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lundi 23 décembre 2024

Invasion russe et signes des temps

La guerre russe en Ukraine et la position de l’Eglise orthodoxe a engendré des remous théologiques inédits provoquant des vagues d’interprétations contradictoires sur le sens eschatologique des signes de ce conflit. Dans ce jeu de conflit des interprétations, l’instrumentalisation de la pensée traditionnelle n’a pas été épargnée explique un texte du Centre d’études métaphysiques, traduit de l’italien par l’Institut des Hautes études islamiques et publié sur Mizane.info.

Animum debes mutare, non caelum[1]. Alors que les analyses géopolitiques et les spéculations stratégiques semblent occuper la totalité du débat public, dressant d’autant plus tous les uns contre les autres, il est peut-être nécessaire d’essayer de réfléchir aux signes eschatologiques qui accompagnent l’invasion russe de l’Ukraine, en envisageant celle-ci dans une perspective qui permette de voir les choses au-delà d’une logique purement horizontale des conflits. L’un de ces signes eschatologiques semble se manifester au sein de la communauté chrétienne orthodoxe, qui paraît récemment être victime d’un nouveau schisme : la plupart des métropolites qui dépendaient de Moscou ne reconnaissent plus le patriarche Kirill, mais n’ont pas non plus rejoint l’une des deux autres grandes Églises orthodoxes officielles d’Ukraine, créant ainsi de fait un nouveau schisme qui sème d’autant plus la confusion chez les fidèles.

Le patriarche orthodoxe Kirill.

Plus récemment, le principal porte-parole du patriarche Kirill dans le monde, le métropolite Hilarion, a été démis, après treize années de service, de sa charge de président du Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou et de membre permanent du Saint-Synode.

Confusion entre pouvoirs temporel et spirituel 

Ces signes sont probablement en rapport avec un moment de crise et avec une nouvelle phase d’instrumentalisation de la religion qui, à l’instar des mouvements fondamentalistes islamistes, est utilisée en vue de créer une milice armée « ultra-orthodoxe », et « bénie » en Russie par le plus haut représentant de l’autorité spirituelle.

Ce qui est le plus frappant, c’est que cette déformation de l’exotérisme religieux et cette confusion entre pouvoirs temporel et spirituel sont justifiées au nom d’une idéologie, comme dans le cas du très influent philosophe russe Alexander Dugin, qui instrumentalise précisément l’œuvre du shaykh Abd al-Wahid Yahya Guénon.

On tente ainsi de faire coïncider un prétendu dernier bastion de la Tradition, un « califat ésotérique », avec un régime politique précis, c’est-à-dire l’actuelle fédération russe, post-soviétique, la plus grande unité territoriale politique du monde, qu’il faudrait même défendre par les armes contre le reste de l’Occident, considéré dans sa totalité comme le règne de l’anti-tradition.

S’y ajoute, in fine, une volonté de puissance toute évolienne (référence à Julius Evola, penseur antimoderne, lecteur de Guénon et partisan de l’action, ndlr) qui fait dire à ces soi-disant défenseurs de la Tradition que, s’ils devaient perdre la bataille, la seule solution serait alors d’avancer l’eschatologie et de « tout détruire ».

Julius Evola.

Les dangers du manichéisme 

Nous nous demandons sur quelle base, en termes d’intelligence, de foi, de sensibilité au sacré, de connaissance réelle du monde et de véritable orthodoxie, peut bien se fonder cette nouvelle polarisation entre un « mal absolu » d’un côté, et un « bien absolu », de l’autre. Comment est-il possible d’identifier l’Occident tout entier au règne du mal et, de surcroît, seulement à quelques États politiques ? L’identité de la Russie elle-même, en soi, n’est-elle pas aussi en partie occidentale ? Et n’y a-t-il pas, y compris en Occident, des hommes et des femmes qui essaient encore de poursuivre une recherche authentique de la Vérité en conformité avec la Tradition ?

