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jeudi 02 mai 2024

Ismail al-Faruqi : le Tawhid comme conception éthique du monde 2/2

Seconde partie du texte du philosophe et penseur palestinien Ismail al-Faruqi sur la notion de tawhid (unicité divine) abordée cette fois-ci dans sa dimension éthique et axiologique.

Le Tawhid affirme que Dieu, l’Unique, a créé l’Homme sous la meilleure des formes pour qu’il le vénère et le serve. 25

Cela signifie que l’existence de l’Homme sur cette terre a pour but l’obéissance à Dieu, l’accomplissement de sa voie.

Le Tawhid affirme également que ce but consiste en une vice-gérance de l’Homme pour Dieu 26 car, selon le Coran, Dieu a investi l’Homme de sa confiance, une confiance que le ciel et la terre étaient incapables de porter et dont ils s’éloignèrent avec crainte. 27

La confiance divine est l’accomplissement de la partie éthique de la volonté divine, dont la nature même exige qu’elle se réalise dans la liberté, et l’homme est la seule créature capable de le faire.

Partout où la volonté divine se réalise sous la forme de la loi naturelle, sa réalisation n’est pas morale, mais élémentaire ou utilitaire.

L’Homme seul est capable de cette réalisation morale en faisant le choix de faire ce qu’il doit faire ou de ne pas le faire, ou de faire tout le contraire ou quoi que ce soit d’autre.

C’est cet exercice de liberté humaine qui rend possible l’accomplissement du commandement moral.

La finalité cosmique de l’Homme

Ismail al-Faruqi.

Le Tawhid affirme que Dieu n’a pas créé l’Homme pour se divertir ou en vain.

Il l’a doté de ses cinq sens, de la raison et de la compréhension, a parfait sa forme, et lui a insufflé de Son esprit 28, pour le préparer à accomplir ce grand devoir qui est la cause de la création de l’Homme, la finalité ultime de l’existence humaine, ce qui définit l’Homme, le sens de sa vie et son existence sur terre.

En vertu de cette disposition, l’Homme se doit donc d’assumer une fonction cosmique d’une importance considérable.

Le cosmos ne serait pas lui-même sans cette partie supérieure de la volonté divine qui est l’objet de l’effort moral humain.

Et aucune autre créature du cosmos ne peut se substituer à l’Homme dans cette fonction.

L’Homme est le seul pont cosmique par lequel la morale, cette dimension supérieure de la volonté divine, peut faire irruption dans le domaine de l’espace-temps et devenir histoire.

La responsabilité ou l’obligation (taklif) qui incombe à l’Homme ne connaît exclusivement aucune limite. Elle s’étend à l’univers entier.

Toute l’humanité est l’objet de l’action morale de l’Homme; toute la terre et le ciel en sont le théâtre, la matière.

La délimitation du taklif ou obligation de l’Homme est universelle.

Cette obligation ne prendra fin que le Jour du jugement.

L’acceptation par l’Homme de ce fardeau le place à un niveau plus élevé que le reste de la création, y compris angélique, car lui seul est capable d’endosser cette responsabilité qui lui confère sa signification cosmique.

Le choc des humanismes

Un monde de différence sépare, comme on le verra, cet humanisme islamique des autres formes d’humanisme.

La civilisation grecque, par exemple, a développé un humanisme fort que l’Occident a pris comme modèle depuis la Renaissance.

Fondé sur un naturalisme exagéré, l’humanisme grec a déifié l’homme, ainsi que ses vices.

C’est pourquoi le Grec n’a pas été offensé de voir représentés ses dieux sous la forme de tricheurs, complotant les uns contre les autres, commettant l’adultère, le vol, l’inceste, pratiquant l’agression, la jalousie et la vengeance, et d’autres actes de brutalité.

De tels actions et passions étaient considérées comme naturelles, au même titre que les vertus, et divines, c’est-à-dire dignes de contemplation sous leur forme esthétique, d’adoration – et d’émulation par l’homme dont les dieux symbolisaient l’apothéose.

Le christianisme, en revanche, a très nettement réagi contre l’humanisme gréco-romain, postulant, à l’extrême opposé, l’avilissement de l’homme par le « péché originel » selon lequel l’Homme était une « créature déchue », « massa peccata ». 29

La dégradation de l’homme réduit à l’état de péché absolu, à la fois universel, inné et nécessaire, condition dont il était impossible à un être humain de se relever par ses propres efforts était la condition logique et nécessaire pour que Dieu se fasse chair et s’incarne, souffre et meurt pour expier le péché de l’Homme.

En d’autres termes, pour qu’une rédemption puisse avoir lieu par Dieu, il devait y avoir une situation si absolue que seul Dieu pourrait en délivrer l’Homme.

Le péché humain a été absolutisé afin de le rendre « digne » de la crucifixion de Dieu.

L’hindouisme pour sa part a classé l’humanité en castes, et a situé la majorité des humains dans les classes les plus basses – celle des « intouchables » s’ils sont originaires de l’Inde, ou des malitchas, ces êtres « impurs » religieusement et provenant du reste du monde.

Pour ces castes inférieures, il n’y a pas d’élévation possible jusqu’à la caste supérieure et privilégiée des brahmanes, du moins dans cette vie.

Une telle mobilité n’est possible qu’après la mort par la transmigration des âmes.

Dans cette vie, l’Homme appartient nécessairement à la caste dans laquelle il est né.

L’effort éthique n’a aucune conséquence pour son sujet tant qu’il vit dans ce monde.

Enfin, le bouddhisme a jugé que toute vie, humaine ou non-humaine, était condamnée à connaître une souffrance et une misère sans fin.

