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lundi 23 décembre 2024

Kant au crible de la double critique de Motahhari et d’Abderrahmane

Le philosophe emblématique des Lumières, Emmanuel Kant, est un passage obligé pour tout penseur sérieux qui se risquerait à questionner les rapports entre raison, métaphysique et morale. S’il est l’objet d’une vénération manifeste chez bon nombre d’intellectuels arabes, Emmanuel Kant a également fait l’objet de sérieuses réserves, voire de franches critiques de la part de plusieurs penseurs musulmans contemporains. Ces derniers lui reprochant sa rupture avec la métaphysique et sa conception d’une morale formelle et purement rationnelle. Mortada Motahhari en fait partie tout comme Taha Abderrahmane. Chroniqueur, enseignant, Mouhib Jaroui nous fait découvrir ces critiques dans un article que publie Mizane.info.

Dans la « Critique de la raison pure », Kant, philosophe des Lumières, tente de répondre de façon très sophistiquée à la question suivante : « que puis-je connaitre ? », ou plus précisément à la question des conditions de possibilité des jugements synthétiques a priori, c’est-à-dire ceux qui étendent la connaissance et participent aux avancées de la science.

C’est une question fondamentalement épistémologique. Pour Kant, d’une part la sensibilité, qui donne le divers éparpillé dans le temps et l’espace, et d’autre part l’entendement, c’est à dire la faculté des concepts a priori qui lie et synthétise ce divers à l’aide de catégories, concourent tous les deux, par le biais de l’imagination, à la connaissance de l’objet d’expérience.

Le scepticisme de l’épistémologie kantienne critiqué par Mortada Motahharî

Kant
Portrait d’Emmanuel Kant.

Ce modèle ainsi construit ne nous permet pas, selon Kant, d’accéder à la chose en soi, en elle-même, au noumène, mais simplement aux phénomènes produits par l’entendement en relation avec des objets d’expérience : « Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes », dirait Kant.

Dans ce cadre d’analyse, les mathématiques et la physique pure sont selon Kant des sciences légitimes.

Le théologien et philosophe Mortada Motahharî reproche à E. Kant d’avoir dressé un « grand fossé entre l’intellect et le monde sensible ». Car si le monde représenté par l’intellect n’est pas celui du monde réel qui existe extérieurement, alors c’est la science qui se confond avec l’ignorance.

« Comment la connaissance peut-elle se réaliser de cette façon ?! » (Mortada Motahharî, Majmou’eh âthâr, en persan)[1], se demande Motahharî. La science signifie bien dévoilement du monde extérieur ou objectif.

Nous pensons que l’ontologie -la philosophie première – est une science exacte et accomplie, et la raison est capable de sonder ses détails, elle peut atteindre les significations globales et émettre des jugements à ce sujet, la réflexion sur ces significations suffit à introduire une science démonstrative et certaine. Motahhari

Finalement, Kant n’a pas réussi à démontrer la nature de la connaissance et encore moins sortir du scepticisme laissé par D. Hume. Si les anciens ont admis que l’homme est incapable de connaitre l’ensemble des éléments du cosmos, Kant considère quant à lui que l’intellect humain est ontologiquement incapable de correspondre au réel sensible ou de le connaitre tel qu’il est.

En outre, cette démonstration kantienne est le préalable à la critique de la métaphysique :  en effet, « si la métaphysique se donne comme une connaissance des choses en soi et des noumènes, il semblerait que l’Analytique et l’Esthétique, en montrant que la chose en soi est inconnaissable, sont une suffisante critique de la métaphysique et rendent inutile la dernière partie de la Critique [la Dialectique où Kant traite de l’âme, la cosmologie et Dieu]. » (Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, vol. 5, p. 265).

Il en résulte que « l’âme, le monde ou Dieu, ne peuvent s’exposer dans une intuition sensible, et ils ne sont pas des conditions d’une expérience possible : ce qui revient à dire qu’ils ne peuvent prétendre à aucune valeur objective » (Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, vol. 5, p. 277). Cette autre thèse sera critiquée par Mortada Motahhari.

