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jeudi 21 novembre 2024

La quête de boucs émissaires ne mène nulle part

Des militants musulmans ont-ils une responsabilité dans la mort de Samuel Paty ? C’est la thèse défendue par Omero Marongiu-Perria dans une tribune publiée par La Croix. Une accusation sans fondement pour Fouad Bahri qui revient, dans une analyse critique publiée sur Mizane.info, sur les termes de son argumentaire.

Lundi 16 novembre, Omero Marongiu-Perria, sociologue et connaisseur du tissu communautaire musulman en France, publiait deux tribunes.

L’une, dans les colonnes de nos confrères de La Croix, était intitulée « Islamisme et réseaux sociaux : de l’assassinat virtuel au meurtre réel ».

L’autre sur Saphirnews, était titrée « La posture du CCIF n’est pas illégale mais elle est irresponsable ».

La première tribune attribue une responsabilité à des militants musulmans dans la mort de Samuel Paty.

Une accusation suffisamment grave pour mériter qu’on s’y penche de plus près.

Après avoir introduit sa tribune publiée sur La Croix par le contexte des attentats et rappeler l’insistance formulée (mais non respectée !) dans les débats publics de ne pas faire d’amalgame entre religion musulmane et terrorisme, Omero Marongiu-Perria attribue à « certains acteurs de l’islam, actifs sur les réseaux sociaux » une part de responsabilité, notamment dans l’assassinat odieux de Samuel Paty.

De quelle manière parvient-il à cette conclusion ? Voici son argumentaire.

Empowerment et community organizing

La mort de Samuel Paty est le résultat, dit-il, « d’une vindicte populaire qui s’est laissé emporter par les propos d’un parent d’élève dont il s’avère déjà que sa fille et lui-même ont vraisemblablement menti. »

De l’assassinat du professeur Paty, Omero Marongiu-Perria passe ensuite et sans transition à l’affirmation suivante : « Cette triste réalité sonne d’autant plus amèrement qu’elle est l’ultime avatar d’une stratégie de mobilisation tous azimuts des réseaux sociaux sous couvert de lutte contre l’islamophobie. »

De quelle manière Omero Marongiu justifie-t-il la nature de cette relation ?

« Des acteurs associatifs ont en effet été formés et ont formé une multitude de militants et de relais de terrain à une stratégie de confrontation avec les institutions publiques, directement issue de la stratégie du mouvement pour les droits civiques afro-américain. »

On ne voit toujours pas le lien. Poursuivons.

« L’empowerment – la « mise en capacité à agir » – ou encore le community organizing, la structuration d’une action collective dans le but de construire un rapport de force avec l’environnement », sont les outils que ces militants ont reçus dans leurs formations.

Une fois encore, quel est le rapport avec l’assassinat de Samuel Paty ? On l’ignore toujours. Persévérons.

« Dans leur stratégie de mobilisation de masse qui prend appui, principalement sur la communion émotionnelle suscitée par la mise en scène d’une prétendue islamophobie institutionnelle » ces militants chercheraient à « faire plier l’autorité politique à des revendications d’ajustement du droit commun au service d’une conception intégrale de l’identité religieuse musulmane. » « La liste illustrative de cette stratégie du rapport de force (…) pouvait laisser supposer un passage à l’acte, un jour ou l’autre, pour sauver l’honneur de la « communauté ».

Les militants musulmans seraient donc responsables, d’après Omero Marongiu-Perria, d’avoir créé un climat émotionnel intense basé sur la dénonciation d’une islamophobie d’état purement factice, forgée, imaginaire, avec pour finalité d’instrumentaliser ce combat pour, en réalité, imposer un autre agenda : la revendication d’un « ajustement du droit commun au service d’une conception intégrale de l’identité religieuse musulmane. »

Ce climat que les militants auraient construit au service de l’instauration d’un ordre moral islamique en France auraient donc poussé Abdoullakh Anzorov à commettre un attentat.

Que dire. Peut-être d’abord que cette tribune n’est pas digne de ce à quoi nous avait habitué Omero Marongiu-Perria, jusqu’à un passé encore récent.

L’homme est d’un naturel raisonnable, ouvert d’esprit, posé et souvent rigoureux. Le contraire de cette tribune.

Pour accuser des militants musulmans d’« assassinat virtuel », d’être responsable ou complice, à un niveau ou à un autre, d’un crime, il faut être précis et extrêmement rigoureux.

L’accusation est accablante et beaucoup trop grave pour tolérer la moindre approximation.

Elle met elle-même en danger tout un segment de la communauté nationale, déjà la proie d’une intense charge médiatique.

Or, ce que nous constatons à la lecture de cette tribune, c’est qu’aucun lien de causalité direct n’est établi dans ce texte entre des militants antiracistes et l’acte ignoble d’un terroriste sur le sol national.

Sauf à démontrer que le tueur ait été soutenu par des militants antiracistes actifs sur les réseaux sociaux, le lien n’est donc pas établi mais construit.

