De gauche à droite, Abdolkarim Soroush, Fazlur Rahman et Muhammad Iqbal.
Youssouf Sangaré est docteur et chercheur post-doctorant en islamologie. Il est l’auteur de l’ouvrage « Repenser le Coran et la tradition islamique : une introduction à la pensée de Fazlur Rahman » (éditions Albouraq). Dans une conférence organisée le 26 janvier dernier à l’Ecole Normale Supérieure par le séminaire Islam-ENS Paris, il a abordé la question des relations entre la clôture prophétique du Prophète Muhammad (khatam an-nubuwwa) et le développement rationnel de l’humanité. A travers les contributions de Muhammad Iqbal, Fazlur Rahman et Abdolkarim Soroush, Youssouf Sangaré a présenté et questionné les réinterprétations modernes de cette notion de clôture de la prophétie pour en dégager des pistes de réflexion sur la notion de temps dans la tradition musulmane. Mizane Info était présent et vous en propose un compte-rendu écrit.
Dans son ouvrage « Reconstruire la pensée religieuse en islam », Muhammad Iqbal (1877-1938) s’intéresse à cette notion de clôture de la prophétie (khattam an-nubuwwa, évoquée une seule fois dans le Coran, verset 40 de la sourate Al Ahzab) dans le chapitre « L’esprit de la culture musulmane » en réinterprétant la notion de prophétie et de révélation. La prophétie a vocation à agir dans l’histoire comme un facteur de transformation de l’humain. En ce sens, elle se distingue de l’expérience unitive du mystique. Lorsque le mystique tend vers l’union avec l’Un, il cherche à y rester pour toujours. L’expérience religieuse chez le prophète se solde toujours par un retour créateur à la réalité afin de façonner un monde nouveau d’idéaux. Chaque prophète agit sur l’histoire à la mesure de la profondeur de son expérience religieuse, de son union intime avec l’Un. « Un prophète peut être défini comme un type de connaissance mystique dans laquelle l’expérience unitive tend à déborder ses frontières et cherche à façonner les forces de la vie collective » écrit Iqbal. Ainsi, chaque prophète peut être évalué à l’aune du type d’humanité qu’il a créé et du monde culturel jailli de son message. Qu’en est-il de la Révélation (wahi) ? Le moyen selon lequel se réalise la prophétie est-il seulement réservé aux prophètes afin de les conduire à façonner des idéaux nouveaux ? Un examen attentif de l’emploi de « wahi » établit que celle-ci déborde le seul cas des prophètes pour constituer une propriété universelle de la vie. Le « wahi » serait un signe constant et tangible dans chaque créature. Ce signe diffère chez l’homme selon les phases de l’humanité, d’après Iqbal.
Muhammad Iqbal, de la Révélation divine à la révolution rationnelle
L’homme, explique-t-il, avait besoin auparavant de normes toutes prêtes pour le préparer à assumer ses choix individuels, normes que lui apportait le message prophétique durant sa phase de minorité jusqu’à le conduire vers une phase de majorité où il serait capable de se guider par la raison et la faculté critique en lieu et place de la passion et de l’instant. Cette phase où l’humanité est capable de se gouverner par la raison s’introduit selon lui par la révélation coranique.
