; et pourtant, ce qui est le plus étonnant, il arrive que cette confusion est commise même par ceux qui devraient avoir gardé quelque idée de la vraie métaphysique et savoir la distinguer plus nettement de la pseudo-métaphysique des philosophes modernes.
Mais, dira-t-on peut-être, si ce mot «métaphysique» donne lieu à de telles confusions, ne vaudrait-il pas mieux renoncer à son emploi et lui en substituer un autre qui aurait moins d’inconvénients? À la vérité, ce serait fâcheux, parce que, par sa formation, ce mot convient parfaitement à ce dont il s’agit; et ce n’est guère possible, parce que les langues occidentales ne possèdent aucun autre terme qui soit aussi bien adapté à cet usage.
Employer purement et simplement le mot «connaissance», comme on le fait dans l’Inde, parce que c’est en effet la connaissance par excellence, la seule qui soit absolument digne de ce nom, il n’y faut guère songer, car ce serait encore beaucoup moins clair pour des Occidentaux, qui, en fait de connaissance, sont habitués à ne rien envisager en dehors du domaine scientifique et rationnel.
Et puis est-il nécessaire de tant se préoccuper de l’abus qui a été fait d’un mot ? Si l’on devait rejeter tous ceux qui sont dans ce cas, combien en aurait-on encore à sa disposition ? Ne suffit-il pas de prendre les précautions voulues pour écarter les méprises et les malentendus ? Nous ne tenons pas plus au mot «métaphysique» qu’à n’importe quel autre; mais, tant qu’on ne nous aura pas proposé un meilleur terme pour le remplacer, nous continuerons à nous en servir comme nous l’avons fait jusqu’ici.
Il est malheureusement des gens qui ont la prétention de «juger» ce qu’ils ignorent, et qui, parce qu’ils donnent le nom de «métaphysique» à une connaissance purement humaine et rationnelle (ce qui n’est pour nous que science ou philosophie), s’imaginent que la métaphysique orientale n’est rien de plus ni d’autre que cela, d’où ils tirent logiquement la conclusion que cette métaphysique ne peut conduire réellement à tels ou tels résultats.
Pourtant, elle y conduit effectivement, mais parce qu’elle est tout autre chose que ce qu’ils supposent; tout ce qu’ils envisagent n’a véritablement rien de métaphysique, des lors que ce n’est qu’une connaissance d’ordre naturel, un savoir profane et extérieur; ce n’est nullement de cela que nous voulons parler. Faisons-nous donc «métaphysique» synonyme de «surnaturel»?
Nous accepterions très volontiers une telle assimilation, puisque, tant qu’on ne dépasse pas la nature, c’est-à-dire le monde manifesté dans toute son extension (et non pas le seul monde sensible qui n’en est qu’un élément infinitésimal), on est encore dans le domaine de la physique; ce qui est métaphysique, c’est, comme nous l’avons déjà dit, ce qui est au delà et au-dessus de la nature, c’est donc proprement le «surnaturel».
Mais on fera sans doute ici une objection: est-il donc possible de dépasser ainsi la nature? Nous n’hésiterons pas à répondre très nettement: non seulement cela est possible, mais cela est. Ce n’est là qu’une affirmation, dira-t-on encore; quelles preuves peut-on en donner? Il est vraiment étrange qu’on demande de prouver la possibilité d’une connaissance au lieu de chercher à s’en rendre compte par soi-même en faisant le travail nécessaire pour l’acquérir. Pour celui qui possède cette connaissance, quel intérêt et quelle valeur peuvent avoir toutes ces discussions ? Le fait de substituer la «théorie de la connaissance» à la connaissance elle-même est peut-être le plus bel aveu d’impuissance de la philosophie moderne.
Il y a d’ailleurs dans toute certitude quelque chose d’incommunicable; nul ne peut atteindre réellement une connaissance quelconque autrement que par un effort strictement personnel, et tout ce qu’un autre peut faire, c’est de donner l’occasion et d’indiquer les moyens d’y parvenir. C’est pourquoi serait vain de prétendre, dans l’ordre purement intellectuel, imposer une conviction quelconque; la meilleure argumentation ne saurait, à cet égard, tenir lieu de la connaissance directe et effective.
Maintenant, peut-on définir la métaphysique telle que nous l’entendons? Non, car définir, c’est toujours limiter, et ce dont il s’agit est, en soi, véritablement et absolument illimité, donc ne saurait se laisser enfermer dans aucune formule ni dans aucun système. On peut caractériser la métaphysique d’une certaine façon, par exemple en disant qu’elle est la connaissance des principes universels ; mais ce n’est pas là une définition à proprement parler, et cela ne peut du reste en donner qu’une idée assez vague. Nous y ajouterons quelque chose si nous disons que ce domaine des principes s’étend beaucoup plus loin que ne l’ont pensé certains Occidentaux qui cependant on fait de la métaphysique, mais d’une manière partielle et incomplète.
Ainsi, quand Aristote envisageait la métaphysique comme la connaissance de l’être en tant qu’être, il l’identifiait à l’ontologie, c’est-à-dire qu’il prenait la partie pour le tout. Pour la métaphysique orientale, l’être pur n’est pas le premier ni le plus universel des principes, car il est déjà une détermination ; il faut donc aller au-delà de l’être, et c’est même cela ce qui importe le plus.