Doit-on ajouter que le Collectif contre l’islamophobie en France a été saisi par le père de famille et qu’il a demandé que sa vidéo diffusée sur les réseaux sociaux soit retirée, donc a agi dans un sens préventif, même si cela n’a pas malheureusement empêché le drame !

Soit on cherche des boucs émissaires, soit on cherche la justice. Les deux ne sont pas compatibles. Et la mort de Samuel Paty ne devrait pas être le prétexte à des règlements de compte idéologiques. Cela n’est pas juste.

En suivant cette logique, faudra-t-il désacraliser le Prophète, le Coran ou Dieu lui-même puisque certains individus commettent des crimes au nom de ce sacré ?

Que ferons-nous si des extrémistes d’extrême- droite tuent au nom du drapeau français, de la France ou de la République, ou de l’identité chrétienne ou européenne ?

Qu’on ne nous dise pas que cela n’est pas arrivé ou n’arrivera plus.

Brûlerons-nous alors le drapeau français, effacerons des manuels scolaires la référence à la Marseillaise, à la Nation, à la Révolution, dissoudrons-nous les partis politiques et think tank nationalistes ?

Nous aurons alors, dans cet autodafé, brûlé aussi notre discernement.

« Arme de destruction massive », « guerre totale », « processeur (d’une) arme (à) deux charges très simples à activer », « mèche (qui) se consume et déclenche l’explosif, provoquant son lot de déflagrations » : cette accusation lourde qui équivaut à jeter en pâture des acteurs sociaux de confession musulmane engagés sur le terrain juridique et/ou politique, est accentuée dans la tribune d’Omero par un champ lexical en lien avec le crime ou la guerre.

Une critique militante…. du militantisme !

Dans la mesure où aucun lien causal n’a pu être établi, et que cette accusation d’Omero Marongiu est donc sans fondement, quelles sont alors les véritables causes qui peuvent expliquer cette tribune ?

La réponse se situe à deux niveaux : un niveau idéologique et un niveau politique.

L’auteur dénonce l’action de militants mais ce qu’il faut décoder c’est qu’il le fait au nom d’une autre militance qui est la sienne car Omero Marongiu-Perria est lui-même engagé (ce qui est son droit) dans la constitution et la diffusion d’un islam libéral, personnel et individuel, qui prétend à l’apolitisme (nous verrons plus loin que ce n’est pas le cas), et favorable à une sécularisation prononcée de l’islam.

Ce courant de pensée réunit des universitaires, des philosophes, des acteurs publics ou des ex-membres de l’UOIF ou de ses homologues belges tels que Michaël Privot, Abdennour Bidar et d’autres.

Ils s’appuient aussi en partie et parfois de manière critique sur des éléments de langage ou des opinions religieuses défendus par l’imam Tareq Oubrou (même s’ils conservent plusieurs divergences avec lui).

La position d’Omero Marongiu-Perria n’est donc pas neutre. Elle est celle d’un militant critiquant d’autres militants.

Sa critique d’un engagement partial et radical des militants antiracistes tombe donc par la même occasion car le même type de radicalité est observable chez les libéraux (désacralisation des Textes, rupture avec certains fondements des sources, rejet de l’orthodoxie de pratiques telles que le port du voile, etc), sous d’autres formes.

Les militants pris en chasse par Omero sont responsables à ses yeux de défendre une identité religieuse.

Qu’est-ce qu’une identité religieuse ?

Tous les croyants défendent une identité religieuse, la leur, celle à laquelle ils croient et sur la base de laquelle ils jugent favorablement ou défavorablement une opinion, une idée ou une action. Les libéraux musulmans eux-mêmes ont leur identité religieuse (pour ceux qui la proclament) et ils militent pour qu’elle exerce une influence la plus importante possible dans leur pays et/ou leur communauté religieuse, si tant est qu’ils s’y revendiquent encore (ce qui n’est plus toujours le cas).

C’est leur droit et ils l’exercent, encore faut-il qu’ils le reconnaissent et qu’ils reconnaissent ce droit aux autres, s’ils ne veulent pas eux-mêmes tomber dans l’accusation de dogmatisme et de volonté hégémonique.

Le plus important serait sans doute d’instaurer un dialogue intracommunautaire pour permettre à ces courants musulmans de dialoguer entre eux, ce qui éviterait les pugilats médiatiques.

Omero Marongiu-Perria critique par exemple la notion de « communauté de destin » et l’opinion selon laquelle « l’État français (aurait) pour objectif d’éliminer tout attribut d’appartenance à l’islam de tous les champs de la vie sociale ».

La première participe d’une idée que l’on retrouve chez les libéraux de l’islam : la négation de l’existence d’une communauté musulmane (oumma).

Nous avons déjà consacré un article sur ce point auquel nous renvoyons les lecteurs.

Le second point n’est pas seulement une opinion, c’est aussi une analyse partagée par plusieurs philosophes, sociologues et politologues travaillant sur le fait religieux et/ou l’islam.

