Les appels incantatoires à la sécularisation de l’islam prennent aujourd’hui la forme d’une excommunication politique du citoyen de confession musulmane, écrit Sofiane Meziani, enseignant et fondateur de l’académie l’Olivier. Pour l’auteur du « Souffle de l’esprit« , la « décitoyennisation individuelle du musulman » risque de transformer les croyances de l’islam en résidus culturels. Une tribune à lire sur Mizane.info.
A l’heure où les débats autour de la place de l’islam dans l’espace laïque occupent tous les agendas politiques, il y a lieu de s’interroger sur ce que peut bien signifier la « sécularisation de l’islam » : en effet, la sécularisation de l’islam a-t-elle un sens, quand on sait qu’il n’est fondamentalement régi par aucune autorité ou institution religieuse ? Que peut donc bien signifier une expression comme « islam apolitique » ou lutte contre « l’islamisme » ? La dépolitisation de l’islam aurait un sens si encore une fois il possédait un clergé musulman exerçant une autorité contraignante.
Dépolitiser l’islam ?
La sécularisation est d’abord un moment de crise de l’autorité religieuse qui, dans l’univers occidental, concerne avant tout le christianisme. Qu’en est-il d’une religion comme celle de l’islam qui n’obéit pas à la même structure religieuse que la foi chrétienne, c’est-à-dire qui n’est pas commandée par un clergé ?
La sécularisation, dans son étape initiale, ne signifie pas la disparition mais la dépolitisation de la religion, en l’occurrence chrétienne, c’est-à-dire que les institutions religieuses n’ont plus d’autorité contraignante dans l’espace publique.
Aujourd’hui, une certaine élite politique radicalisée et mal formée à la question philosophique de la sécularisation abuse de la notion de laïcité, non plus dans les termes d’une séparation institutionnelle du pouvoir temporel et spirituel, mais pour créer les conditions d’une décitoyennisation individuelle du musulman : autrement dit, ici la sécularisation ne concerne plus l’institution religieuse en tant que « pouvoir », mais le croyant en tant que « citoyen ».
Il faut craindre que cette promotion d’un islam apolitique sous couvert d’une lutte donquichottesque contre l’islamisme (terme encore mal défini), qui s’appuie sur une remise en cause « spinoziste » des sources islamiques menée par une cohorte de prétendus « experts » musulmans qui « pensent » sur commande électorale, ne consiste en rien d’autres qu’à neutraliser tout engagement citoyen de la part des adeptes de l’islam, ou plus clairement, à « décitoyenniser » le musulman sous le masque fourbe de l’émancipation ou de l’éternelle intégration.
La décitoyennisation est une forme de dénaturalisation idéologique subtile du musulman. Ce dernier se trouve ainsi dépossédé de son identité politique, c’est-à-dire de son appartenance citoyenne à la cité.
Dans une telle condition, il se trouve réduit à une simple entité administrative dont la présence physique reste supportable pourvu qu’elle n’excède pas un certain seuil de visibilité religieuse qui, non pas transgresserait la norme, mais heurterait une sensibilité d’extrême droite qui semble faire loi. C’est plus clairement une déchéance de citoyenneté à peine déguisée (plus pernicieuse que la déchéance de nationalité car moins formelle) qui se produit de manière presque massive chez les Français de confession musulmane.
L’excommunication politique du musulman
Cette obsession médiatique de « l’islam politique » vise tout simplement à disqualifier l’action citoyenne des musulmans, à éradiquer toute participation visible de l’individu musulman à la vie de la cité, en le faisant disparaître, sous couvert d’une laïcité dévoyée, dans le monde invisible auquel il se rattache spirituellement. L’industrie politique de la lutte contre « l’islamisme » tient à fabriquer des musulmans décitoyennisés.
Les chapelles médiatiques ne cessent de célébrer les cérémonies d’excommunication politique de personnalités ou structures musulmanes qui deviennent intolérables aux yeux des promoteurs dogmatiques de la tolérance. À ce titre, le professeur Hassan Iquioussen a été précisément excommunié par le nouveau prêtre d’un laïcisme doctrinaire dans une « prière » tweetée et qui attend toujours d’être exaucée…
S’il est parfaitement légitime, dans un espace sécularisé, de neutraliser le pouvoir politique coercitif d’une institution religieuse, cela donne-t-il le droit d’asphyxier toute forme d’engagement politique d’un citoyen musulman ?
La sécularisation de l’islam conduit inéluctablement, compte tenu du fait qu’il n’a pas de clergé, à la dépolitisation en règle du musulman, c’est-à-dire à son excommunication politique de la sphère publique.
Et cette exclusion est d’autant plus problématique quand on lui donne une justification théologique. Si la croyance d’un citoyen finit par perdre son élément politique, c’est-à-dire sa capacité non pas à exercer un pouvoir coercitif mais à rayonner socialement dans l’espace publique, qu’en restera-t-il, si ce n’est un résidu de contenus culturels ?
La religion comme culture
La question de la sécularisation est étroitement liée à celle du statut de l’autorité dans le monde moderne. Et l’un des concepts clé de la modernité est sans doute celui de crise. D’ailleurs toute la réflexion de Hannah Arendt sur la sécularisation, notamment dans La crise de la culture, repose sur la notion de crise.
Pour engager la marche vers le progrès, il fallait commencer par briser la filiation traditionnelle avec le passé, notamment les Écritures. Entrer dans la modernité signifie, en terme kantien, entrer dans la majorité, c’est-à-dire dans l’âge de l’autonomie intellectuelle qui signe la fin de la tutelle traditionnelle.
Si la crise de l’autorité constitue une première étape dans le processus de sécularisation, l’apparition de la culture comme nouvel espace d’aventures intellectuelles en constitue un autre aspect tout aussi important, en ce sens qu’elle permet un véritable compromis entre l’oubli et la mémoire, entre l’affranchissement et la fidélité au passé.
La culture, qui est de nature séculière, comme le souligne Arendt, est une façon nouvelle de se rapporter au passé, elle désacralise notre lien à l’histoire. La culture vient donc se substituer à la tradition, dans son rapport au passé, en brisant tout rapport d’autorité.
Rappelons que l’époque des Lumières, même si elle aspire à s’affranchir du poids du passé et de la tradition, est traversée par une certaine peur de l’oubli ce qui explique son intérêt soudain pour l’histoire qui se traduira par une manie de collectionner les curiosités historiques parfois de façon un peu risible.
Ainsi, les contenus spirituels de la religion vont acquérir une nouvelle signification indépendante de la foi en devenant de simples contenus culturels. La culture finit par englober la religion qui devient un simple élément parmi d’autres de l’univers culturel de l’Europe.
Sofiane Meziani