Dans sa dernière chronique publiée par Mizane.info, Khadir Ouadah revient sur l’actualité polémique en France autour de l’islam en l’analysant sous un angle social et politique. Khadir Ouadah est professeur de philosophie, diplômé en éthique islamique et titulaire de plusieurs masters en droit à l’université Paris II.
La dissolution par décret en conseil des ministres de l’association humanitaire BarakaCity en date du mercredi 28 octobre 2020, ainsi que l’annonce de la proposition de dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), sont un signe de plus, s’il en fallait un, de la gestion problématique de l’islam en France et du traitement injuste infligé aux français de confession musulmane.
Afin de donner quelques clés de compréhension sur la situation actuelle, simplement et de façon accessible, et même si le débat public est passionné, il convient de prendre du recul, de faire un pas en arrière.
Qu’est-il dit sur « nous » ? Et puis d’abord, qui est ce « nous » ?
Des musulmans relégués, infantilisés, encore trop pratiquants, citoyens-étrangers dont la religion est celle de l’ancien colonisé, qui sortent du ghetto social dans lequel on les avait parqués et parlent le français comme les Français, qui plus est d’égal à égal.
En somme, des musulmans à qui l’on reproche d’être musulmans (et d’avoir un esprit critique, soit dit en passant), et que l’on ne respecte pas.
Il est venu le temps de « nous » réveiller, avec humilité et détermination.
L’islamisme comme symptôme du rejet
D’aucuns – politiques, journalistes, intellectuels contemporains – se réfugient dans la lutte contre l’islamisme (dont on ne sait trop la définition, ni ce qu’elle recouvre de réalités) et le terrorisme (deux notions consubstantielles dans la phraséologie officielle) pour masquer leur islamophobie (entendue comme « l’ensemble des actes de discrimination ou de violence contre des individus ou des institutions en raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam »), qualifiant d’islamiste tout musulman un peu trop visible (le port du foulard en est un exemple patent), récalcitrant, dont la parole libre, citoyenne et critique (citoyenne parce que critique) le rend dérangeant ; en filigrane, tout musulman un peu trop musulman.
« Islamiste », ou encore « intégriste-fondamentaliste-radical-salafiste-wahhabite-frère musulman », voilà les synonymes tout trouvés de « sale musulman ».
Sous nos yeux, la lutte contre le terrorisme reste et devient, de manière encore plus radicale que par le passé, une guerre contre l’islam qui fait de tout musulman un suspect en puissance.
Cette politique s’exprime notamment par les voies de la théorie du complot, de la rumeur, du soupçon et de l’accusation sans preuve.
Hier – ghettoïsés, invisibles – on les taxait de communautarisme.
Aujourd’hui – enseignants, journalistes, médecins, travailleurs, pleinement français et positivement visibles – ils sont accusés de pratiquer l’entrisme. Une perception de grand remplacement, d’islamisation.
En réalité, le signe d’une profonde contribution. Mais c’est qu’on ne leur fait pas confiance.
Ils disent une chose, doivent en penser une autre ; eux, adeptes du double discours, de la taqīya.
Alors il faut montrer toujours plus, prouver (quitte à oublier ses racines, d’où l’on vient ; quitte à être moins musulman – invisible, voire plus du tout – pour être un bon français), et demander moins que d’autres communautés, au risque de se voir reprocher l’exaction d’exceptions à la règle, quand ce n’est que l’application égalitaire de la loi commune qui est réclamée.
Et puis, trop de ces musulmans pensent autrement.
La liberté politique des citoyens de confession musulmane
Désormais citoyens, ils exercent leur droit à la liberté d’expression et, loyaux vis-à-vis de leur pays – d’une loyauté critique – ils expriment une parole de vérité à propos de la politique intérieure de la France, tout comme extérieure.
Sur les politiques de la ville, climatique, énergétique, éducative, sociale et économique, sur les discriminations à l’embauche et au logement – refusant par là même d’ethniciser ou de confessionnaliser les violences urbaines (comme ce fut le cas notamment lors des émeutes de 2005 dans les banlieues françaises) – les français de confession musulmane apportent progressivement, de plus en plus, leur pierre à l’édifice de la pensée et expriment une opinion citoyenne.
Intimider les musulmans, les marginaliser, c’est aussi les faire taire s’agissant de la politique étrangère.
