Doctorant en philosophie et attaché politique en fonction, Islam Belala analyse la question des rapports entre éthique et politique dans un article publié sur Mizane.info. La politique doit-elle être éthique ? Non, répond-il au terme d’une réflexion sur l’œuvre du juriste Al Mawardi et du Prince de Machiavel. La rédaction ouvre le débat.
Le vrai. Le bien. Le beau. Ce sont les trois sphères de la philosophie occidentale dans lesquelles on retrouve l’ensemble des questions philosophiques. C’est vrai, du moins, depuis le XVIIIe siècle, c’est-à-dire depuis Emmanuel Kant et ses trois Critiques[1]. Cette démarcation est moins nette, voire inexistante, chez les anciens Grecs, par exemple, pour qui le vrai est forcément bien, qui est nécessairement beau. Ainsi, le domaine de la connaissance (au sens philosophique) ne s’intéresse qu’aux questions liées à la vérité. Ensuite, ce que l’on désigne par le terme de philosophie pratique ou de philosophie morale et politique s’interroge sur la question du bon agir et de la bonne conduite. Enfin, l’esthétique a le beau comme objet d’étude.
On comprend donc par cette distinction propre à la modernité que le champ de réflexion est restreint dans la mesure où il n’est pas possible de s’interroger sur la beauté d’une vérité mathématique (si ce n’est de manière métaphorique) ou de parler de la vérité d’une action humaine. L’action ne saurait être ni vraie ni belle, mais seulement bonne ou non. C’est dans cette perspective que nous abordons la question de l’agir dans le domaine politique. Qu’est-ce que l’éthique ? Et qu’est-ce qui fait qu’une action politique relève (ou non) de normes morales ? Y-a-t-il un intérêt dans l’action politique, et si oui, vis-à-vis de qui ?
Autant de questions qui se posent à nous dans cette petite réflexion aussi difficile que d’actualité brulante. Tout d’abord nous essayerons de comprendre le sens de l’éthique et sa relation avec le domaine politique. Ensuite nous verrons quelles applications pratiques peut-on comprendre par le terme d’action bonne. Et enfin nous interrogerons non plus la légitimité d’une réflexion éthique sur l’action politique mais le bien-fondé même d’une éthique politique.
L’éthique, la politique, l’homme
A ce stade, nous avons parlé indifféremment d’éthique et de morale. Les deux concepts se distinguent non seulement par l’étymologie (la morale est un terme latin alors que l’éthique est un terme que l’on retrouve chez les Grecs), mais surtout par la fonction et le but des deux concepts. Simplement, la morale est un ensemble de codes, un corpus de règles et de normes, dans un espace et dans un temps définis, qui s’imposent à l’homme dans une société donnée (ou que l’homme s’impose à lui-même au sein même d’un groupe social). Ces normes deviennent par ailleurs des lois dans les sociétés organisées.
En guise d’exemples, on peut citer le meurtre, le vol ou la torture. L’éthique, quant à elle, est un peu plus subtile que cela puisqu’elle s’interroge sur les normes morales en question[2] et est donc restreinte aux « actions liées à la vie humaine »[3]. En somme, l’éthique n’est rien d’autre que le jugement que l’on porte sur nos considérations morales en ce qui concerne le bon et le mauvais et définit par là même ce qui est bien et ce qui est mal en termes d’action. Toujours est-il qu’il n’est pas nécessaire, pour la réflexion présente, de forcer la distinction entre éthique et morale pour le questionnement du diptyque éthique-politique.
