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lundi 23 décembre 2024

La curieuse lettre d’Al Afghani à Ernest Renan

Al Afghani (à gauche) et Ernest Renan. 

La figure pionnière du réformisme islamique a rédigé en 1883 une lettre en réponse au célèbre discours d’Ernest Renan à la Sorbonne dans laquelle ce dernier prononçait une condamnation sévère du rapport de l’islam à la science et à la civilisation. Une lettre surprenante dans laquelle Al Afghani prononce des positions hostiles à la religion et rejoint Renan sur la plupart de ses thèses. Mizane.info publie l’intégralité de cette lettre.

Que s’est-il passé dans l’esprit de Jamal Addin Al Afghani ? A la lecture de sa lettre à Ernest Renan publiée le 18 mai 1883 dans le Journal des débats, on y découvre des passages déconcertants de la part d’un homme considéré comme l’un des pionniers du réformisme islamique de la fin du XIXe siècle. Le maître de Mohamed ‘Abduh y énonce des opinions hostiles quant au rapport de la religion à la liberté et la pensée.

Voici ce qu’il dit. « À la vérité, la religion musulmane a cherché à étouffer la science et à en arrêter les progrès. Elle a réussi ainsi à enrayer le mouvement intellectuel ou philosophique et à détourner les esprits de la recherche de la vérité scientifique. »

Bien que son propos soit sur l’ensemble de la lettre pluriel, et qu’il tente de justifier le déclin civilisationnel des Arabes, il semble néanmoins donner à l’islam en tant que civilisation ce qu’il retire à l’islam en tant que religion. Le propos est plus que surprenant pour un homme qui a été considéré comme l’un des fondateurs du réformisme islamique avant ‘Abduh et Rida. Al Afghani reconduit dans cette lettre le conflit millénaire entre philosophie et religion et considère que ce conflit est indépassable, estimant même que la religion aura toujours le dessus.

Pour le professeur Henry Laurens, titulaire d’une chaire d’histoire du monde arabe au Collège de France, cette lettre témoigne d’une stratégie d’approche de Renan, personnalité reconnue de son temps alors qu’al Afghani ne le sera qu’après sa mort. « Il faut aussi y voir une stratégie d’écriture : Renan est une immense personnalité intellectuelle, Afghani est un exilé politique révolutionnaire, surtout connu de la police. Afghani ne deviendra un grand personnage qu’au XXe siècle, après sa mort, quand ses textes seront redécouverts et publiés par Rachid Rida. Il sera alors considéré comme le fondateur d’une certaine vision de l’Islam d’aujourd’hui. En 1883, c’est un personnage très secondaire donc on peut comprendre qu’il prenne des précautions de langage lorsqu’il s’adresse à Renan et essaye de le mettre dans son camp« , explique-t-il sur le site Campus lumières d’islam.

Voici l’intégralité du texte de la lettre reproduite par Mizane.info.

« Au Directeur du Journal des Débats,

Monsieur,
J’ai lu dans votre estimable journal du 29 mars dernier un discours sur l’Islamisme et la Science prononcé en Sorbonne, devant un auditoire distingué, par le grand philosophe de notre temps, l’illustre M. Renan, dont la renommée a rempli tout l’Occident et pénétré dans les pays les plus éloignés de l’Orient ; et, comme ce discours m’a suggéré quelques observations, j’ai pris la liberté de les formuler dans cette lettre que j’ai l’honneur de vous adresser avec prière de lui accorder l’hospitalité dans vos colonnes.

M. Renan a voulu éclairer un point de l’histoire des Arabes resté jusqu’ici obscur et jeter une vive lumière sur leur passé, une lumière peut-être un peu troublante pour ceux qui ont voué un culte particulier à ce peuple dont on ne peut pourtant pas dire qu’il ait usurpé la place et le rang qu’il a occupés jadis dans le monde. Aussi M. Renan n’a-t-il point cherché, croyons-nous, à détruire la gloire des Arabes qui est indestructible ; il s’est appliqué à découvrir la vérité historique et à la faire connaître à ceux qui l’ignorent comme à ceux qui étudient dans l’histoire des nations, et en particulier dans celle de la civilisation, les traces des religions. Je m’empresse de reconnaître que M. Renan s’est merveilleusement acquitté de cette tâche si difficile en alléguant certains faits qui avaient passé inaperçus jusqu’à ce jour. Je trouve dans son discours des observations remarquables, des aperçus nouveaux et un charme indescriptible. Toutefois, je n’ai sous les yeux qu’une traduction plus ou moins fidèle de ce discours. S’il m’avait été donné de le lire dans le texte français, j’aurais pu mieux me pénétrer des idées de ce grand philosophe. Qu’il reçoive mon humble salut comme un hommage qui lui est dû, et comme la sincère expression de mon admiration ! Je lui dirai enfin, dans cette circonstance, ce que Al Moutanabi, un poète qui a aimé la philosophie, écrivait, il y a quelques siècles, à un haut personnage dont il célébrait les actions : « Recevez, lui disait-il, les éloges que je puis vous donner ; ne me forcez pas à vous décerner les éloges que vous méritez. »

