La notion de Lumière occupe une place essentielle dans les traditions religieuses. Dans la théologie islamique, elle est l’un des noms de Dieu et une sourate du Coran porte son nom. Mais la Lumière, dans son occurrence plurielle, désigne également le XVIIIe siècle européen. Président de l’Union Française des Consommateurs Musulmans, Yamin Makri resitue, dans une étude comparée que Mizane.info publie en plusieurs parties, les enjeux et la portée interprétative de cette notion cardinale, respectivement dans la tradition musulmane et la pensée moderne.
La lumière, que ce soit celle qui éclaire les yeux, celle qui éclaire l’esprit ou celle qui éclaire les cœurs, est ce qui permet aux choses d’être clairement perçues ou pensées. En français, le champ lexical pour parler de la connaissance ou de la vérité est intimement lié à la lumière : lorsque nous sommes certains d’une chose nous disons « C’est clair ! » ou nous disons « Je vois ! » pour dire « Je comprends ! » Cela se retrouve dans toutes les traditions philosophiques et religieuses.
Chez les philosophes, Platon, dans la célèbre allégorie de la caverne, utilisera le registre métaphorique de l’ombre et de la lumière pour illustrer l’itinéraire du philosophe qui se délivre des ténèbres pour grimper vers la lumière et enfin contempler le Soleil. Cette association de la lumière à la puissante clarté du soleil se retrouvera ensuite chez les philosophes modernes.
Dans les Traditions religieuses monothéistes, la parole divine est lumière du monde qui sort la matière des ténèbres du chaos et lui donne son ordre (étymologie de « cosmos »). Si le soleil est la source de la lumière sensible qui rend visibles les choses, Dieu est la lumière spirituelle qui permet d’accéder aux vérités ultimes.
Lumière ou lumières ?
Il est aujourd’hui courant de parler en français des lumières pour désigner le XVIIIe siècle. Ce passage du singulier au pluriel n’est pas anodin. Dès le début du XVIIIe siècle, on va décliner deux significations au mot « lumière » :
Au singulier, « la lumière » est l’émanation de l’absolu, elle est religieuse. Théologiquement, lorsqu’on parle de la lumière de la Révélation c’est celle qui permet de comprendre le message divin. Et lorsqu’on parle de la lumière de la création, c’est celle qui existe naturellement en elle mais qui est toujours d’origine divine. Donc qu’elle soit révélée ou créé, la lumière est toujours émanation de l’Absolu.
Au pluriel, lorsqu’on évoque « Les Lumières », nous faisons souvent références aux lentes acquisitions de l’humanité au cours de son histoire, elles sont toujours traduites comme areligieuse. On utilisera alors des formules telles que « les lumières de la raison » ou « les lumières de la philosophie ».
Et par opposition on parlera des « ténèbres du Moyen Age » ou de « la nuit » dont sort à peine l’Occident. Et lorsqu’on définit le XVIIIe siècle comme « le siècle des lumières », c’est pour le définir comme l’« âge de raison » de l’humanité. Le siècle des lumières devient ainsi une étape particulière dans l’histoire de l’esprit humain.
Par opposition, les humanistes des Lumières traiteront donc leurs adversaires « d’obscurantistes ».
Lumières contre ténèbres
Cela conduira à cette vision manichéenne d’un monde où s’affrontent la civilisation « des lumières » face aux autres cultures ou nations déclarées « obscurantistes ». On proclamera alors le « combat des lumières » qui justifiera l’injustifiable : de la traite des noirs aux génocides amérindiens, des entreprises coloniales jusqu’aux dernières guerres impérialistes.
Il y aura donc des hommes, des peuples ou des civilisations « éclairés » et d’autres qui ne le sont pas. On devine alors que la « classe des hommes éclairés » se sent vocation pour prendre en main le destin des peuples, non pas dans son intérêt propre, mais afin de « répandre les lumières…
Et ces lumières ne sont pas seulement un symbole appartenant au monde de la pensée, elle a aussi une signification socio-économique réelle. Tout doit être mis en lumière et la modernisation a même fait de la nuit, le jour.
Lorsque le mot lumière (an-nûr) dans le Coran est lié à un élément physique terrestre, il n’est pas associé au soleil. Il est exclusivement associé à la douceur de la lune qui oriente, jamais à la puissance du soleil qui pourrait nous aveugler.
Les villes sont éclairées en permanence pour travailler et consommer jusqu’à la démesure car la productivité et la modernité ne tolèrera plus aucun temps obscur. Pourtant la douceur de la nuit est aussi celui du repos, de l’apaisement et de la contemplation…
Mais l’histoire de la modernisation s’enivrera de métaphores évoquant la lumière. C’est le grand soleil de la raison qui est censé chasser l’obscurité de la superstition et enfin pouvoir construire la société selon des critères rationnels.