Le problème qui pourrait apparaître ici est le caractère non-compossible de l’éthique et de la politique. L’éthique effectivement relève du domaine théorique dans la mesure où il s’agit de jugements de valeurs morales alors que la politique s’apparente davantage à la sphère pratique puisqu’elle est caractérisée par l’action, l’agir, le gouvernement…
Ce qui nous ferait sortir de cette impasse est la prise en compte du champ d’application de l’éthique et de la politique, c’est-à-dire l’anthropologie, et plus précisément la condition humaine. Nous le savons depuis Aristote, l’homme est condamné à vivre en société, « l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non pas par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain »[4]. La condition humaine – la vie en société – impose à l’homme à la fois l’organisation politique (pour se gérer) et l’engagement éthique (pour vivre en paix ou en conflit avec les autres) et c’est justement cette condition qui permet en fin de compte la réflexion sur l’action éthique dans le domaine politique[5].
A la recherche du bien
On comprend alors que l’éthique est indispensable à bien des égards dans le monde politique puisque c’est elle qui permet la vie en communauté. Si la politique est vue comme un système vertical puisque l’on peut identifier un ou des gouverneurs (en fonction du régime politique) et des gouvernés, l’éthique, quant à elle, fait état d’un mouvement horizontal étant donné qu’elle oriente les actions de tous vers la bonne conduite, gouverneurs comme gouvernés. En ce sens, la définition que donne Paul Ricœur de l’éthique répond tout à fait à notre problématique. L’éthique serait alors « la visée de la ‘’vie bonne’’ avec et pour autrui dans des institutions justes »[6], autrement dit, il s’agirait d’une sorte de boussole morale qui permet à chacun d’agir de manière bonne et juste au sein des institutions politiques.
Cette primauté de l’éthique sur la politique pressenti dans la citation précédente de Paul Ricœur n’est pas du tout une vue de l’esprit et est complètement assumée par le philosophe, puisque « la ‘’vie bonne’’ est ce qui doit être nommé en premier parce que c’est l’objet même de la visée éthique »[7]. Ainsi le gouverneur, en tant qu’il est le chef de son pays ou de sa cité, devra-t-il se soumettre lui aussi à l’éthique, à l’instar de ses gouvernés, pour viser ensemble cette vie bonne et juste.
Al-Mawardi, philosophe et juriste arabe du Xe et XIe siècle, semble partager cette conception de l’éthique dans le domaine politique. Son ouvrage intitulé De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’Etat est une sorte de manuel quasi-scolaire à destination du prince. Composé en deux parties – éthique et politique –, Al-Mawardi offre au gouverneur l’image parfaite du prince orné de vertus éthiques et morales dans un premier temps pour expliquer, dans un second temps, les effets bénéfiques visibles dans une action gouvernementale couronnée de succès.
Aussi, on l’aura compris, le prince doit s’adonner à l’exercice de la vertu et se réformer en cultivant ses vertus innées, en cultivant ses vertus acquises et en se débarrassant de tous les vices néfastes puisque les « actions nobles ne peuvent être produites que par les mœurs nobles, que cela procède du naturel inné ou acquis. Car les actions sont les résultats des caractères et les traductions des volontés »[8]. En d’autres termes, la vertu et l’éthique du prince sont la condition sine qua non de la bonne gestion politique car « les mœurs [du maître du pouvoir] sont l’instrument de son pouvoir et le fondement de son commandement »[9].
L’autre éthique
L’éthique en politique pourrait être lue de différentes manières et donner des justifications à des actions que l’on ne pourrait subir sans s’insurger, dans le cas par exemple où le jugement du gouverneur va à l’encontre de celui du gouverné. Suivant Manuel Noriega, dictateur et homme d’Etat panaméen (citant le général Omar Torrijos), « le premier devoir d’un homme au pouvoir est de rester au pouvoir ». Ainsi, l’action bonne, pour l’homme au pouvoir, est d’agir de façon à ne pas être chassé du pouvoir. Et cette idée pourrait donner légitimité à bon nombre d’actions. Ce fut d’ailleurs l’idée principale de Nicolas Machiavel en écrivant Le Prince. Ce petit traité de philosophie politique qui a fait couler beaucoup d’encre n’a d’autre vocation que d’aider Laurent de Médicis à se maintenir au pouvoir. Et l’éthique du Prince de Nicolas Machiavel est d’un tel cynisme que l’on est venu à se demander si le théoricien politique florentin n’avait pas écrit Le Prince « avec les doigts de Satan »[10].