Pour Iqbal, la fin de la prophétie est une grande idée de l’islam qui symbolise la fin d’une tutelle sacrée et la reconnaissance d’une majorité du genre humain. Par cette notion, le Prophète ouvre à l’être humain la perspective d’un développement autonome par l’usage de la raison et l’assimilation consciente des principes transmis par les révélations successives
Si la prophétie muhammadienne s’inscrit dans les pas de ses prédécesseurs, elle se distingue néanmoins d’eux en rompant avec la préparation à l’attente d’une nouvelle prophétie et à la continuité du phénomène prophétologique, faisant, d’après Iqbal, le constat de la nature désuète de celui-ci. Dans l’islam, la prophétie atteint sa perfection dans la conscience de la nécessité de sa propre abolition. Ceci implique la fine compréhension que la vie ne peut être à jamais tenu en lisière. Afin d’atteindre une pleine conscience de soi, l’Homme doit fatalement être livré à ses propres ressources. « L’abolition de la prêtrise et de la royauté héréditaire en islam, l’appel constant dans le Coran à la raison et à l’expérience, et l’importance qu’il attribue à la nature et à l’histoire, en tant que source de connaissance humaine, constituent autant d’aspects divers de la même idée de la fin de la prophétie », écrit-il. Pour Iqbal, la fin de la prophétie est une grande idée de l’islam qui symbolise la fin d’une tutelle sacrée et la reconnaissance d’une majorité du genre humain. Par cette notion, le Prophète ouvre à l’être humain la perspective d’un développement autonome par l’usage de la raison et l’assimilation consciente des principes transmis par les révélations successives. Toute autorité personnelle se réclamant d’une origine surnaturelle a pris fin dans l’histoire de l’Homme. En ce sens, dira Hicham Djaït, la religion de la soumission de l’Homme à Dieu engendre un certain désenchantement en proclamant (avec la clôture de la prophétie, ndlr) la fin de la régence du Divin sur l’humain. Pour Iqbal, cette idée centrale a échappé aux premiers penseurs de l’islam car ils ne comprenaient pas que « l’esprit du Coran était essentiellement anticlassique » et s’attachaient à décrypter le Coran par l’entremise de la philosophie grecque. Iqbal remet en cause un hadith qui stipule que « les savants sont les héritiers des Prophètes » considérant que cet héritage a été transmis plus largement de la prophétie à la raison humaine. Il réfute les attitudes fatalistes face à la colonisation dans sa relecture de la notion de destin. Et dans celle de clôture prophétique, il incite ses contemporains à prendre leurs responsabilités dans les défis de leur temps.
Fazlur Rahman et la théorie du double mouvement herméneutique
Chez Fazlur-Rahman (1919-1988), influencé par cette lecture iqbalienne, la clôture de la prophétie, qu’il juge correcte, doit être rationnalisée. Il relève que le sens moral de l’Homme ne s’est pas développé au même niveau que ses connaissances. La thèse des modernistes est incomplète selon lui, il faudrait y ajouter la maturité morale qui est elle-même subordonnée à sa recherche constante de la guidance à partir du Coran. L’Homme n’est pas devenu mûr au point de se passer de la connaissance et de la guidance divine. Fazlur-Rahman estime que la lecture iqbalienne de la maturité rationnelle de l’Homme est une lecture insuffisante car l’un des buts du Coran est d’amener les Hommes vers cette perfection morale, un agir et une conduite morale et non pas seulement la maturité rationnelle. Pour lui, la clôture de la prophétie est une lourde responsabilité pour ceux qui se prétendent musulmans. Elle n’est pas tant un privilège qu’une obligation et une responsabilité. Comment continuer à faire vivre le message du Prophète à toutes les époques ? Comment actualiser le message coranique, le rendre audible en l’absence du Prophète, et le rendre vivant en fonction des époques ? Lui-même proposera une méthode de lecture du Coran qu’il nommera herméneutique du double mouvement capable de maintenir la vivacité du Texte coranique et de répondre au défi fait à la raison islamique de l’absence de prophète.
Cette dialectique entre le contexte de la Révélation et le contexte du lecteur peut permettre de retrouver ce que Fazlur Rahman appelle « l’islam pur », à savoir un islam non pollué par les interprétations historiques, pour faire rejaillir l’enseignement moral et universel du Coran
Ce double mouvement est un aller-retour permanent entre le contexte d’énonciation coranique et l’époque du lecteur. Sur des questions comme le statut de la femme, il s’agit de mener une enquête historique pour appréhender le contexte singulier dans lequel le Coran traite celui-ci. Cela passe par un recensement exhaustif des passages coraniques relatif au terme en question. D’analyser ensuite minutieusement les azbabs an-nuzul (circonstances de la Révélation) pour identifier l’intention universelle du Coran. Il s’agit de comprendre le sens et saisir la raison pour laquelle le Coran a affirmé telle ou telle chose, à telle ou telle période, dans tel ou tel passage. Le second mouvement retourne dans l‘époque du lecteur pour rendre opérante à nouveau les finalités morales et spirituelles que le Coran cherche à réaliser.