Dans la phraséologie des siècles des lumières, le progrès et la raison sont souvent associés à la lumière éclatante du soleil éclairant enfin une nouvelle ère pour l’humanité.
Lune ou Soleil ?
Dans le Coran, le thème de la lumière est très récurrent. La sourate 24 du Coran est elle-même intitulé « Lumière » et on y trouve le célèbre verset de la Lumière (24/35). Mais lorsque le mot lumière (an-nûr) dans le Coran est lié à un élément physique terrestre, il n’est pas associé au soleil. Il est exclusivement associé à la douceur de la lune qui oriente, jamais à la puissance du soleil qui pourrait nous aveugler.
En effet, seule la belle et paisible lumière lunaire peut révéler les nuances et les complexités de ce monde et elle seule est apte à guider notre raison. Quand Dieu nous parle de la lumière de la lune, Il nous dit bien que c’est celle-là qui nous permet de calculer « le nombre des années et le calcul du temps]. » [10/5]
La lumière, dans la conception coranique, elle réconcilie d’abord, elle apaise ensuite, et elle oriente enfin… sans brusquer. Elle vient de Dieu et elle guide toutes nos facultés humaines.
Mais dans le Coran, c’est d’abord Dieu Lui-même qui est associé à la lumière : « Dieu est la Lumière des cieux et de la terre. » [24/35]. Être, c’est être dans Sa Lumière car l’Homme revient véritablement à la vie par la foi et c’est après, nous dit le Coran, que Dieu nous octroie « une lumière pour nous guider parmi les hommes. » [6/122]
Il n’existe pas de ténèbres aussi noires que ceux du Non-être. Le contraire du non-être c’est l’Être, qui, pour cela, est Lumière qui apparaît et fait apparaître. Ainsi Dieu le Très-Haut est la seule Réalité, comme Il est la seule Lumière. Nous existons par Lui.
Création et Révélation : les deux lumières
Et si toute la création possède cette lumière divine qui l’a fait être, Dieu peut encore octroyer aux Croyants « deux autres parts de Sa miséricorde » [57/28] : une lumière supplémentaire pour les guider et le pardon de leurs péchés.
Ce sont ces deux grandes miséricordes qui seront, par la suite, les invocations des élus du Paradis où ils imploreront : « Seigneur ! Fais briller d’un plus vif éclat notre lumière ! Accorde-nous Ton pardon » [66/8]
La lumière divine est donc à la fois intrinsèque à la création, une récompense dans l’au-delà mais aussi un privilège supplémentaire accordé aux Croyants ici-bas car « Dieu guide vers Sa lumière qui Il veut. » [24/35] Et le perdant dans ce monde et dans l’au-delà sera « celui que Dieu prive de lumière. » [24/40] car il sera laissé « dans les ténèbres comme aveugles. » [2/17]
Le Coran nous annonce ainsi que le Jour de la Rétribution « la Terre resplendira de la lumière de son Seigneur et le bilan des actions sera déployé. » [39/69], c’est le Jour où l’on reconnaîtra « les croyants et les croyantes avec leur lumière » [57/12], et les martyrs auront « leur récompense et leur lumière. » [57/19]
Le Coran nous appelle donc à croire « en Dieu, à Son Prophète et à la lumière que Nous (Dieu) avons fait descendre. » [64/8] car la Révélation qui est descendue est aussi Lumière. Dieu nous l’affirme : « Nous avons fait descendre sur vous une Lumière éclatante ! » [4/174].
Tout comme la lune dans l’obscurité de la nuit, Dieu fait du Coran « une lumière par laquelle Nous guidons qui Nous voulons parmi Nos serviteurs. » [42/52]
Et toutes les Écritures révélées sont lumières : « l’Évangile qui est à la fois un guide et une lumière. » [5/46] tout comme « l’Écriture que Moïse a apportée comme lumière et direction pour les hommes ». » [6/91]
La Révélation est donc « Lumière sur lumière » [24/35]. Selon certains exégètes, Dieu nous parle ici de la lumière du révélé qui vient « parachever Sa lumière » [61/8] sur celle du créé. Et ces deux lumières – celle de la création et celle de la révélation – sont d’essence divines, elles sont « des signes d’une clarté limpide », qui vient nous « tirer des ténèbres vers la lumière » [57/9]. Et ce, malgré les paroles mensongères des négateurs et des hypocrites qui voudraient « éteindre la lumière de Dieu par leurs calomnies. » [61/8], car Dieu, nous dit le Coran, « parachèvera Sa lumière, dussent les infidèles en souffrir ! » [61/8]
Le Coran nous annonce ainsi que le Jour de la Rétribution « la Terre resplendira de la lumière de son Seigneur et le bilan des actions sera déployé. » [39/69], c’est le Jour où l’on reconnaîtra « les croyants et les croyantes avec leur lumière » [57/12], et les martyrs auront « leur récompense et leur lumière. » [57/19]
Ce jour-là, elle sera synonyme de félicité et elle sera disputée et « les hypocrites, hommes et femmes, diront à ceux qui auront cru : « Attendez que nous empruntions un peu de votre lumière ! », il leur sera répondu : « Allez la chercher ailleurs, s’il en est encore temps ! » [57/13]
L’esprit des Lumières
Les Lumières constituent la création la plus prestigieuse de l’Europe, sa principale contribution à l’histoire des civilisations. Auparavant, l’identité du continent avait été pensée sur le mode de l’unité, celle de l’Empire romain, celle de la religion chrétienne.
