Directeur du Centre islamique de Genève, Hani Ramadan a fait l’objet dernièrement d’un arrêté gelant ses avoirs en France, bien qu’il a affirmé ne pas en posséder, et se trouve toujours sous le coup d’une décision d’interdiction de séjour depuis avril 2017. Mesure qu’il a contestée en justice. Dans un entretien exclusif, Hani Ramadan nous livre sa propre analyse sur les raisons de fond qui motiveraient la politique française à son encontre. Il nous confie également ses vues sur le traitement judiciaire et politique de l’affaire qui concerne son frère Tariq Ramadan.
Mizane.info : Le gouvernement français a décidé de geler vos avoirs dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme, selon un arrêté publié au Journal officiel. Vous avez qualifié cette mesure d’« affichage politique » et vous avez affirmé de votre côté n’avoir aucun avoir en France. Dès lors, comment comprendre le sens d’une telle mesure ?
Hani Ramadan : Cette mesure s’inscrit dans le prolongement de toute une série d’aberrations que l’on retrouve dans les documents du ministère de l’intérieur justifiant mon interdiction de séjour en France qui date du 7 avril 2017. On m’y reproche un certain nombre de choses, en adoptant une attitude réductrice par rapport à mes propos et en se fondant sur une note blanche mal écrite, qui fourmille d’inexactitudes, et dont on ne connaît pas l’auteur. J’ai déjà répondu à travers plusieurs conférences et prises de position à ces « accusations », point par point, et avec mon avocat, pour montrer qu’aucun argument probant ne peut être retenu contre moi qui justifierait une confiscation de ma liberté d’expression, laquelle est un droit reconnu pour tous, et ceci même si on exprime parfois une opinion minoritaire contraire à la doxa en cours, ce qui est le propre de la démocratie. De ce point de vue, on ne peut rien me reprocher. La dernière de ces inepties en date est ce décret qui veut confisquer des avoirs que je n’ai pas, et qui vient couronner toute la procédure que l’on m’oppose en m’attribuant des propos que je n’ai pas tenus. Je n’ai d’ailleurs toujours pas reçu de courrier administratif me signifiant cette décision.
L’arrêté d’une durée de six mois, a été rendu dans le cadre d’un article du code monétaire et financier visant les « personnes physiques ou morales, ou toute autre entité qui commettent, tentent de commettre, facilitent ou financent des actes de terrorisme, y incitent ou y participent ». Le gouvernement vous accuse donc de lien avec le terrorisme. Que répondez-vous ?
Il s’agit plus exactement d’un soupçon plus que d’une accusation, ce qui demeure cependant très grave ! Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, je condamne le terrorisme sous toutes ses formes. Toute action qui vise aveuglément des innocents est contraire aux principes de l’islam et doit être condamnée. L’islam considère que la vie de l’être humain est sacrée. Seule la légitime défense autorise le recours à la violence. Ces soupçons ne sont étayés par absolument rien. Si le gouvernement veut parler de terrorisme, nous pouvons parler de terrorisme d’Etat. Ce que fait par exemple le gouvernement israélien et son Premier ministre Netanyahu, en autorisant des snipers à tuer des civils, au mépris des Conventions de Genève et du droit international, et au nom d’un pays dont on ne connaît pas les frontières, peut être qualifié de terrorisme d’Etat. Malgré cela, Netanyahu est reçu dans les capitales occidentales, chez Emmanuel Macron, Angela Merkel, comme si le massacre des Palestiniens était entré dans l’ordre des choses. C’est scandaleux ! C’est Netanyahu qui devrait être interdit de séjour. S’il faut geler des comptes, gelons les comptes de l’Etat d’Israël. Il est temps que la République soit respectée, ses valeurs et celles du général de Gaulle. Ces valeurs qui ont fait la grandeur de la France aux heures de la Résistance. Pas la France de Sarkozy, de Hollande ou de Macron, subordonnée au CRIF et aux lobbies sionistes.
