Peu d’écritures ont autant marqué la configuration des cultures que l’arabe. Alphabet à l’origine des écritures perse (farsi), ottomane (osmanli), ourdou, l’écriture arabe a définitivement marqué de son empreinte la face culturelle du monde. Mais certaines de ses formes d’hybridation linguistique restent largement méconnues. Le focus de Fouad Bahri.
L’arabe, portée par le Coran et l’islam aux quatre coins du monde, a exercé par son écriture alphabétique une influence linguistique et culturelle majeure. L’écriture farsi ou langue persane contemporaine a été établi un siècle et demi après la conversion du royaume perse à l’islam (milieu du VIIIe siècle).
Il s’agit d’une reprise de l’alphabet arabe enrichi de nouvelles lettres conformes aux sonorités de la langue perse. Cette nouvelle langue écrite farsi (la civilisation perse en a connu plusieurs) a exercé à son tour une influence majeure en Asie centrale.
Le turc ottoman ou osmanli a lui aussi construit son écriture sur la base de la langue arabe et de l’influence du farsi, langues adoptées par les dynasties qarakhanides et seldjoukides. Ces nouvelles écritures alphabétiques étaient instituées par des décisions politiques et à des fins d’unifications impériales ou étatiques.
L’arabe a influencé également les langues indiennes, et dans le cas de l’ourdou, son alphabet, élaboré lui aussi à partir de l’écriture arabe.
L’adoption religieuse de l’islam, les échanges commerciaux et culturels des peuples islamisés (Afrique et Asie du sud-est), les conquêtes territoriales ou les décisions étatiques constituaient les différentes modalités à l’oeuvre dans l’exercice de cette influence qui s’étend globalement à toutes les régions du monde où l’islam a pris corps.
Mais certaines de ces formes linguistiques sont largement ignorées. L’arwi et la littérature aljamiado en font partie.
L’aljamiado des Tourkoyanniotes, une mosaïque d’influences
Les Tourkoyanniotes, groupe ethno-culturel parlant grec et vivant dans la province ottomane de Yanya, étaient de confession musulmane.
Ils recoururent, explique Phokion P. Kotzageorgis dans un article de la revue des Cahiers Pierre Belon, à l’aljamia, langue adoptée par les Mudéjars (musulmans d’Espagne), qui deviendront les Morisques, ces populations musulmanes converties de force au catholicisme au moment de la Reconquista catholique (XVe siècle).
Les populations de l’ex-Andalous (Andalousie musulmane) utilisaient l’écriture arabe pour exprimer les langues romanes parlées en Espagne, donnant naissance à la littérature aljamiado (terme dérivé de l’arabe ‘ajamiya, étranger).
Cette littérature s’est exportée hors de l’Espagne, dans une partie de l’Europe, et jusque dans certaines provinces de l’Empire ottoman.
Pour les Morisques, l’usage de l’aljamiado répondait à des besoins de survie religieuse et culturelle dans un contexte de persécution du nouveau pouvoir catholique. Mais à quelles finalités répondaient-elles pour les Tourkoyanniotes de l’Empire ottoman ?
« Les Tourkoyanniotes ont produit une littérature qui représente une part considérable de ce que l’on appelle l’aljamiado (…) Dans l’Empire ottoman, les plus anciens et les plus riches témoignages littéraires de ce type sont attestés en Bosnie. Le premier texte littéraire écrit en langue grecque et en caractère arabes date de l’année 1068 de l’Hégire (…) Tous sont de nature religieuse, c’est-à-dire islamique. »
Les musulmans grécophones d’Épire se trouvaient placés entre deux cultures dominantes : celle de la région, exprimée par la démographie et la langue (grecque) et celle de l’État, religieuse (islam) et politique (Empire ottoman) (…) L’alternative « langue contre alphabet » semble dépassée, dans la mesure où la minorité (tourkoyanniote) emprunte l’un et l’autre à la culture dominante.
