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jeudi 21 novembre 2024

Le christiano-centrisme de la méthode historico-critique

méthode historico-critique

Suite de l’étude de Jonathan AC Brown sur les angles morts de la méthode historico-critique. L’auteur nous dévoile cette fois les différentes étapes historiques de l’élaboration de cette approche. Il nous éclaire notamment sur la manière dont les recherches propre à l’histoire spécifique des sources chrétiennes ont informé de manière radicale le paradigme européen de l’étude historique des religions. Jonathan Brown est professeur associé à la chaire en histoire de la civilisation islamique à l’Université de Georgetown, directeur de recherche à l’Institut Yaqeen, et rédacteur en chef de l’Encyclopédie d’Oxford consacrée au droit. Il est également l’auteur de l’ouvrage « Hadith : l’héritage de Muhammad dans le monde médiéval et moderne » (Oneworld, 2017).

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Jonathan AC Brown.

Les racines de la méthode historico-critique remontent à une période comprise entre le XIVe et le XVIe siècle, lorsque des humanistes italiens et français ont réintroduit l’héritage gréco-romain grâce à des manuscrits provenant du monde musulman et de Byzance.

Cela a amené les spécialistes d’Europe occidentale à adopter une nouvelle perspective concernant leur rapport à leur patrimoine culturel. L’Europe occidentale s’est toujours considérée comme l’héritière de la tradition romaine, invoquant sans cesse le droit et la littérature romains comme des exemples.

Mais cette relation manquait de distance historique. Les artistes médiévaux de la pré-Renaissance peignaient les héros bibliques avec l’armure des chevaliers anglais et les rois français en costumes romains. [1]

L’histoire, quant à elle, était conçue selon le schéma articulé par Saint Augustin et tiré des thèmes bibliques, à savoir que depuis Adam, l’histoire a été ponctuée par un grand événement cosmique, la vie du Christ, et depuis sa crucifixion, l’humanité n’a plus connu qu’un déclin continu, dans l’attente de sa seconde venue.

Généalogie de la philologie

Un peu plus tard, la redécouverte de figures romaines comme Cicéron fut l’occasion pour des érudits italiens tels que le poète Pétrarque (m. en 1374) de développer un sens de la profondeur historique.

Loin de la synthèse médiévale des classiques et du christianisme par Augustin, ce que Pétrarque a découvert, en tombant amoureux de la prose latine de Cicéron, était une vision païenne de la religion. Les écrits de Cicéron révélèrent ainsi une culture d’un scepticisme hautain à l’encontre de la piété publique.

Le célèbre sénateur romain admettait volontiers à quel point les pratiques religieuses romaines étaient ridicules, tout en demandant qu’elles soient respectées en public. [2]

« La mort de Cicéron ». François Perrier.

Nulle part la distance historique n’était plus évidente que dans la langue latine elle-même. L’humanisme de la Renaissance était avant tout une prise de conscience de la différence (ou, selon les humanistes, de la décadence) de l’Église médiévale latine par rapport au langage de Cicéron.

A lire sur le même sujet : Angles morts : les origines de la méthode historico-critique du hadith

Cette fascination pour retrouver la pureté de la langue latine des anciens Romains a conduit le philologue Lorenzo Valla (m. en 1457) à réaliser combien de mots latins avaient fini par signifier autre chose que leur sens originel.

En examinant un document intitulé « La donation de Constantine », que l’empereur romain aurait écrit au début du IVe siècle pour accorder au pape le contrôle des terres occidentales, Valla souligna que la présence d’anachronismes linguistiques signifiaient que ce document devait être un faux postérieur.

Le document mentionne des « fiefs » ou des concessions de terres, mais Valla précise que ce mot n’apparut que beaucoup plus tard. [3].

Constater à quel point la langue changeait avec le temps avait amené Valla à démasquer un « faux » historique qui avait longtemps servi de pilier à la revendication de la papauté sur le droit d’agir en tant que pouvoir temporel. Identifier les anachronismes allait constituer l’un des piliers de la méthode historico-critique.

La voie ouverte par Erasme

La fascination de la Renaissance pour la langue en tant qu’outil de redécouverte des origines avait des implications encore plus étonnantes pour l’étude de la Bible. L’un des successeurs de Valla en philologie, le célèbre Érasme de Rotterdam (m. en 1536), reproduisit à son tour l’obsession de Valla pour le latin classique mais cette fois-ci dans l’étude du grec.