Les Lumières sont une époque d’aboutissement, de récapitulation, de synthèse – et non d’innovation radicale. Les grandes idées des Lumières ne trouvent pas leur origine à cette époque ; quand elles ne viennent pas de l’Antiquité, elles portent les traces du haut Moyen Âge, de la Renaissance, de l’époque classique mais c’est au moment des Lumières que ces idées passent des livres dans le monde réel.
Il existe un esprit commun des Lumières. Trois idées se trouvent à la base de cet esprit :
L’idée d’émancipation et d’autonomie humaines. Ici, le terme « émanciper » se comprend dans le sens philosophique : c’est donc un processus actif et volontaire qui consiste à libérer le plus possible son système référentiel et cognitif de toutes entraves portant atteinte à la vision objective de la réalité et à son sens critique et rationnel.
Émancipation et autonomie
Le premier trait constitutif de la pensée des Lumières consiste à privilégier ce qu’on décide soi-même, au détriment de ce qui vous est imposé par une autorité extérieure. Cette préférence comporte deux facettes :
L’une critique : il faut se soustraire à toute tutelle imposée aux hommes du dehors. C’est l’émancipation. La tutelle sous laquelle vivaient les hommes avant les Lumières était, en tout premier lieu, de nature religieuse. C’est donc à la religion que vont s’adresser les critiques les plus nombreuses.
Mais l’esprit des Lumières apporte aussi ses propres finalités : la finalité des actions humaines libérées descend sur terre. Elle ne vise plus Dieu mais les hommes. En ce sens, la pensée des Lumières est un humanisme ou, si l’on préfère, un anthropocentrisme. La quête du bonheur remplace celle du salut.
Ce qu’on rejette, c’est la soumission de la société ou de l’individu à des préceptes dont la seule légitimité vient de ce qu’une tradition les attribue aux dieux ou aux ancêtres. Plus aucun dogme, ni aucune institution ne sont sacrés.
L’autre constructive : il faut donc se laisser guider par les lois, normes, règles voulues par ceux-là même à qui elles s’adressent. C’est l’autonomie. Ce n’est plus l’autorité du passé qui doit orienter la vie des hommes, mais leur projet d’avenir. Il faut donc disposer d’une entière liberté de critiquer pour pouvoir s’engager.
À la certitude de la Lumière viendra se substituer la pluralité des lumières.
Des normes immanentes
Mais l’esprit des Lumières apporte aussi ses propres finalités :
La finalité des actions humaines libérées descend sur terre : elle ne vise plus Dieu mais les hommes. En ce sens, la pensée des Lumières est un humanisme ou, si l’on préfère, un anthropocentrisme. La quête du bonheur remplace celle du salut. L’État a pour seul objectif le bien-être de ses citoyens, il n’a plus à se mettre au service d’un dessein divin. Tous les secteurs de la société se sécularisent :
Le politique : les hommes fixeront par eux-mêmes leurs propres normes.
Le Droit : le délit, tort causé à la société, doit être réprimé mais il doit être distingué du péché, ou de la faute morale au regard d’une tradition.
L’’école est soustraite du pouvoir ecclésiastique. Elle devient le lieu de propagation des lumières. Elle est obligatoire pour tous. « Nous pouvons être hommes sans être savants. » Rousseau, 1762
L’économie doit être affranchie des privilèges arbitraires venus du passé et permettre la libre circulation des biens ; elle ne doit se fonder que sur la valeur du travail.
Tous les êtres humains possèdent des droits inaliénables. Tout être humain a droit à la vie. Tout être humain a droit à l’intégrité de son corps. La torture est donc illégitime. Le sacré, qui a quitté les dogmes, s’incarne désormais dans ces « droits de l’homme » nouvellement reconnus.
Tous les êtres humains sont égaux en droit. Les femmes devraient être égales aux hommes devant la loi, les pauvres sont reconnus dans leur dignité et les enfants, perçus en tant qu’individus. L’aliénation de la liberté d’un être humain ne peut jamais être légitime.
Yamin Makri
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