Dans la question (plutôt rhétorique d’ailleurs nous semble-t-il) que se pose Nicolas Machiavel, à savoir s’il est préférable, c’est-à-dire s’il est dans l’intérêt du prince, d’être aimé ou d’être craint, il répond qu’il « est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu’aimer, s’il faut qu’il y ait seulement l’un des deux »[11]. Ainsi, l’éthique du prince, dans ce cas précis, estime qu’il est légitime d’agir avec cruauté puisque le but est de conserver son pouvoir. La cruauté paraît donc être une action bonne pour le but fixé par le prince et il « ne se doit point soucier d’avoir le mauvais renom de cruauté pour tenir tous ses sujets en union et obéissance »[12]. Et si Nicolas Machiavel estime qu’être aimé est secondaire, il met en garde le prince à ce que ce non-amour ne se transforme pas en haine et en détestation car il est possible d’être craint et pas haï[13].
Ethique politique ou politique éthique
Il convient de s’arrêter à la réalité des choses entre deux idéaux opposés. Entre l’éthique politique proposée par Al-Mawardi (qui ne saurait convenir qu’à un ange) et l’éthique politique expliquée par Nicolas Machiavel (qui ne saurait être supportée que par un démon), force est de constater que l’ensemble des théories éthiques du domaine politique se situe entre ces deux extrêmes. Ni angélique, ni démoniaque, l’humain étant humain, on peut aisément penser qu’il ne peut être ni un ange, ni un démon. Raymond Aron, dans son étude sur Nicolas Machiavel note, à juste titre, que la « moralité, à elle seule, n’a jamais assuré aux princes le succès ou plus simplement la durée »[14].
Parallèlement, Jean-Jacques Chevallier écrit que « pour avoir mis en relief si crûment le problème des rapports de la politique et de la morale ; pour avoir conclu à une scission profonde, une irrémédiable séparation entre elles, Le Prince a tourmenté l’humanité pendant quatre siècles. Et il continuera de la tourmenter, sinon, comme on l’a dit ‘’éternellement’’ du moins tant que cette humanité n’aura pas dépouillé tout à fait une certaine culture morale héritée, en ce qui concerne l’Occident, de quelques grands anciens, et surtout du christianisme »[15].
Que faut-il donc conclure ? Que la politique est nécessairement immorale ? Non point. Mais on peut soutenir l’idée selon laquelle la politique est amorale. En d’autres termes, il ne saurait exister d’éthique politique ou de politique éthique pour la simple et bonne raison que les deux disciplines n’ont pas le même fond. Si l’éthique relève, comme on l’a défini plus tôt, de l’appréciation des jugements moraux et que la politique est l’art de gouverner et de diriger de manière malicieuse et sournoise, parler d’éthique politique serait alors une contradiction dans les termes.
Comme nous l’avons écrit plus haut, s’il n’est plus possible de parler de la beauté d’une vérité mathématique ou de la vérité d’une action humaine, on ne pourra pas non plus parler d’éthique politique étant donné que « la fin justifie les moyens. Mais que les moyens ne justifient aucune finalité noble »[16], et on se retrouverait ainsi à se poser des questions n’ayant aucun sens et dont les réponses ne pourraient relever que de l’idéal.
Notre réflexion sur les rapports de l’éthique à la politique a pu emmener le lecteur à une conclusion non-intuitive ou pour le moins inconfortable. Il serait alors périlleux voire très dangereux compte tenu de l’histoire politique du XXe siècle d’exclure l’éthique de la sphère politique. La montée des plus grandes dictatures et le succès des plus grands régimes totalitaires de l’histoire humaine serait l’ultime argument selon lequel la morale doit être la boussole en politique. A ceci nous répondons par le relativisme moral, non par paresse mais pas observations historiques dans la mesure où toutes les populations ne partagent pas nécessairement un code moral unique alors même que ces règles normatives peuvent changer au fil du temps. Ainsi, le plus prudent et le plus sage est de dire que la politique ne doit pas se conjuguer avec l’éthique mais seulement avec le droit et la justice.