Le recours à l’écriture arabe traduisait donc, ce qui n’est pas surprenant, l’exigence naturel d’un rattachement religieux, symbolique et culturel, à l’islam pour un groupe ethno-culturel dont la langue était le grec.
Dans ce contexte, l’aljamiado des Tourkoyanniotes (écriture arabe exprimant la langue grecque) devint la langue symbiotique d’une rencontre entre deux univers de pensée, même si cette rencontre s’inscrivait en rupture avec la culture grecque du moment.
« La préférence marquée par une communauté linguistique pour l’usage d’un alphabet révèle la volonté de cette communauté de s’incorporer à un environnement socioculturel particulier.
Dans le cas présent de la littérature aljamiado, les musulmans rédigeant en aljamia décident d’être incorporés dans la plus large communauté musulmane (umma), une forme externe (l’alphabet) leur permettant de se livrer à une « islamisation linguistique » quant au contenu. »
La dialectique des échanges culturels
La langue arabe, comme véhicule de la Parole divine, a relativement favorisé une certaine forme d’unité religieuse du monde musulman, au-delà de ses particularismes culturels et de ses variantes dogmatiques.
Mais cette donnée n’est pas une exception culturelle islamique. L’orthodoxie chrétienne partage le même rapport fusionnel à la notion de langue sacrée.
« La croyance selon laquelle l’archétype du Quran, écrit en arabe, existe au ciel (c’est le umm al-kitab) est à l’origine d’une littérature exaltant le caractère sacré de l’alphabet arabe. C’est ainsi, que le lien unissant la religion et l’écriture a été accepté comme un axiome par la pensée islamique. Le rapport étroit entre foi et écriture existe en vérité dans d’autre religions. C’est ainsi en ce qui concerne l’Europe Sud-Est, que l’usage des alphabets cyrillique et grec est considéré comme indispensable par les chrétiens orthodoxes, respectivement slaves et grecs. »
Dans son article de recherche, Phokion P. Kotzageorgis évoque aussi deux cas d’écrits islamiques tourkoyanniotes en écriture grecque, ce qui témoigne, là-encore, de la diversité des échanges et des formes prises par les processus complexes et dynamiques d’acculturation historique, qui intégraient des formes majeures (écriture arabe et langue grecque) et des formes mineures (écriture et langue grecque).
A lire sur le même sujet : L’acculturation n’est pas synonyme d’assimilation
« Les musulmans grécophones d’Épire se trouvaient placés entre deux cultures dominantes : celle de la région, exprimée par la démographie et la langue (grecque) et celle de l’État, religieuse (islam) et politique (Empire ottoman) (…) L’alternative « langue contre alphabet » semble dépassée, dans la mesure où la minorité (tourkoyanniote) emprunte l’un et l’autre à la culture dominante. »
L’arwi, une langue arabo-tamoule
Trois siècles auparavant (VIIIe siècle), un autre phénomène surprenant d’hybridation linguistique voyait le jour. L’arwi, une écriture arabe véhiculant la langue tamoule, s’est structuré et développé dans le sous-continent indien à partir du XIe siècle.
« L’Arwi a prospéré au XIe siècle sur les côtes du Tamil Nadu (Etat indien) et de l’actuel Sri Lanka, à la suite des voyages commerciaux de négociants arabes à la recherche d’épices exotiques », écrit Sreedevi Jayarajan dans un article consacré à cette langue menacée de disparition, dans les colonnes de The News Minute.
Cette nouvelle langue hybride qui faisait office initialement de support écrit pour permettre aux Arabes d’apprendre le tamoul a servi par la suite de courroie de transmission langagière entre ces mêmes voyageurs et les populations locales. L’arwi a permis la transmission de l’islam et sa diffusion, tout comme elle a renforcé les échanges commerciaux.