Ils risqueraient, à terme, de remettre en cause la politique néocoloniale des gouvernements français successifs en Afrique, de dénoncer la politique de colonisation inhumaine et contraire au droit international du gouvernement israélien à l’encontre des Palestiniens, de dénoncer également la politique concentrationnaire du gouvernement chinois qui s’abat sur les Ouïghours ; ils risqueraient de réconcilier la France avec les valeurs qu’elle proclame, mais que ceux qui nous dirigent trahissent inlassablement.
Les années qui arrivent seront difficiles. L’erreur serait de se complaire dans une posture victimaire ou réactive, ou encore d’accepter n’importe quelle compromission.
Parce qu’il faut dire un mot sur ces responsables religieux, associations et institutions « représentatives » qui font malheureusement silence devant cet acharnement politico-médiatique et se distinguent par ce qui s’apparente à de la lâcheté.
Leur voix semble s’être éteinte, et a laissé place à un silence tristement complice.
Devant la dissolution de l’association humanitaire BarakaCity, et le risque à venir de celle du CCIF, ils ne condamnent pas, ne se lèvent pas, ne s’élèvent pas. Non, ils font silence. Pis que cela, certains abondent dans le sens du gouvernement.
Un silence bien coupable qui trahit leurs mesquines ambitions et met à jour leur manque de courage.
Un silence lâche qui feint la sagesse.
Tous, pour le pouvoir, aussi dociles qu’accommodants.
Face aux mensonges des uns et à la démission de quelques autres, il faut être sage et ferme.
S’il est une leçon à retenir sur le plan politique, c’est de refuser absolument le clientélisme qui se range opportunément aux côtés d’une partie de la population, dont on sait pertinemment qu’elle se sent stigmatisée, à des fins uniquement électoralistes, comme ce fut le cas lors de la campagne du candidat Emmanuel Macron.
En effet, alors candidat à l’élection présidentielle en novembre 2016, Emmanuel Macron affirmait, face à la rédaction de Mediapart et dans le cadre de l’émission MediapartLive, qu’il ne se retrouvait pas dans le « laïcisme » et que « ceux qui utilisent la laïcité comme un combat contre l’islam se trompent très profondément ».
Il ajoutait : « La folie, c’est qu’on ravive ces débats dès qu’il y a un attentat. »
En sus, s’il est un acquis historique indéniable que, contrairement à la doxa propagée dans les médias mainstream sur cette question, l’intégration culturelle et religieuse des musulmans est une réussite, et que l’intégration est un concept désuet pour ces populations, il est évident que la répétition de discours affirmant l’échec de celle-ci vise parfois à marginaliser les musulmans et à les pousser au repli communautaire.
La fausse tentation communautariste
Ainsi, essayant tant bien que mal de se faire entendre de la petite marge dans laquelle on a voulu les isoler, ils pourraient ne chercher dans le champ politique que des personnalités ou partis qui défendraient les intérêts exclusifs des musulmans.
Or, la communauté musulmane (au sens de communauté de foi) n’est pas une communauté d’intérêts exclusivement, mais une communauté de principes.
C’est pourquoi il est urgent de « nous » réveiller – ensemble, français de tous bords, avec ou sans confession, animés des valeurs de liberté (pour tous), d’égalité (réelle) et de fraternité (sincère) – contre ceux qui veulent la division et tendent le piège de la réclusion d’un « nous » exclusif ; pour la dignité, la justice et la paix.
« Indignez-vous ! », scandait le regretté Stéphane Hessel. « L’indignation, c’est l’adolescence de la conscience politique », disait l’intellectuel musulman Tariq Ramadan.
L’indignation est une condition nécessaire, mais non suffisante du changement.
Aujourd’hui, devant la nécessité d’agir et notre responsabilité historique, nous n’avons pas le droit de ne rien faire, de ne pas lire, de ne pas nous informer, en nous leurrant qu’un jour, peut-être, nous changerons les choses en même temps que nous nous changerons nous-mêmes.
Il faut s’atteler à affermir une foi profonde et à développer une intelligence politique vive et aiguisée.
S’éduquer, libérer de la confiance en son cœur, et s’engager avec compétence et intégrité dans tous les champs possibles – social, économique, politique, éducatif, etc. – en s’organisant et en agissant en réseaux, afin d’être le plus efficient possible ; devenir adulte politiquement.
Il en va de l’avenir de la France qui, bon gré mal gré, se fera avec les musulmans.
Khadir Ouadah
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