Érasme a consacré sa carrière à la production des versions les plus fiables et les plus précises de textes grecs anciens en comparant les manuscrits les plus anciens possibles, puis en les purgeant des erreurs de copie et des malentendus linguistiques, voire des insertions savantes ultérieures.

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« Erasme » par Hans Holbein le jeune.

En produisant une nouvelle édition du texte grec original du Nouveau Testament, il découvrit qu’un verset qui faisait depuis longtemps partie de la Bible latine et qui était utilisé comme preuve définitive de la Trinité était un ajout ultérieur totalement absent du grec original. [4]

La vie d’Érasme se trouvait à la croisée de découvertes et de bouleversements religieux. Au cours de sa vie, deux nouveaux continents avaient été ajoutés à la carte du monde. Non seulement les grands esprits du passé n’avaient jamais soupçonné leur existence, mais leurs habitants n’avaient aucune place dans la généalogie biblique.

Un nouveau chemin était à présent ouvert pour une nouvelle étude. Le protestant français Isaac de la Peyrère (mort en 1676) avança plus tard l’argument controversé selon lequel la Bible avait dû être plus locale que globale.

Adam n’était pas le premier homme, mais simplement le patriarche d’une des nombreuses tribus (puisque Caïn avait été capable de fuir et de se marier autre part, voir Genèse 4:16). De même, le déluge de Noé n’était pas global, mais simplement une punition locale pour le pays de Canaan. [5]

L’empreinte décisive de la Réforme protestante

À l’époque de Peyrère, la Réforme protestante avait ouvert un nouvel espace pour la spéculation théologique dans des royaumes protestants tels que l’Angleterre et les Pays-Bas.

La renaissance de la philosophie, ou l’idée que la vérité métaphysique ne pouvait être atteinte que par la raison, conduisit, en Angleterre au dix-septième siècle, au développement du déisme et à la croyance en un Dieu rationnel connaissable par la raison.

Le mépris affiché par la papauté et la découverte successive de la main humaine dans la formulation des Écritures poussèrent des déistes tels que John Toland (m. en 1722) à affirmer que le christianisme était à l’origine une religion purement rationnelle, mais que l’Eglise primitive l’avait corrompu avec des superstitions romaines. [6]

Les grands réformateurs protestants appelèrent le christianisme à se fonder uniquement sur les Écritures, sur le Saint-Esprit, et non plus sur la tradition de l’Église, pour guider le croyant vers la juste compréhension de la Bible.

Contrairement aux pères de l’Église, qui lisaient depuis longtemps les passages bibliques conformément à la doctrine de l’Église ou à des principes extraits de la philosophie aristotélicienne, des fondateurs du protestantisme comme Jean Calvin (m. en 1564) insistèrent sur une lecture de la Bible plus conforme à son sens littéral. [7]

Ironiquement, cette approche a produit une influence du protestantisme dont les perspectives bibliques se révélèrent extrêmement conséquentes. Les Quakers comprirent vite que l’inspiration du Saint-Esprit constituait un guide plus important pour la vérité que les Écritures elles-mêmes. Les critiques de l’intégrité historique du texte biblique commencèrent à perdre du terrain. [8]

L’approche historique de Spinoza

Mais à la fin du dix-septième siècle, ces développements soulevèrent une question clé en marge de la pensée protestante.

Si la vérité pouvait être connue de l’extérieur des Écritures, soit par la raison, soit par l’inspiration, et si cette Écriture elle-même semblait de plus en plus perçue comme le produit historique d’une tradition déformée de l’Église, la Bible était-elle encore véritablement ce vase intemporel de la vérité universelle ?

Spinoza (m. en 1677) a fourni la réponse la plus influente à cette question. Dans son traité théologico-politique, il fit valoir que la Bible devait être traitée comme le produit textuel d’un lieu et d’une époque donnés exprimé dans le langage et l’idiome de son public d’origine.

Cette nouvelle école allemande a supposé que la première étape historique de l’étude d’un texte consistait à mettre en doute sa fiabilité et à déterminer son authenticité. En d’autres termes, le paramètre par défaut pour les spécialistes était de douter de la fiabilité historique des documents transmis.

La description de Dieu, dans l’Ancien Testament, marchant avec l’homme (Genèse 5:24) ou celle des miracles de Jésus dans le Nouveau Testament n’étaient donc à prendre ni pour des prétentions théologiques universelles, ni pour des faits historiques, mais comme les expressions de la manière dont la religion était comprise par le public originel de la Bible.

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Spinoza.