Ainsi, Olivier Roy pouvait écrire dans les tribunes de La Croix à propos de la loi sur le séparatisme, prochainement proposée, ceci : « Bien sûr, on n’en est pas à l’athéisme officiel, mais ce qui est en jeu c’est bien l’expulsion du religieux de tout l’espace public, ce qui est le contraire de la loi de 1905, qui définit le cadre de la pratique du culte dans l’espace public. »

Nous aurions pu citer tout aussi bien Farhad Khosrokhavar, dont Politico a censuré un article sur la religion laïque en France.

Autre critique, celle de la solidarité érigée en règle envers les plus fondamentalistes des musulmans pour reprendre ses termes.

Les musulmans de France sont-ils alignés sur les membres les plus fondamentalistes de leur communauté ? Comment définit-on ce fondamentalisme ? L’auteur ne précise pas les termes de son exposé.

En réalité, la solidarité incriminée s’est surtout exprimée contre les méthodes partiales et parfois brutales des forces de police réalisant des perquisitions infondées contre des individus, dans leur domicile devant leurs enfants, leur épouse, et nullement sur les opinions de ces individus.

Devrait-on cautionner cela ? Encore une fois, le discernement a manqué.

Oui, nous avons bien entendu le droit de critiquer des orientations et des visions religieuses d’acteurs publics, sous réserve toutefois de respecter un cadre éthique, responsable et d’être, à tous le moins, rigoureux dans l’argumentation.

Cette exigence nous concerne tous.

Islamophobie d’Etat, de l’Etat, dans l’Etat ?

La dimension politique qui est le second point expliquant, selon nous, la position d’Omero Marongiu, concerne le positionnement sur l’islamophobie d’état, la promotion de la vision d’un islam des Lumières sécularisé, et le soutien général à la politique mis en place par l’exécutif dans la gestion du dossier islam.

Force est de constater que le gouvernement exerce actuellement une forte pression politique sur les acteurs musulmans, communautaires et/ou de la société civile, les mosquées, les institutions islamiques.

Un ministre d’état n’hésite pas à utiliser l’appareil d’état policier ou judiciaire pour envoyer des « messages », intimider les récalcitrants, fermer des mosquées, des écoles, des salles de sports ou débits de boisson, dissoudre des associations qualifiées d’ « ennemis de la République », dont le CCIF.

En violation totale avec la laïcité, le président de la République vient d’imposer au CFCM la création d’un Conseil national des imams et le devoir d’allégeance à la République, texte déjà signé à l’époque de Chevènement et qui démontre, une fois encore, la nature des rapports de domination et de disqualification des citoyens de confession musulmane par l’exécutif.

Les Français de confession musulmane, il faut le rappeler, sont tous attachés à un islam autonome, libre de toute influence étrangère et de tout contrôle politique de l’Etat français. Cela s’appelle la laïcité.

Un islam d’apaisement, de justice et de clairvoyance. Un islam fondé sur le témoignage, la connaissance, l’éthique et la liberté.

Face à cette politique verbale et concrète musclée et contestable, la moindre opposition est assimilée aujourd’hui à de l’islamisme (ou islamo-gauchisme pour les soutiens de gauche), c’est-à-dire un engagement politique au nom de l’islam.

Cette notion qui frappe d’illégitimité et de discrédit ses cibles est dangereuse car potentiellement totalitaire.

N’importe quel Français de confession musulmane est un citoyen qui peut s’engager politiquement.

Où termine chez lui la conviction religieuse et où commence la conviction politique ?

Allons-nous finir par sonder les consciences ou jeter l’opprobre pour disqualifier nos opposants en employant cette « arme » symbolique qui nous en débarrassera à peu de frais ?

« Dans l’espace public, nous n’acceptons que les musulmans amputés de toute dimension oppositionnelle », expliquait le politologue François Burgat.

Le soutien implicite de la politique du gouvernement est assez clair dans le timing de la publication des deux textes.

Les critiques sur le CCIF interviennent au moment où se décide une dissolution annoncée en grande pompe par Gérald Darmanin.

Le timing est-il une pure coïncidence ? Critiquer le CCIF est tout à fait admissible, mais le faire au moment où il est à terre et l’objet d’une possible ou probable interdiction l’est moins, sauf à souhaiter cette dissolution.

Quant à la critique de l’accusation d’islamophobie d’Etat, nous laisserons les sociologues et spécialistes du sujet déterminer précisément ce qu’il en est.

Une chose est certaine : des politiques de premier plan n’ont cessé depuis des décennies de produire des discours islamophobes.

De l’affaire de Creil en 1989 à aujourd’hui, les exemples sont innombrables. Ils ne peuvent être niés

Allons-nous stricto sensu distinguer des ministres, secrétaires d’état ou hauts-fonctionnaires avec l’Etat ?

Faut-il alors parler d’islamophobie dans l’Etat, de la part de plusieurs serviteurs de l’Etat, et non d’islamophobie d’état ?

En ce qui nous concerne, les faits parlent d’eux-mêmes, et le débat reste ouvert.

Fouad Bahri

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