Ceux qui ont pris le parti de la résistance légitime sont dans le camp de la vérité, et on ne peut rien contre la vérité
Quand Netanyahu s’invite au cortège pour la défense de « Charlie », on atteint le sommet de l’hypocrisie. Vous le voyez, le langage que je tiens est un langage de vérité, de résistance légitime, un langage qui dit non à toutes ces impostures. C’est cette parole que l’on veut à présent censurer et criminaliser. Lorsque l’on voit ce défilé « d’intellectuels » et de « philosophes » comme Bernard Henri-Levy et Alain Finkielkraut, ou des « députés » comme Habib Meyer qui louent l’Etat hébreu tout en nourrissant par leurs discours une islamophobie nauséabonde, on se dit que ce sont eux qui devraient être convoqués devant un tribunal pour répondre à cette question : est-ce que vous condamnez les exactions commises par Tsahal au mépris des Conventions de Genève ? Tel est selon moi le fond du sujet. Ceux qui ont pris le parti de la résistance légitime sont dans le camp de la vérité, et on ne peut rien contre la vérité.
Envisagez-vous des actions en justice pour accusation calomnieuse ?
Ma première réaction a été de considérer que ce gel était tellement ridicule que j’allais attendre les six prochains mois pour voir si cette mesure était renouvelée. En même temps, je me pose la question. J’attends de recevoir, avec mon avocat, la notification du courrier administratif pour envisager une éventuelle opposition et demander des éclaircissements.
Vous aviez déjà été expulsé de France vers la Suisse en avril 2017, après avoir fait l’objet d’une interdiction administrative. Le ministère de l’intérieur l’avait justifié du fait que vous auriez « dans le passé adopté un comportement et tenu des propos faisant peser une menace grave sur l’ordre public sur le sol français ». Que vous reproche au juste les autorités ?
J’ai répondu à de nombreuses reprises au cours de mes conférences à tout ce qui m’était reproché : la question des Frères musulmans, la question de la femme, de la sharia, de la laïcité, etc. On m’a aussi reproché de parler contre le soufisme. Cette accusation est particulièrement grossière. J’ai traduit et publié les « Hikam » (paroles de sagesse) d’Ibn Atâ’i -Llâh al-Iskandarî avec une introduction sur le soufisme. Nous avons démontré dans notre procédure qu’il n’y a pas de trouble possible à l’ordre public. Cette notion mise en avant ne peut pas être retenue contre moi, à moins de s’appuyer sur l’opposition de gens de l’extrême droite qui organisent des manifestations lors de mes conférences, comme à Nice. Une manifestation organisée, lorsque se tient l’une de mes conférences, ne peut être considérée comme un trouble à l’ordre public. Cela ne justifie pas une interdiction de séjour établie pour satisfaire finalement des revendications grossières qui se singularisent par un manque d’intelligence. Chacun doit demeurer libre de s’exprimer.
Envisagez-vous de revenir faire des conférences en France ?
Evidemment. Mon audience a été encore plus grande depuis que cette interdiction a été prononcée, puisque j’ai fait des vidéos en live depuis Genève qui ont pu atteindre 13 000 vues. Et le nombre ne cesse d’augmenter, ces conférences qui s’inscrivent dans un « Cycle contre la censure » étant disponible sur YouTube. Maintenant, il y a une procédure en cours puisque nous avons contesté cette interdiction de séjour en faisant appel de la décision des juges. Nous attendons une réponse qui devrait tomber d’ici quelques temps, peut-être cet été ou en automne.
Estimez-vous que vous êtes en train de payer les conséquences de votre tribune sur « la charia incomprise » publiée il y a 16 ans dans Le Monde et qui avait défrayé la chronique ?
Le ministère de l’Intérieur avance plusieurs motifs pour justifier mon interdiction de séjour, dont cette fameuse tribune. Lorsqu’il y a eu des manifestations contre ma venue à Nice, une certaine presse locale à relever que j’étais lié aux Frères musulmans, lesquels recommandaient aux hommes de « battre leurs femmes » ! Ces affirmations grotesques étaient en lien avec ma tribune sur la sharia, alors que je n’ai jamais parlé spécifiquement de la « lapidation des femmes ». D’ailleurs, l’exemple que je donnais était celui d’un homme – Mâ‘iz – qui avait commis l’adultère. Il était allé voir le Prophète, qui ne voulait pas lui appliquer la peine, jusqu’à ce que l’homme en question insistât à quatre reprises. Nous ne pouvons niés que la lapidation est mentionnée dans les sources de l’islam, comme elle l’est dans les sources d’autres religions. Or, j’ai dit et souligné qu’elle relève de la dissuasion, car elle est pratiquement inapplicable, surtout si on s’en tient aux textes. Je m’étais d’ailleurs prononcé à l’époque contre la lapidation de deux femmes nigérianes qui étaient passibles de subir cette peine. Ces femmes ont été relaxées. On a réduit l’ensemble de mon propos à l’idée que je soutenais « la lapidation des femmes », ce que l’on fait encore aujourd’hui systématiquement pour me diaboliser, sans revenir au fond de ma pensée.