L’existence elle-même, selon la perspective bouddhiste, est le mal et le seul devoir significatif de l’Homme est d’en rechercher la libération par la discipline et l’effort mental.

Seul l’humanisme du tawhid apparaît authentique dans la mesure où il respecte l’homme en tant qu’homme et créature, sans déification ni diffamation.

Le tawhid définit la valeur de l’homme en termes de vertus, et lui accorde une évaluation ontologique positive grâce à la dotation innée que Dieu a accordé à tous les humains en préparation de leur noble tâche.

Cette philosophie morale définit les vertus et les idéaux de la vie humaine en adéquation avec sa nature, et non en opposition avec elle, ce qui fait de son humanisme une double affirmation : affirmation de la vie et affirmation de la morale.

Une axiologie créatrice

Le tawhid affirme que Dieu a créé l’humanité pour que les hommes se montrent moralement dignes par leurs actes. 30

En tant que Juge suprême et ultime, Il a décrété que toutes les actions humaines seraient évaluées 31 ; que leurs auteurs seront édifiés pour leurs bonnes actions et sanctionnés pour le mal accompli. 32

Le tawhid affirme en outre que Dieu a placé l’homme sur la terre afin qu’il puisse s’en saisir 33, partir sur ses traces, manger de ses fruits, jouir de sa bonté et de sa beauté, et la faire prospérer pour lui-même. 34

Le cosmos est subordonné à l’Homme.

Toute création est un théâtre dans lequel l’Homme doit accomplir son action éthique et, de ce fait, mettre en œuvre la finalité supérieure de la volonté divine.

L’Homme est tenu de développer les ressources humaines de tous au plus haut degré possible, afin de pouvoir utiliser pleinement toutes les richesses naturelles au profit de la satisfaction des besoins de l’humanité.

Une telle affirmation du monde est capable de créer des civilisations.

Elle génère les éléments dont sont issues les civilisations, ainsi que les forces sociales nécessaires à leurs croissances et leur progrès.

La philosophie du tawhid est foncièrement anti-monachiste, anti-isolationniste, anti-négationniste et anti-ascétique.

Mais l’affirmation du monde ne signifie pas l’acceptation inconditionnelle du monde et de la nature tels qu’ils sont.

Sans un principe pour contrôler la mise en œuvre ou la réalisation de l’Homme, l’affirmation du monde et de la nature peut se heurter à elle-même par la poursuite exagérée d’une valeur, d’un élément ou d’une force, ou d’un groupe d’entre eux, à l’exclusion de tous les autres.

Équilibrer et discipliner la vocation de l’Homme pour qu’elle aboutisse à la réalisation harmonieuse de toutes les valeurs décidées dans le cadre d’un système de priorité qui leurs appartiennent proprement, plutôt que sous la hâte, la passion, le zèle ou l’aveuglement de l’Homme, est une condition préalable nécessaire.

Sans cela, la poursuite de cet objectif peut se convertir en tragédie ou en superficialité, ou peut même libérer une force de nature démoniaque.

Les impasses du naturalisme grec

La civilisation grecque, par exemple, a exagéré sa vision naturaliste en affirmant que tout ce qui est dans la nature est inconditionnellement bon et donc digne d’être poursuivi et réalisé, et que tout ce qui est réellement désiré, ou l’objet d’un intérêt réel, relevait ipso facto d’un bien, au motif que le désir lui-même, étant naturel, est bon.

Mais cette nature se contredit souvent elle-même, et de tels désirs ou éléments naturels peuvent mutuellement se contrecarrer.

La nécessité d’un principe surnaturel englobant toutes les tendances et tous les désirs naturels, doit être reconnue.

Trop obsédée par la beauté de la nature en soi, la civilisation grecque, loin de réaliser cette vérité, considérait le résultat tragique du naturalisme lui-même comme naturel.

Depuis la Renaissance, la civilisation occidentale moderne a accordé la plus haute estime à la tragédie.

Son zèle pour le naturalisme l’a amené à cette extrémité d’avoir accepté une conception immorale ou amorale de la nature.

La lutte acharnée contre l’Église et tout ce qu’elle représente, a orienté le progrès de l’Homme occidental dans la science, conçue comme le moyen privilégié de se libérer de ses griffes.

Dans ces conditions, il devenait extrêmement difficile de concevoir l’affirmation d’un monde naturel relié à des fils normatifs s’étendant jusqu’à un a priori nouménal, de nature absolue.

Sans de tels liens, le naturalisme est voué à l’auto-contradiction et condamné à vivre des conflits interminables et insolubles.

L’idéal olympien ne pouvait pas vivre en harmonie avec lui-même. Son affirmation du monde a été vaine.

La véritable civilisation n’est rien d’autre qu’une affirmation du monde disciplinée par une morale a priori, ou métaphysique, dont le contenu ou les valeurs intérieures ne sont pas hostiles à la vie et au monde, au temps et à l’histoire, à la raison.

Ismail al-Faruqi

Notes :

25- Conformément au verset, « Et je n’ai créé les djinns et les humains que pour M’adorer » (Coran 51:56).

26- ibid. , 2h30; 6: 165; 10:14.

27- ibid. , 33:72.

28- ibid. , 15:29; 21:91; 38:72; 66:12.

29- Pour reprendre le terme de Saint Augustin.

30- Coran 11: 7; 18: 7; 47:31; 67: 2.

31- ibid. , 9:95, 106.

32- ibid. , 99: 7 à 8; 101: 6, 11.

33- ibid. , 11:61.

34- ibid. , 2: 57, 172; 5:90; 7: 31, 159; 20:81; 67: 15; 92: 10.

 

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