L’impossibilité de la science métaphysique critiquée par Mortada Motahharî

Si Kant a montré que la raison ne peut accéder qu’à des phénomènes, elle ne peut s’empêcher pourtant et naturellement de s’aventurer au-delà de l’expérience, comme lorsqu’elle tente de sonder l’âme, le monde ou Dieu, autant d’objets d’étude de la métaphysique.

C’est contre les métaphysiciens, nous dit Kant, qu’il faut donc défendre la métaphysique. Celle-ci, présentée comme un passager clandestin, dissimulant ses propres antinomies ou contradictions, prétend illégitimement être une science des noumènes sans passer par l’expérience, et surtout, en faisant passer ses propositions pour des jugements synthétiques a priori, c’est-à-dire des connaissances additionnelles, nécessaires et universelles.

La métaphysique, ainsi présentée, serait le comble de l’imposture !

Kant
Mortada Motahhari.

Le théologien et philosophe Mortada Motahhari rejette cette thèse kantienne. Si M. Motahhari admet que la raison présente des limites lorsqu’elle s’aventure sur le terrain de la métaphysique – et c’est pourquoi elle a besoin de la Révélation – il pense néanmoins que la raison peut dans une certaine mesure explorer l’univers de la foi, de la ‘aquida et penser Dieu exalté soit-Il :

« Nous pensons que l’ontologie -la philosophie première – est une science exacte et accomplie, et la raison est capable de sonder ses détails, elle peut atteindre les significations globales et émettre des jugements à ce sujet, la réflexion sur ces significations suffit à introduire une science démonstrative et certaine » (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, vol. 6, 1035).

Il ajoute que le Coran et la sunna regorgent de questions théoriques et dogmatiques (‘aqâidiyya) relatives à Dieu – le Très Haut ainsi que Ses attributs, ils traitent du passé et du monde futur, « les Textes musulmans n’ont pas été silencieux face aux questions métaphysiques et les ont traitées d’une façon sans précédent » (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, vol. 6, p. 881-883).

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Or, si de telles questions ne sont pas accessibles à la raison humaine, à quoi servent-elles ?!, s’interroge le théologien.

Pour lui, ces questions ne s’inscrivent pas dans la matière et ne sont donc liées qu’indirectement à l’expérience sensible, la représentation de Dieu – vérité absolue et infinie – ne se réalise pas directement à travers les sens humains, c’est pourquoi ces questions métaphysiques ont posé un réel problème à certains philosophes, comme E. Kant.

D’où « la nécessité d’élargir l’horizon de l’intellect afin de pouvoir penser les concepts religieux théoriques », et sortir des catégories plus étroites comme celles figurant dans la littérature, l’art, les mathématiques et la physique, pense le théologien. Enfin, l’épistémologie kantienne peut à certains égards se révéler dangereuse.

Emmanuel Kant pense que l’action morale doit être dénuée de toute condition ou intérêt, selon lui, c’est un devoir pur, formel, sans contenu (…). Mais une question demeure : est-il possible pour l’homme d’accomplir une action sans aucune intention ni fin ? Motahhari

En effet, chez E. Kant, la foi est séparée de la connaissance scientifique. Les hommes de foi – d’une certaine foi séparée de la connaissance – peuvent devenir la proie des hypocrites, des charlatans et des croyances chimériques et superstitieuses.

En islam, écrit M. Motahhari, l’arbre prohibé dans les Textes ne représente pas la connaissance, mais la cupidité et la dimension animale de l’homme. Et le Satan trompeur ne représente pas la raison, mais son ennemi.

C’est pourquoi l’histoire de la pensée musulmane n’offre pas cette fameuse opposition et cette dialectique entre raison et foi ; en tous les cas pas avec une telle acuité, puisqu’aux yeux de M. Motahhari, la conception kantienne de la métaphysique qu’il récuse est identique au dogme Ash’arite (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, vol.16, p.389).