Islam Belala
Bibliographie :
Al-Mawardi, Les statuts gouvernementaux ou règles de droit public et administratif, trad. fr. E. Fagnan, Paris, Le Sycomore, 1984
– De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’Etat, trad. fr. M. Abbés, précédé d’un Essai sur les arts de gouverner en Islam, Paris, Les Belles Lettres, 2015
Aristote, Œuvres complètes, Paris, Flammaron, 2014
Aron R., Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Editions de Fallois, 1993
Canto-Sperber M. et Ogien R., La philosophie morale, Paris, Presses Universitaires de France, 2017 (2004)
Chevallier J.-J., Les grandes œuvres politiques : de Machiavel à nos jours, Paris, Armand Colin, 1970
Machiavel N., Œuvres complètes, trad. fr. J. Giono, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952
Mavouabgui D., Ethique et politique, Paris, Editions Paari, 2004
Ravat J., Ethique et polémiques. Les désaccords moraux dans la sphère publique, Paris, CNRS Editions, 2019
Rawls J., Théorie de la justice (1971), trad. fr. C. Audard, Paris, Seuil, 2009
– Leçons sur l’histoire de la philosophie morale (2000), trad. fr. M. Saint-Upéry et B. Guillaume, Paris, La Découverte, 2002
Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990
Rosa H., Résonnance. Une sociologie de la relation au monde (2016), trad. fr. S. Zilberfarb et S. Raquillet, Paris, La Découverte, 2018
Russ J. et Leguil C., La pensée éthique contemporaine, Paris, Presses Universitaires de France, 2020 (1994)
Russel B., Ethique et politique (1954), trad. fr. Ch. Jeanmougin, Paris, Payot, 2014
Shklar J., Ordinary Vices, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1984
Notes :
[1] La Critique de la raison pure traite du vrai ; la Critique de la raison pratique traite du bien ; et la Critique de la faculté de juger traite du beau.
[2] Jacqueline Russ et Clotilde Leguil, La pensée éthique contemporaine, Paris, Presses Universitaires de France, 2020 (1994), p. 3.
[3] Monique Canto-Sperber et Ruwen Ogien, La philosophie morale, Paris, Presses Universitaires de France, 2017 (2004), p. 7.
[4] Aristote, Politique, I, 2, 1253a5. Toutes les citations d’Aristote se feront, sauf indication contraire, en suivant l’édition de Pierre Pellegrin des Œuvres complètes d’Aristote publiée chez Flammarion en 2014.
[5] Voir Abel Kouvouama, « De quelques considérations sur les rapports de l’éthique et de la politique », dans David Mavouabgui, Ethique et politique, Paris, Editions Paari, 2004, p. 8.
[6] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 202.
[7] Ibid., p. 203.
[8] Al-Mawardi, De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’Etat, trad. fr. M. Abbés, précédé d’un Essai sur les arts de gouverner en Islam, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 277.
[9] Ibid., p. 247.
[10] Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Editions de Fallois, 1993, p. 61.
[11] Machiavel, Le Prince, dans Œuvres complètes, trad. fr. J. Giono, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, XVII, p. 339.
[12] Ibid., p. 338.
[13] Ibid., p. 339 et particulièrement le chapitre XIX.
[14] Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Op. cit., p. 63.
[15] Jean-Jacques Chevallier, Les grandes œuvres politiques : de Machiavel à nos jours, Paris, Armand Colin, 1970, p. 33.
[16] Charles Zakarie Bowao, « Ethique et politique » », dans David Mavouabgui, Ethique et politique, Paris, Editions Paari, 2004, p. 18.