Le discours de M. Renan embrasse deux points principaux. L’éminent philosophe s’est attaché à démontrer que la religion musulmane était par son essence même opposée au développement de la science, et que le peuple arabe, par sa nature, n’aime ni les sciences métaphysiques, ni la philosophie. Cette plante précieuse, semble dire M. Renan, se dessèche entre ses mains comme brûlée par le souffle du vent du désert. Mais après la lecture de ce discours on ne peut s’empêcher de se demander si ces obstacles proviennent uniquement de la religion musulmane elle-même ou de la manière dont elle s’est propagée dans le monde, du caractère, des mœurs et des aptitudes des peuples qui ont adopté cette religion ou de ceux des nations auxquelles elle a été imposée par la force. C’est sans doute le manque de temps qui a empêché M. Renan d’élucider ces points ; mais le mal n’en existe pas moins et, s’il est malaisé d’en déterminer les causes d’une manière précise et par des preuves irréfutables, il est encore plus difficile d’en indiquer le remède.

En ce qui concerne le premier point, je dirai qu’aucune nation à son origine n’est capable de se laisser guider par la raison pure. Hantée par des frayeurs auxquelles elle ne peut se soustraire, elle est incapable de distinguer le bien du mal, de connaître ce qui peut faire son bonheur de ce qui peut être la source intarissable de ses malheurs et de ses infortunes. Elle ne sait, en un mot, ni remonter aux causes ni discerner les effets.

Cette lacune fait qu’on ne saurait l’amener soit par la force, soit par la persuasion, à pratiquer les actions qui lui seraient peut-être le plus profitables, ni la détourner de ce qui lui est nuisible. Il a donc bien fallu que l’humanité cherchât hors d’elle-même un lieu de refuge, un coin paisible où sa conscience tourmentée pût trouver le repos, et c’est alors qu’a surgi un éducateur quelconque qui, n’ayant pas, comme je l’ai dit plus haut, le pouvoir nécessaire pour la forcer à suivre les inspirations de la raison, l’a jetée dans l’inconnu et lui a ouvert les vastes horizons où l’imagination se complaît, et où elle a trouvé, sinon la satisfaction complète de ses désirs, du moins un champ illimité pour ses espérances. Et, comme l’humanité, a son origine, ignorait les causes des évènements qui se passaient sous ses yeux et les secrets des choses, elle a été forcément amenée à suivre les conseils de ses précepteurs et les ordres qu’ils lui donnaient. Cette obéissance lui fut imposée au nom de l’Être suprême auquel ses éducateurs attribuaient tous les évènements, sans lui permettre d’en discuter l’utilité ou les inconvénients. C’est sans doute, pour l’homme, un joug des plus lourds et des plus humiliants je le reconnais, mais l’on ne peut nier que c’est par cette éducation religieuse, qu’elle soit musulmane, chrétienne ou païenne, que toutes les nations sont sorties de la barbarie, et qu’elles ont marché vers une civilisation plus avancée.