En quête d’un islam pur au-delà des interprétations historiques
Cette dialectique entre le contexte de la Révélation et le contexte du lecteur peut permettre de retrouver ce que Fazlur Rahman appelle « l’islam pur », à savoir un islam non pollué par les interprétations historiques, pour faire rejaillir l’enseignement moral et universel du Coran. Pour Fazlur-Rahman, la clôture de la prophétie signifie que les jugements juridiques du Coran ne sont pas valables pour toutes les époques, ne sont pas des jugements fermés et définitifs. Ces jugements (ahkams) concernaient la société du Prophète. Or, toutes les sociétés humaines ne ressemblent pas et non pas nécessairement vocation à ressembler à l’Arabie du 7e siècle. Le Coran fut confronté aux questions des tribus, de l’alliance, de l’esclavage, au statut des femmes, des butins légaux, etc. Ce qui est important pour Fazlur-Rahman, ce ne sont pas ces sentences mêmes mais l’intention et les finalités qu’il recherchait en s’attaquant à celles-ci. Comment retrouver cette intention et ces finalités ? Par cette méthode du double mouvement, l’approche globale qu’elle préconise pouvant lui permettre de saisir la manière dont le Coran s’est fait lui-même l’exégète de ses propres finalités morales. Certains passages coraniques sont en effet expliqués par d’autres passages coraniques, selon une règle exégétique élaborée dès les premiers siècles de l’islam. C’est vers cette exégèse qu’il faut se tourner avant de se tourner vers les exégèses historiques, dans le but de retrouver cet islam pur. C’est cette exégèse réflexive que Fazlur-Rahman avait pour ambition de ramener à la surface. Depuis la clôture de la prophétie, cette tâche de la compréhension de la guidance divine est collective et ne repose plus sur des personnalités ou des savants, mais à tous musulman. Une tâche collective qui engage l’ensemble des musulmans.
Soroush : une relecture de l’imamat shiite à la lumière de la clôture prophétique
Cette idée de Fazlur-Rahman a été reprise par Abdolkarim Soroush, penseur iranien chiite. Pour Soroush, dire que la prophétie est close c’est indiquer que la tutelle juridique du Prophète sur sa communauté est terminée. Que faut-il entendre par tutelle juridique ? Pour Soroush, un prophète est en lui-même un argument et une preuve de l’enseignement qu’il prêche. Sa parole fait autorité dans sa communauté. Son agir offre un paradigme (modèle) concret à l’imitation. L’agir prophétique est en lui-même normatif. Un prophète exerce sur sa communauté ce que Soroush appelle une tutelle législative par son action, ses dires, sa personne juridique. Cela signifie que nul ne peut, après Muhammad, venir imposer des devoirs religieux et donner à son propre agir une dimension normative et contraignante, et prétendre incarner en lui-même le message de la Transcendance. La fin de la prophétie ouvre l’ère du raisonnement collectif pour élaborer les normes qui doivent guider la cité. De cela découle une idée essentielle chez Soroush : aucune interprétation officielle de la parole de Dieu ou de l’expérience prophétique ne peut s’imposer ex cathedra (d’un ton dogmatique et depuis la hauteur d’une chaire).
Soroush se base sur l’expérience de Jafar As-Sadiq, 6ème imam shiite. Interrogé sur le lien entre révélation et raison, ce dernier avait répondu : « Si l’on me donne à choisir entre ma raison et la religion, je choisirais ma raison car sans la raison, je n’aurais pas connu la religion »
Prétendre le contraire serait, selon lui, revêtir frauduleusement l’habit d’un prophète et nier de fait la fin du cycle prophétique. La fin de la prophétie ouvre l’ère de l’expérience collective de la vérité. Pour Soroush, Iqbal avait raison de proclamer la fin de la tutelle personnelle après la clôture prophétique puisque la rationalité collective devait servir de gardien et de guide. Toutefois, la fin de la prophétie ne signifie pas la fin de l’expérience religieuse. Pour Soroush, il continuera à y avoir des saints et des personnalités à l’expérience religieuse profonde, ceux-là mêmes décrits par Molla Sadra : « Il y a des serviteurs de Dieu qui ne sont pas des prophètes mais éveillent la jalousie des prophètes ». Des personnes qui ont des liens singuliers avec l’au-delà. Ces liens pourraient se manifester de plusieurs formes : une ascension, des révélations spirituelles subtiles, etc. Mais cette expérience religieuse n’est pas du même ordre que l’expérience prophétique. L’expérience mystique des saints restent intransitive et n’implique aucune obligation ou devoir pour le reste des Hommes, même si un saint peut participer à l’expansion de l’expérience prophétique.