A la lumière de ce qui vous arrive, diriez-vous que la France a déclaré la guerre à la famille Ramadan ?
La réalité est qu’il existe sur le plan international une tendance forte qui consiste à vouloir éliminer tout ce qui est lié de près ou de loin aux Frères musulmans. Cela est lié à la question de l’Etat d’Israël, du projet de domination sioniste et d’extension de ses frontières. Il suffit d’entendre Jacques Attali, qui évoque Jérusalem comme une future capitale d’un gouvernement mondial. Comment la Communauté internationale peut-elle reconnaître un pays (Israël) dont les frontières ne sont pas définies et qui continue de s’étendre au détriment de ses voisins ?
Qu’est-ce qui s’oppose à cette force ? Eh bien, ce sont des musulmans convaincus, qui vivent leur islam de manière globale et qui mettent des limites à cette agression. Pensons à ce qui s’est passé au moment de l’avènement de Mohamed Morsi, élu à plus de 50 % des voix, tout comme Erdogan. Nous avons là des personnes qui respectent la volonté populaire, et qui se voient cependant accusés de dictature religieuse, alors qu’un Sissi, qui est responsable d’un coup d’Etat, qui a bafoué toutes les règles démocratiques, est lui considéré comme un ami à qui on peut vendre des armes.
On veut salir la réputation de mon frère car son œuvre et sa pensée dérangent
Cela veut dire que l’une des grandes forces qui s’opposent à toutes ces injustices flagrantes est l’islam, mais l’islam compris dans sa réalité globale, et non pas confiné à certaines limites. L’une des tendances qui expriment cette opposition, ce sont les Frères musulmans. D’où la volonté de les éradiquer. Le sionisme et ses alliés occidentaux ont en sous-main des alliances coupables avec des pétromonarchies ou avec des gouvernements comme celui d’Assad, pour détruire tout ce qui est lié aux Frères musulmans. Et désormais, cela n’est pas seulement vrai au Moyen-Orient, mais aussi en Occident. Il suffit pour cela de dire que la doctrine des Frères musulmans est synonyme de terrorisme. C’est le contraire qui est la vérité. Lorsque l’on voit la manière dont Macron ou Trump agissent, on est en droit de se demander si ce sont réellement eux qui dirigent leurs pays. Tout cela explique la diabolisation des Frères musulmans.
Vous faites donc le lien entre cette diabolisation des Frères et ce qui vous arrive à vous-mêmes ainsi qu’à votre frère Tariq ?
Je fais le lien entre cela et ce qui m’arrive à moi-même. La procédure qui concerne mon frère, indépendamment de sa filiation, touche d’abord un homme dont on veut salir la réputation, parce que visiblement, le rayonnement international de son œuvre et de sa pensée en dérange plus d’uns, qui se font systématiquement remettre à leur place sur les plateaux de télévision face à Tariq ! Quand on ne peut rien contre vos idées, on s’en prend lâchement à votre personne. C’est vrai que l’on rappelle aussi fréquemment qu’il est le petit-fils de Hassan al-Banna, et ce n’est pas un hasard !
Votre frère Tariq est toujours en prison pour des accusations de viols. Il clame son innocence, et dément ces accusations. Une lettre de soutien de 100 personnalités appelle à une procédure équitable à son encontre. Sa fille Maryam a parlé pour sa part de « procès politique ». Que pensez-vous précisément de l’affaire Tariq Ramadan ? Allez-vous jusqu’à parler de complot politique dans cette affaire ?
Ce terme « complot » est devenu tellement péjoratif qu’il faut peut-être davantage parler d’alliance ou de stratégie politique. Il est évident que Tariq subit aujourd’hui une injustice qui a une dimension politique étant donné la place que mon frère a pris dans le paysage du dialogue de civilisations, et étant donné qu’il représente une figure brillante de l’islam dans un dialogue qu’il a su établir sur des bases intelligentes et ouvertes.