La morale kantienne critiquée par Mortada Motahharî

Dans la « Critique de la raison pratique », Kant essaie de répondre à la question suivante : « que dois-je faire ? ». C’est une question normative et d’ordre moral.

Pour le philosophe des Lumières, la loi morale découle de la bonne volonté, et celle-ci n’est bonne que lorsqu’elle est librement accomplie conformément au devoir, par le seul sens du devoir universel et rationnel sans autre mobile de quelque nature que ce soit.

C’est un impératif catégorique puisque la morale est dictée par la seule raison législatrice qui n’obéit à aucune force qui lui serait extérieure, si ce n’est au sujet rationnel -l’homme -, sinon elle s’inscrirait dans un impératif hypothétique (hétéronomie).

Kant

Toutefois si Kant a montré dans la critique de la raison pure l’impossibilité d’établir une science métaphysique, celle-ci sera ressuscitée dans la critique de la raison pratique, simplement cette fois-ci comme postulat, une croyance indémontrable (immortalité de l’âme, l’existence de Dieu…), mais nécessaire pour donner un sens au devoir érigé en maximes :

« Agis d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle », « Agis de telle sorte que tu uses de l’humanité, en ta personne comme en celle d’autrui, toujours comme fin, jamais simplement comme moyen ».

A lire : Taha Abderrahmane, critique de Mohammed ‘Abed al-Jabri

Ce sont ces « rigorisme », « formalisme » et « autonomie » de la morale qui seront critiqués par les deux philosophes Mortada Motahhari et Taha Abderrahmane.

Kant a substitué aux catégories morales religieuses de nouvelles catégories, mais tout en respectant le cadre théorique de cette morale. Il a remplacé le concept de « foi » par le concept de « raison », le concept de « volonté humaine » remplace celui de « volonté divine », la « bonne volonté » remplace la « bienfaisance divine », « l’impératif catégorique » remplace celui de « l’injonction divine » (…), et le « respect de la loi » remplace « l’amour de Dieu » (…), le « royaume des fins » remplace le « paradis ». T. Abderrahmane

Le théologien et philosophe Mortada Motahharî adopte une approche critique vis-à-vis de cette pensée : « Emmanuel Kant pense que l’action morale doit être dénuée de toute condition ou intérêt, selon lui, c’est un devoir pur, formel, sans contenu (…). Mais une question demeure : est-il possible pour l’homme d’accomplir une action sans aucune intention ni fin ? » (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, vol. 22, p. 582).

Pour Mortada Motahhari, « si par absence de condition de l’acte moral l’on entend que l’homme ne réalise par là aucun intérêt personnel, alors ceci est acceptable. Mais si en plus de cela, on entend qu’il faille s’abstenir aussi de satisfaire l’intérêt d’autrui et sans en obtenir un quelconque sentiment de bonheur, alors ceci est inenvisageable » (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, Vol. 22 p. 583).

C’est parce que E. Kant n’avait pas fait la distinction entre la recherche des deux types d’intérêt, qu’il lui a échappé que « l’homme, par nature est un être qui ressent de la joie et du bonheur quand il réalise les intérêts d’autrui, et ce bonheur est plus grand que lorsqu’il réalise son propre intérêt, de même qu’il ressent un plus grand bonheur lorsqu’il repousse les préjudices d’autrui » (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, vol. 22 p. 582).

Kant

Il ressort de cette critique que « les impératifs moraux du point de vue de Kant sont des pratiques aveugles, comme si la conscience posée par ce penseur occidental était un juge tyrannique qui émet ses jugements sans aucune justification et auxquels les gens doivent obéissance » (M. Motahharî, Majmou’eh Âthâr, vol 22 p. 63).