S’il est vrai que la religion musulmane soit un obstacle au développement des sciences, peut-on affirmer que cet obstacle ne disparaîtra pas un jour ? En quoi la religion musulmane diffère-t-elle sur ce point des autres religions ? Toutes les religions sont intolérantes, chacune à sa manière. La religion chrétienne, je veux dire la société qui suit ses inspirations et ses enseignements et qu’elle a formée à son image, est sortie de la première période à laquelle je viens de faire allusion ; et, désormais libre et indépendante, elle semble avancer rapidement dans la voie du progrès et des sciences, tandis que la société musulmane ne s’est pas encore affranchie de la tutelle de la religion. En songeant toutefois que la religion chrétienne a précédé de plusieurs siècles dans le monde la religion musulmane, je ne peux pas m’empêcher d’espérer que la société musulmane (mahométane dans le texte, ndlr) arrivera un jour à briser ses liens et à marcher résolument dans la voie de la civilisation à l’instar de la société occidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré ses rigueurs et son intolérance, n’a point été un obstacle invincible. Non, je ne peux admettre que cette espérance soit enlevée à l’Islam. Je plaide ici auprès de M. Renan, non la cause de la religion musulmane, mais celle de plusieurs centaines de millions d’hommes qui seraient ainsi condamnés à vivre dans la barbarie et l’ignorance.

À la vérité, la religion musulmane a cherché à étouffer la science et à en arrêter les progrès. Elle a réussi ainsi à enrayer le mouvement intellectuel ou philosophique et à détourner les esprits de la recherche de la vérité scientifique. Pareille tentative, si je ne me trompe, a été faite par la religion chrétienne, et les chefs vénérés de l’Église catholique n’ont point encore désarmé que je sache. Ils continuent à lutter énergiquement contre ce qu’ils appellent l’esprit de vertige et d’erreur. Je sais toutes les difficultés que les musulmans auront à surmonter pour atteindre au même degré de civilisation, l’accès de la vérité à l’aide des procédés philosophiques et scientifiques leur étant interdit. Un vrai croyant doit, en effet, se détourner de la voie des études qui ont pour objet la vérité scientifique, dont toute vérité doit dépendre, suivant une opinion acceptée tout au moins par quelques-uns en Europe. Attelé, comme un bœuf à la charrue, au dogme dont il est l’esclave, il doit marcher éternellement dans le même sillon qui lui a été tracé d’avance par les interprètes de la loi. Convaincu, en outre, que sa religion renferme en elle toute la morale et toutes les sciences, il s’y attache résolument et ne fait aucun effort pour aller au delà. Pourquoi s’épuiserait-il en vaines tentatives ? À quoi lui servirait-il de chercher la vérité quand il croit la posséder tout entière ? Serait-il plus heureux le jour où il aurait perdu sa foi, le jour où il aurait cessé de croire que toutes les perfections sont dans la religion qu’il pratique et non dans une autre ? Dès lors, il méprise la science. Je sais tout cela ; mais je sais également que cet enfant musulman et arabe, dont M. Renan nous retrace le portrait en des termes si vigoureux et qui, à un âge plus avancé, devient « un fanatique, plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit être la vérité absolue », appartient à une race qui a marqué son passage dans le monde, non seulement par le feu et le sang, mais par des œuvres brillantes et fécondes qui prouvent son goût pour la science, pour toutes les sciences, y compris la philosophie avec laquelle, je dois le reconnaître, il n’a pu faire longtemps bon ménage.

Je suis amené ici à parler du second point que M. Renan a traité dans sa conférence avec une incontestable autorité. Personne n’ignore que le peuple arabe, alors qu’il était dans l’état de barbarie, s’est lancé dans la voie des progrès intellectuels et scientifiques avec une vitesse qui n’a été égalée que par la rapidité de ses conquêtes ; car, dans l’espace d’un siècle il a acquis et s’est assimilé presque toutes les sciences grecques et persanes qui s’étaient développées lentement pendant plusieurs siècles sur le sol natal, comme il étendit sa domination de la presqu’île arabique jusqu’aux montagnes de l’Himalaya et aux sommets des Pyrénées.

On peut dire que dans toute cette période les sciences firent des progrès étonnants chez les Arabes et dans tous les pays soumis à leur domination. Rome et Byzance étaient alors les sièges des sciences théologiques et philosophiques, ainsi que le centre lumineux et comme le foyer ardent de toutes les connaissances humaines. Engagés depuis plusieurs siècles dans la voie de la civilisation, les Grecs et les Romains parcoururent d’un pas sûr le vaste champ de la science et de la philosophie. Il arriva cependant un temps où leurs recherches furent abandonnées et leurs études interrompues.