Le choix de l’imam Jafar As-Sadiq
Cette interprétation de Soroush pose la question de la remise en cause de l’interprétation du statut de l’imam shiite comme prolongement de la prophétie. Soroush soulève certaines questions : les imams sont-ils infaillibles ? Sont les héritiers de la prophétie ? Ou sont-ils des penseurs ? Pour Soroush, qui se distancie sur cette question de son maître à penser Mutahari, toute décision ou prise de position d’un imam ne doit pas remettre en cause cette position immuable de la clôture prophétique (khatam an-nubuwwa). Pour Soroush, mettre les saints ou les imams au même rang que les prophètes, est une exagération. Leur statut ne peut pas leur conférer d’autorité définitive, sur la base du modèle prophétique, sur le reste des fidèles.
Ils peuvent néanmoins être inspirés, renouveler la compréhension de la Révélation ou apporter de nouvelles idées au service de la Révélation, sans jamais avoir la même force normative qu’une parole prophétique. Pour Soroush, cette idée ne signifie pas être en rupture avec la tradition de l’imamat shiite, bien au contraire. Soroush se base par exemple sur l’expérience de Jafar As-Sadiq, 6ème imam shiite. Interrogé sur le lien entre révélation et raison, ce dernier avait répondu : « Si l’on me donne à choisir entre ma raison et la religion, je choisirais ma raison car sans la raison, je n’aurais pas connu la religion ». Pour Soroush, Jafar As-Sadiq accordait déjà cette place prééminente à la raison et malgré le fait que Soroush s’inscrive dans la continuité de Muhammad Iqbal et Fazlur-Rahman, deux penseurs sunnites, il reste parfaitement en phase avec cette tradition shiite valorisant la raison en islam, au nom de la clôture prophétique.
De la vision linéaire à la vision cyclique du temps
Ces quelques réinterprétations de la clôture de la prophétie suffisent à montrer l’importance que celle-ci comporte dans les écrits et idées des penseurs islamiques contemporains. D’autres auteurs tels que Abdelmadjid Cherfi, Chakhloul, Hicham Djaït, Khalafallah et avant eux Mohamed ‘Abdou et en Inde, Ahmed Khan, se sont intéressés également à cette notion centrale de khattam an-nubuwwa. Iqbal, même s’il ne le dit pas, a été influencé par la lecture de Khan (mort en 1895) en Inde et ‘Abdou (mort en 1905) en Egypte. De Khan à Soroush, on retrouve donc ce que Souleymane Bachir Diagne qualifiait de grands thèmes de la pensée moderniste en islam, à savoir la nécessité de promouvoir la capacité de juger par soi-même par l’usage de la raison qui permet à l’Homme de poursuive le travail initié par l’intentionnalité religieuse et de s’adresser ainsi à toute l’humanité. La raison permettra de distinguer le permanent du temporaire, l’universel du particulier. Pour ces auteurs, il s’agit moins de défendre la clôture de la prophétie que de s’appuyer sur elle pour conceptualiser la libération de la raison en islam. Il y a là un renversement de perspective par rapport aux lectures traditionnelles de cette question de khattam an-nubuwwa. Pour ces auteurs la clôture prophétique est une ouverture vers la créativité et la liberté rationnelle de l’Homme ouvrant un processus de rationalisation des doctrines et des opinions en islam. Il s’agit d’une vision linéaire du processus d’évolution de l’humanité fondée sur le progrès général et l’avènement de la majorité rationnelle de l’Homme. Une approche qui contredit une autre vision classique du temps, comme régression et délabrement selon les mots d’Adrien Leytes, que l’on retrouve dans une tradition prophétique qui établit que la meilleure génération de croyants est celle du Prophète et de leurs successeurs et qu’au fur et à mesure du temps, une dégénérescence religieuse surviendra. Iqbal est en rupture avec cette idée que la meilleure génération serait celle des Compagnons, en s’appuyant par exemple sur cette sentence d’Abou Hanifa : « Ce sont des Hommes et nous aussi sommes des Hommes », dans un contexte historique d’opposition aux thèses fatalistes d’inspiration religieuse qui maintenaient les musulmans en position de colonisabilité.
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–« L´islam spirituel de Mohammed Iqbal », Abdennour Bidar