Enfin, peut-on considérer que les actes cultuels sont des actes non moraux parce qu’ils procureraient des états spirituels recherchés et éloigneraient des turpitudes ?!

Il en est de même des actes cultuels en vue d’accéder au paradis et/ou se mettre à l’abris du châtiment, doivent-ils être considérés comme non moraux ?!

La morale kantienne critiquée par le philosophe Taha Abderrahmane

Par ailleurs, le philosophe Taha Abderrahmane nous offre une critique aussi remarquable que celle de Mortada Motahhari.

Il a longuement critiqué cette philosophie morale dans son ouvrage qui traite exclusivement de cette « misère » de la séparation de la morale et de la religion, comme chez Kant lorsqu’il a sous-estimé et même dénigré l’importance des actes cultuels en ce qu’ils ne nous lieraient pas à Dieu, car ils n’auraient aucune portée morale, à ses yeux (T. Abderrahmane, Bu’ss Addahrâniyya. An-Naqd al-Itimânî lifaçli al-Akhlâq ‘ani ad-Dîn, 2014, p. 40)[2].

Dans la « Question de moralité. Contribution à la critique morale de la modernité occidentale, 6ème éd. 2016, en arabe », T. Abderrahmane cite « La religion dans les limites de la simple raison » où Kant nous dit que « la morale n’a pas besoin de l’Idée d’un Être supérieur à l’homme pour que l’homme connaisse son devoir (…) C’est du moins la faute de l’homme, s’il trouve en lui un besoin de ce genre (…) Elle n’a donc aucunement besoin (…) de s’appuyer sur la religion » (Préface de la première édition, p. 23).

T. Abderrahmane parle de laïcisation ou sécularisation (‘almanat) de la morale religieuse en distinguant deux procédés chez Kant : « la méthode de substitution » et « la méthode d’analogie ».

Dans la première, « E. Kant a substitué aux catégories morales religieuses de nouvelles catégories, mais tout en respectant le cadre théorique de cette morale.

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Par exemple, Kant a remplacé le concept de « foi » par le concept de « raison », et le concept de « volonté humaine » remplace celui de « volonté divine », la « bonne volonté » remplace la « bienfaisance divine », « l’impératif catégorique » remplace celui de « l’injonction divine » (…), et le « respect de la loi » remplace « l’amour de Dieu », « l’auto-légifération de l’homme » remplace la « légifération de Dieu pour autrui » (…), le « royaume des fins » remplace le « paradis ».

Quant à la seconde voie, à savoir « la méthode analogique » : « de même qu’il y a une morale fondée sur la religion révélée, il faudrait une morale fondée sur la raison abstraite ; de même que dans la première c’est Dieu qui légifère les lois, dans la seconde c’est à l’homme de légiférer ces lois ».

Et d’ajouter qu’au fond, il y a peu de différence entre les deux conceptions de la morale si ce n’est que celui qui mérite la glorification est désormais l’homme et non plus le Dieu invisible. Dans les faits, Kant n’a fait que laïciser la morale religieuse.

Nous avons selon T. Abderrahmane une morale religieuse de facto mais qui ne dit pas son nom et se renie (Taha Abderrahmane. Question de moralité. Contribution à la critique morale de la modernité occidentale, 6ème éd. 2016, p.39-40, lire aussi p. 60 et 61 de la « Misère de la Dahrâniyya », 2014).

Mouhib Jaroui

Notes :

[1] Les traductions de la langue persane à la langue arabe se trouvent dans l’ouvrage de (‘Ali Akbar Ahmadî, La modernité chez Kant à la lumière du Chaykh Mortada Motahharî, 2017).

[2] Dans cet ouvrage, le concept de « Dahrâniyya » (tirée de Dahr) signifie une morale sans spiritualité et sans religion, une morale sécularisée, et « Ad-Dunyâniyya » (tiré de la dunya) signifie la séparation entre la religion et tous les autres domaines de la vie, terme bien plus large que la laïcité.

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