C’est pourquoi, en toute conception vraiment métaphysique, il faut toujours réserver la part de l’inexprimable ; et même tout ce qu’on peut exprimer n’est littéralement rien au regard de ce qui dépasse toute expression, comme le fini, quelle que soit sa grandeur, est nul vis-à-vis de l’Infini.
On peut suggérer beaucoup plus qu’on n’exprime, et c’est là, en somme, le rôle que jouent ici les formes extérieures ; toutes ces formes, qu’il s’agisse de mots ou de symboles quelconques, ne constituent qu’un support, un point d’appui pour s’élever à des possibilités de conception qui les dépassent incomparablement : nous reviendrons là-dessus tout à l’heure.
Nous parlons de conceptions métaphysiques, faute d’avoir un autre terme à notre disposition pour nous faire comprendre; mais qu’on n’aille pas croire pour cela qu’il y ait là rien d’assimilable à des conceptions scientifiques ou philosophiques; il ne s’agit pas d’opérer des «abstractions» quelconques, mais de prendre une connaissance directe de la vérité telle qu’elle est. La science est la connaissance rationnelle discursive, toujours indirecte, une connaissance par reflet ; la métaphysique est la connaissance supra-rationnelle, intuitive et immédiate.
Cette intuition intellectuelle pure, sans laquelle il n’y a pas de métaphysique vraie, ne doit d’ailleurs aucunement être assimilée à l’intuition dont parlent certains philosophes contemporains, car celle-ci est, au contraire, infra-rationnelle. Il y a une intuition intellectuelle et une intuition sensible; l’une est au delà de la raison, mais l’autre est en deçà; cette dernière ne peut saisir que le monde du changement et du devenir, c’est-à-dire la nature, ou plutôt une infime partie de la nature. Le domaine de l’intuition intellectuelle, au contraire, c’est le domaine des principes éternels et immuables, c’est le domaine métaphysique.
L’intellect transcendant, pour saisir directement les principes universels, doit être lui-même d’ordre universel; ce n’est plus une faculté individuel, et le considérer comme tel serait contradictoire, car il ne peut être dans les possibilités de l’individu de dépasser ses propres limites, de sortir des conditions qui le définissent en tant qu’individu. La raison est une faculté proprement et spécifiquement humaine; mais ce qui est au-delà de la raison est véritablement «non-humain»; c’est ce qui rend possible la connaissance métaphysique, et celle-ci, il faut le redire encore, n’est pas une connaissance humaine.
En d’autres termes, ce n’est pas en tant qu’homme que l’homme peut y parvenir; mais c’est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu’un être humain; et c’est la prise de conscience effective des états supra-individuels qui est l’objet réel de la métaphysique, ou, mieux encore, qui est la connaissance métaphysique elle-même. Nous arrivons donc ici à un des points les plus essentiels, et il est nécessaire d’y insister: si l’individu était un être complet, s’il constituait un système clos a la façon de la monade de Leibnitz, il n’y aurait pas de métaphysique possible; irrémédiablement enfermé en lui-même, cet être n’aurait aucun moyen de connaître ce qui n’est pas de l’ordre d’existence auquel il appartient.
Mais il n’en est pas ainsi : l’individu ne représente en réalité qu’une manifestation transitoire et contingente de l’être véritable ; il n’est qu’un état spécial parmi une multitude indéfinie d’autres états du même être; et cet être est, en soi, absolument indépendant de toutes ses manifestations, de même que, pour employer une comparaison qui revient a chaque instant dans les textes hindous, le soleil est absolument indépendant des multiples images dans lesquelles il se refléchit.
Telle est la distinction fondamentale du «Soi» et du «moi», de la personnalité et de l’individualité; et, de même que les images sont reliées par les rayons lumineux à la source solaire sans laquelle elles n’auraient aucune existence et aucune réalité, de même l’individualité, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’individualité humaine ou de tout autre état analogue de manifestation, est reliée à la personnalité, au centre principiel de l’être, par cet intellect transcendant dont il vient d’être question.
Il n’est pas possible, dans les limites de cet exposé, de développer plus complètement ces considérations, ni de donner une idée plus précise de la théorie des états multiples de l’être; mais je pense cependant en avoir dit assez pour en faire tout au moins pressentir l’importance capitale dans toute doctrine véritablement métaphysique.
Théorie, ai-je dit, mais ce n’est pas seulement de théorie qu’il s’agit, et c’est là encore un point qui demande à être expliqué. La connaissance théorique, qui n’est encore qu’indirecte et en quelque sorte symbolique, n’est qu´une préparation, d’ailleurs indispensable, de la véritable connaissance. Elle est du reste la seule qui soit communicable d’une certaine façon, et encore ne l’est-elle pas complètement; c’est pourquoi toute exposition n’est qu’un moyen d’approcher de la connaissance, et cette connaissance, qui n’est tout d’abord que virtuelle, doit ensuite être réalisée effectivement.
Nous trouvons ici une nouvelle différence avec cette métaphysique partielle à laquelle nous avons fait allusion précédemment, celle d’Aristote par exemple, déjà théoriquement incomplète en ce qu’elle se limite à l’être, et où, de plus, la théorie semble bien être présentée comme se suffisant à elle-même, au lieu d’être ordonnée expressément en vue d’une réalisation correspondante, ainsi qu’elle l’est toujours dans toutes les doctrines orientales.
René Guénon, « La métaphysique orientale ».