Les premiers contacts des Arabes arrivés dans la région se faisaient en tamoul. Mais ces commerçants étrangers ont rapidement ressenti le besoin d’apprendre davantage cette langue et de resserrer leurs liens avec la communauté locale.
« Au début, ils ont appris quelques mots en tamoul pour parler aux habitants. Puis, une langue a commencé à prendre forme au VIIIe siècle, avec l’arabe comme support écrit pour communiquer des messages en tamoul », selon les explications de Ahamed Zubair, chercheur spécialisé sur la langue arwi au New College de Chennai.
Répandu à Kilakkarai et dans d’autres hameaux tels que Kayalpattinam et Parangipettai au VIIIe siècle, l’arwi (arabo-tamoul) a prospéré quelques centaines d’années au cours de l’âge médiéval.
Cette nouvelle langue hybride qui faisait office initialement de support écrit pour permettre aux Arabes d’apprendre le tamoul a servi par la suite de courroie de transmission langagière entre ces mêmes voyageurs et les populations locales. L’arwi a permis la transmission de l’islam et sa diffusion, tout comme elle a renforcé les échanges commerciaux.
La codification alphabétique de l’arwi et l’augmentation de ses lettres est attribuée par la littérature et la tradition musulmane tamoule à la figure de Hafiz Amir Wali Appa, « un saint basé à Kayalpattinam ».
À son apogée, l’arwi, écrit de droite à gauche, comportait 40 caractères avec 28 lettres arabes et 12 nouvelles lettres obtenues par la modification des signes diacritiques d’autres lettres, pour compenser l’absence de sonorités tamoules qui n’avaient pas d’équivalent arabe. La langue arwi a commencé à apparaître sur les pierres tombales à Kilakkarai.
Les raisons d’un déclin
Puis, une littérature a progressivement vu le jour. Romans, textes religieux et joyaux littéraires ont offert à l’arabo-tamoul ses lettres de noblesses.
« Simt-us-Sibyan, écrit par Maulana Mohamed Yusuf al-Hanafi al-Qadiri, est l’un des principaux textes sur la religion, écrits en arwi. Jusque dans les années 1970, Simt-us-Sibyan figurait dans les cours de récitation du Coran pour enfants, selon Zubair. Akhlam-al-Muslimeen, un livre de jurisprudence religieuse (fiqh), est un autre texte arwi remarquable. »
Mais l’arwi a aussi été utilisé dans la vie courante pour faciliter les transactions immobilières ou dans le cadre des contrats commerciaux.
Un article de recherche du professeur Ahamed Zubair mentionne un usage de l’arwi dans les domaines aussi variés que l’architecture, l’astronomie, le commentaire du Coran, la logique, la jurisprudence islamique, la sexologie, le sport, l’élégie, l’histoire, les romans de fiction, etc.
Bien que des mots arabes soient rentrés dans la langue orale tamoule, l’arwi est aujourd’hui menacé de disparition. Certains l’attribuent au caractère pragmatique et circonstanciel de sa finalité historique. D’autres évoquent la suprématie culturelle de l’anglais au sein du Commonwealth. Dans les faits, une autre langue arabo-indienne, l’ourdou, s’est substituée à l’arwi.
« L’anglais a été largement utilisé comme moyen d’enseignement après l’indépendance. Parallèlement à cela, les textes en arwi ont commencé à être traduits en tamoul, son contenu étant en tamoul. Dans les madrassas de la côte du Tamil Nadu, l’ourdou a commencé à être également utilisé dans l’enseignement », précise le professeur Zubair.
Aujourd’hui, à Kilakkarai, une seule madrassa utilise l’arabo-tamoul pour enseigner aux élèves. Dans les universités, l’enseignement de l’arwi n’est pas encouragé en tant que matière car il n’est pas considéré comme une langue pratique d’usage. Ce sont les cours d’ourdou et d’arabe qui ont la préséance. »
Fouad Bahri
A lire également :