Les monuments qu’ils avaient élevés à la science s’écroulèrent et leurs livres les plus précieux furent relégués dans l’oubli. Les Arabes tout ignorants et barbares qu’ils fussent à leur origine reprirent ce qui avait été abandonné par des nations civilisées, ranimèrent les sciences éteintes, les développèrent et leur donnèrent un éclat qu’elles n’avaient jamais eu. N’est-ce pas là l’indice et la preuve de leur amour naturel pour les sciences ? Il est vrai que les Arabes ont pris aux Grecs leur philosophie comme ils ont dépouillé les Persans de ce qui faisait leur renom dans l’antiquité. Mais, ces sciences qu’ils ont usurpées par droit de conquête, ils les ont développées, étendues, éclaircies, perfectionnées, complétées et coordonnées avec un goût parfait, une précision et une exactitude rares. Du reste, les Français, les Allemands et les Anglais n’étaient pas aussi éloignés de Rome et de Byzance que les Arabes, dont la capitale était Bagdad. Il leur était donc plus facile d’exploiter les trésors scientifiques qui étaient enfouis dans ces deux grandes villes. Ils n’ont tenté aucun effort dans ce sens jusqu’au jour où la civilisation arabe vint éclairer de ses reflets les sommets des Pyrénées et verser ses lumières et ses richesses sur l’Occident. Les Européens ont fait bon accueil à Aristote, émigré et devenu arabe ; mais ils ne songeaient nullement à lui quand il était grec et leur voisin. N’y a-t-il pas là une autre preuve non moins évidente de la supériorité intellectuelle des Arabes et de leur attachement naturel à la philosophie ? Il est vrai qu’après la chute du royaume arabe en Orient comme en Occident, les pays qui étaient devenus des grands foyers de la science, tels que l’Irak et l’Andalousie, retombèrent dans l’ignorance et devinrent le centre du fanatisme religieux ; mais l’on ne saurait conclure de ce triste spectacle que le progrès scientifique et philosophique au moyen âge ne soit dû au peuple arabe qui régnait alors.

M. Renan lui rend d’ailleurs cette justice. Il reconnaît que les Arabes ont conservé et entretenu pendant des siècles le foyer de la science. Quelle plus noble mission pour un peuple ! Mais, tout en reconnaissant que de l’an 775 à peu près de l’ère chrétienne jusque vers le milieu du treizième siècle, c’est-à-dire pendant cinq cents ans environ, il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués et que pendant ce temps-là le monde musulman a été supérieur pour la culture intellectuelle au monde chrétien, M. Renan a dit que les philosophes des premiers siècles de l’islamisme ainsi que les hommes d’État qui se sont illustrés à cette époque étaient pour la plupart de Harran, de l’Andalousie et de la Perse. Il y a eu aussi parmi eux des Transoxiens et des prêtres de Syrie ; je ne veux pas nier les grandes qualités des savants persans ni le rôle qu’ils ont joué dans le monde arabe ; mais qu’il me soit permis de dire que les Harraniens étaient arabes et que les Arabes en occupant l’Espagne et l’Andalousie n’ont pas perdu leur nationalité ; ils sont restés arabes. Plusieurs siècles avant l’Islam la langue arabe était bien celle des Harraniens. Le fait qu’ils ont conservé leur ancienne religion, le sabéisme, ne doit pas les faire considérer comme étrangers à la nationalité arabe. Les prêtres syriens étaient aussi pour la plupart des Arabes ghassaniens convertis au christianisme.