L’amour est la force de l’islam. Il y a un secret derrière. Vivre l’islam, c’est vivre selon ce secret
Toute sa vie a été consacrée à établir ce genre de ponts. Or, ce que l’on voit, c’est qu’il subit un traitement particulier qui contredit le principe de la présomption d’innocence, avec une incarcération qui a pris une tournure complètement inhumaine. Il n’a pas pu recevoir un traitement médical adéquat à la maladie qui le touche. Il devrait être libre. Il n’y a aucune raison de l’incarcérer. Le fait de dire qu’il pourrait récidiver signifie qu’on suppose déjà sa culpabilité avant tout jugement !
Cette partialité politique du système judiciaire selon vous, se situe-t-elle seulement en aval du traitement de cette affaire ou plus en amont ?
Il y a au niveau du discours des plaignantes beaucoup d’irrégularités. Le fait qu’une d’entre elles ait prétendu ne pas connaître une autre, alors qu’on a su qu’elles avaient des liens. Le fait également qu’il y a eu des contradictions ou des mensonges dans les dépositions des plaignantes : tout cela ne fait que conforter le fait que l’on donne un écho à un dossier vide qui ne repose sur aucun fondement. Ces accusations sont complètement aberrantes. Tariq aurait dû être relaxé depuis le début, il n’aurait jamais dû être incarcéré. On se rend bien compte qu’il y a là des pressions qui sont de nature politique.
Avez-vous parlé avec votre frère depuis son incarcération ?
J’ai avec lui des communications téléphoniques. Sa situation médicale a empiré du fait de son incarcération. Tariq souffre, sa sclérose en plaques s’est aggravée. Il a du mal à se concentrer et à écrire. Tout cela pourrait se révéler irréversible, ce qui accentuerait la responsabilité de ceux qui l’ont mis dans cette situation en se fondant sur des accusations grossières, contradictoires et mensongères. Nous espérons qu’il sorte rapidement de cette situation, que l’on revienne à la raison et à la présomption d’innocence.
Sur le plan intracommunautaire, cette affaire a été un électrochoc monumental, du fait de l’importance du travail communautaire réalisé par Tariq Ramadan avec le concours de réseaux associatifs en France. Vous en a-t-il parlé ?
Non, nous n’avons pas le temps d’en parler ou de nous lancer dans de grandes conversations. Les échanges ne durent que quelques minutes. Tariq a des ennemis depuis toujours, les mêmes qui agissent dans les coulisses, les mêmes qui se réjouissent de sa situation actuelle. D’autres qui par jalousie ou envie ont trouvé là l’occasion de manifester leurs sentiments malsains. D’autres encore comme Elkabbach qui prennent leurs désirs pour des réalités en espérant voir Tariq coupé de sa communauté ! Je suis absolument convaincu que c’est le contraire qui va se produire. Tariq a une influence qui touche beaucoup de personnes par son discours, son engagement. Je pense que ce qui se passe actuellement produira un regain d’influence et de fraternité, parce que les valeurs de l’islam sont là pour nous rappeler à l’ordre, contrairement à ce que beaucoup pensent en ce moment. Ce dont nous sommes les témoins, ce sont les défaillances d’un appareil judiciaire qui commet erreur sur erreur, et nous voyons des personnes qui se font l’écho de ces défaillances. L’islam recommande la prudence sur les propos que l’on pourrait tenir quand il est question de l’honneur d’un homme.
Cette affaire aura-t-elle, selon vous, une incidence sur son travail et son influence en France ?
Je suis convaincu que l’influence du travail de mon frère va grandir et que le capital d’amour dont il bénéficie va grandir aussi. C’est ce qu’il a appris à beaucoup de gens : l’amour est la force de l’islam. Et l’une de ces valeurs essentielles est la miséricorde (ar-rahma). Dieu est Ar-Rahmân et Ar-Rahîm (Le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux). Nous ne répétons pas moins de 17 fois ces Noms divins chaque jour dans nos prières. Que chacun se rappelle cela. Il y a un secret derrière. Vivre l’islam, c’est vivre selon ce secret.
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–« Commentaire de la Sourate Al-Fatiha », Hani Ramadan