Créer militairement une nouvelle frontière artificielle entre l’Est et l’Ouest, entre la Tradition et l’anti-tradition – en voulant faire coïncider cette frontière avec certains territoires d’Asie : n’y a-t-il pas en cela une nouvelle tentative de camoufler ce qui devrait être la véritable digue spirituelle et frontière intellectuelle, le vrai katechon (du Grec: τὸ κατέχον, « ce qui retient », ou ὁ κατέχων, « celui qui retient », allusion à un passage de l’épître de Paul aux Thessaloniciens évoquant ce qui retiendra et retardera l’apparition de l’Antéchrist, ndlr) contre les forces de la dissolution ?

Nous y voyons là plutôt certains signes eschatologiques que de nombreuses traditions pourraient interpréter comme déterminant une nouvelle fissure dans la muraille spirituelle authentique – qui n’est pas un « État tampon » – contre les hordes de Gog et Magog.

Tous ces dispositifs nous semblent en effet constituer une action d’anti-katechon qui opère selon un contre-rythme et un contre-temps antéchristique : l’Adversaire sait que ce sera l’esprit du Christ qui prévaudra à la fin ; c’est la raison pour laquelle il agit pour pousser le mal à l’extrême, en essayant de prolonger le temps pendant lequel les forces obscures pourront avoir prise sur les hommes, en termes d’atrocité et d’inversion.

La diabolisation de l’Occident en tant que tel nous semble être une attaque contre sa fonction eschatologique, là où c’est précisément en Occident que le « soleil se lèvera » à la fin des temps, comme l’affirment certaines traditions islamiques.

Le devoir de discernement intellectuel

Mais s’il ne semble désormais plus possible que les deux pouvoirs, spirituel et temporel, puissent se manifester dans leur unité avant la fin, les combats qui nous attendent, nous les hommes de ce temps, s’inscrivent dans ce que la tradition islamique appelle al-jihad al-aqli, l’effort intellectuel visant à témoigner et à préserver : la clarté de l’orthodoxie exo-ésotérique dans chaque forme traditionnelle ; la supériorité de la dimension contemplative, intellectuelle et spirituelle par rapport à toute action ; la nécessité d’accomplir une action de katechon pour préparer et attendre la seconde venue de sayyiduna ‘Isa, Jésus dans la tradition islamique, qui sera la vraie Victoire.

Ce discernement nous permet de ne nous perdre dans des spéculations sur les différentes mises en scène que l’Adversaire est en train de créer, spéculations qui n’ont rien à avoir avec le véritable raisonnement traditionnel, du genre : « L’OTAN a provoqué, donc la Russie a répondu ! Le gouvernement ukrainien a une orientation populiste pro-américaine ! L’Eglise orthodoxe a de nouvelles querelles internes ! Il s’agit simplement d’une continuation de la guerre du Donbass qui a commencé il y a sept ans ! Après tout, la Russie a aussi ses raisons ! »

Pour citer un enseignement du shaykh Abd al-Wahid Pallavicini : « Pour nous, hommes de foi, le mal réside seulement dans la tromperie, qui veut nous faire regarder ailleurs et oublier que l’univers signifie « se tourner vers l’Un ». »

Abd al-Wahid Pallavicini.

La pureté à maintenir n’est donc pas celle contre les « vaccins » de l’Occident ou de l’OTAN, ni celle d’un idéalisme naïf qui croit pouvoir changer le monde ou arrêter la guerre, mais elle réside dans la fidélité à l’héritage de la doctrine traditionnelle dans la discrimination intellectuelle au service d’un témoignage et d’une vision véritablement métaphysiques, orthodoxes, eschatologiques, respectueux du sacré, présent au cœur des religions, et parmi les croyants et les compagnies spirituelles.

Centre d’études métaphysiques

Notes :

[1] « Tu devrais changer ton âme, pas le ciel ! ». Sénèque, Lettres à Lucillius, XXVIII, 1, CIV, 8.

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