Quant à Ibn-Bajah, Ibn-Rochd (Averroès) et Ibn-Touphaïl, on ne peut pas dire qu’ils ne sont pas arabes au même titre que Al-Kindi, parce qu’ils ne sont pas nés en Arabie même, surtout si l’on veut bien considérer que les races humaines ne se distinguant que par leurs langues, et que, si cette distinction venait à disparaître, les nations ne tarderaient pas à oublier leurs diverses origines. Les Arabes qui ont mis leurs armes au service de la religion mahométane, et qui ont été à la fois guerriers et apôtres, n’ont pas imposé leur langue aux vaincus et partout où ils se sont établis ils l’ont conservée pour eux, avec un soin jaloux. Sans doute l’islamisme en pénétrant dans les pays conquis avec la violence que l’on sait y a transplanté sa langue, ses mœurs et sa doctrine et ces pays n’ont pu dès lors se soustraire à son influence. La Perse en est un exemple ; mais peut-être qu’en remontant aux siècles qui ont précédé l’apparition de l’islamisme, trouverait-on que la langue arabe n’était pas alors tout à fait inconnue des savants persans. L’expansion de l’islamisme lui a donné, il est vrai, un nouvel essor et les savants persans convertis à la foi mahométane se faisaient un honneur d’écrire leurs livres dans la langue du Coran. Les Arabes ne sauraient sans doute revendiquer pour eux la gloire qui illustra ces écrivains, mais nous croyons qu’ils n’ont pas besoin de cette revendication ; ils ont eu parmi eux assez de savants et d’écrivains célèbres. Qu’arriverait-il si, remontant aux premiers temps de la domination arabe, on suivait pas à pas le premier groupe dont se forma ce peuple conquérant qui étendit sa puissance sur le monde, et si, éliminant tout ce qui est étranger à ce groupe ou à sa descendance, on ne tenait compte ni de l’influence qu’il exerça sur les esprits ni de l’impulsion qu’il donna aux sciences ? Ne serait-on-pas amené, ainsi, à ne plus reconnaître aux peuples conquérants d’autres mérites ni d’autres vertus que ceux qui découlent du fait matériel de la conquête ? Tous les peuples vaincus reprendraient ainsi leur autonomie morale et s’attribueraient toute la gloire dont aucune part ne pourrait être légitimement revendiquée par la puissance qui a fécondé et développé ces germes. Ainsi, l’Italie viendrait dire à la France que ni Mazarin ni Bonaparte ne lui ont appartenu ; l’Allemagne ou l’Angleterre réclamerait à son tour les savants qui, venus en France, ont illustré ses chaires et rehaussé l’éclat de son renom scientifique. Les Français, de leur côté, revendiqueraient pour eux la gloire des rejetons de ces illustres familles qui, après l’édit de Nantes, émigrèrent dans toute l’Europe. Que si tous les Européens appartiennent à la même souche, on peut prétendre, à bon droit, que les Harraniens et les Syriens, qui sont sémites, appartiennent également à la grande famille arabe.

Toutefois, il est permis de se demander comment la civilisation arabe, après avoir jeté un si vif éclat sur le monde, s’est éteinte tout à coup ; comment ce flambeau ne s’est pas rallumé depuis, et pourquoi le monde arabe reste toujours enseveli dans de profondes ténèbres.

Ici la responsabilité de la religion musulmane apparaît tout entière. Il est clair que, partout où elle s’est établie, cette religion a cherché à étouffer les sciences et elle a été merveilleusement servie dans ses desseins par le despotisme. Al Souyouti raconte que le Calife Al-Hadi a fait périr à Bagdad 5,000 philosophes pour détruire jusqu’au germe des sciences dans les pays musulmans. En admettant que cet historien ait exagéré le nombre des victimes, il n’en reste pas moins établi que cette persécution a eu lieu, et c’est une tache sanglante pour l’histoire d’une religion comme pour l’histoire d’un peuple. Je pourrais trouver dans le passé de la religion chrétienne des faits analogues. Les religions, de quelque nom qu’on les désigne, se ressemblent toutes. Aucune entente ni aucune réconciliation ne sont possibles entre ces religions et la philosophie. La religion impose à l’homme sa foi et sa croyance, tandis que la philosophie l’en affranchit totalement ou en partie. Comment veut on dès lors qu’elles s’entendent entre elles ? Lorsque la religion chrétienne, sous les formes les plus modestes et les plus séduisantes, est entrée à Athènes et à Alexandrie qui étaient, comme chacun sait, les deux principaux foyers de la science et de la philosophie, son premier soin a été, après s’être établie solidement dans ces deux villes, de mettre de côté et la science proprement dite et la philosophie, en cherchant à les étouffer l’une et l’autre sous les broussailles des discussions théologiques, pour expliquer les inexplicables mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de la Transsubstantiation. Il en sera toujours ainsi. Toutes les fois que la religion aura le dessus, elle éliminera la philosophie ; et le contraire arrive quand c’est la philosophie qui règne en souveraine maîtresse.

Tant que l’humanité existera, la lutte ne cessera pas entre le dogme et le libre examen, entre la religion et la philosophie, lutte acharnée et dans laquelle, je le crains, le triomphe ne sera pas pour la libre pensée, parce que la raison déplaît à la foule et que ses enseignements ne sont compris que par quelques intelligences d’élite et parce que, aussi, la science, si belle qu’elle soit, ne satisfait pas complètement l’humanité qui a soif d’idéal et qui aime à planer dans des régions obscures et lointaines que les philosophes et les savants ne peuvent ni apercevoir ni explorer.

Al Afghani

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