Cela ne voulait pas dire que la Bible était sans objet, mais elle ne tenait plus la place primordiale dans la hiérarchie de la vérité. Le « fondement universel » de toutes les religions, écrivait Spinoza, était d’aimer Dieu et son prochain, de « défendre la justice, d’assister les pauvres, de ne pas tuer, de ne pas convoiter la propriété d’autrui, etc. » [9]

On comparera l’approche de Spinoza avec la position musulmane selon laquelle le Coran est, comme l’ont affirmé des savants musulmans, « le discours le plus véridique : il convient à tous les temps et à tous les lieux ». [10]

L’ancrage allemand de la méthode historico-critique

La méthodologie critique d’Erasme et les perspectives philosophiques développées par Spinoza et les déistes s’enracinèrent dans les villes universitaires allemandes où la méthode historico-critique devint une méthodologie savante dès la fin des années 1700.

L’étude philologique de textes anciens a conduit à une myriade de révélations critiques sur l’histoire gréco-romaine et la Bible. Examinant le style grec dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, FA Wolf conclut en 1795 que les deux œuvres ne pouvaient être le produit d’un seul auteur. [11]

Des études sur les Évangiles amenèrent les savants allemands à conclure que, loin d’être des témoins oculaires des événements de la vie de Jésus, les évangélistes Luc et Matthieu avaient tous deux construit leur version de la vie de Christ sur la base du livre de Marc.

Comme le mentionnait déjà Voltaire, les spécialistes savaient maintenant que les nombreux évangiles non canoniques découverts étaient antérieurs aux quatre évangiles du Nouveau Testament. [12]

L’Allemand Hermann Reimarus (m. en 1768), affirma de manière controversée mais finalement déterminante, que les premières générations de chrétiens avaient inventé une grande partie de la vie de Jésus.

A lire également : Qu’est-ce que la modernité ? 

D’éminents savants en théologie ont finalement adopté la position selon laquelle la vérité de la religion était connaissable avant tout par la raison, les enseignements de l’Écriture et de l’Église relevant de la construction. La vérité du récit biblique n’était plus assumée. Cette vérité devait correspondre à la raison et aux faits.

Bien sûr, certains savants ont toujours maintenu la vérité intrinsèque et littérale de la Bible. D’autres ont essayé de rationaliser ses miracles (Jésus ne marchait pas sur l’eau, par exemple, cela correspondait à la perception des apôtres).

Une approche conventionnelle, illustrée par le professeur de théologie Johann Semler (décédé en 1791), fut que la véritable fonction de la Bible était de transmettre une vérité spirituelle, et non un fait historique ou scientifique.

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David Strauss.

Le canon biblique était un développement historique, et ses significations particulières étaient liées à la vision du monde de ses publics d’origine. La Bible n’était plus le seul « entrepôt » de vérité pour l’humanité.

Au contraire, il ne s’agissait que d’une étape dans le cheminement de l’Homme vers une plus grande vérité philosophique qui se frayait un chemin à travers l’histoire. [13]

Le développement de la méthode historico-critique parmi les savants allemands aboutit au livre controversé de 1835 de David Friedrich Strauss (m. en 1874), « La vie de Jésus ».

Ce travail appelait à un rejet total de l’historicité des Evangiles (les miracles de Jésus n’étaient que des « mythes culturellement conditionnés ») et à la reconnaissance du fait que le christianisme devait être fondé sur le Christ de la foi et non de l’histoire. [14]

La thèse wébérienne de l’institutionnalisation charismatique

Vers le milieu du XIXe siècle, ce qui avait été controversé soixante-dix ans plus tôt relevait à présent du registre de l’érudition la plus courante. Les études universitaires en Allemagne étaient principalement axées sur l’histoire (bien que la controverse fût encore vive dans les collèges plus conservateurs d’Ecosse et d’Amérique).

Les historiens n’étaient plus au service de la Bible et de la théologie, ces sujets n’étant plus que des objets d’étude historique. [15] L’un des principes fondamentaux de la méthode historico-critique était que les fondateurs de toutes les religions n’étaient en réalité pas responsables des enseignements formels et ultérieurs de ces mêmes religions.

Cette idée était déjà présente dans l’observation de Voltaire selon laquelle les premiers pères de l’Église s’appuyaient sur des évangiles non canoniques. [16]

Mais elle fut officialisée par le sociologue allemand Max Weber qui affirma que l’orthodoxie d’une religion était organisée par les générations suivantes afin d’institutionnaliser l’autorité religieuse charismatique du fondateur.

La Renaissance avait fait redécouvrir aux érudits européens le scepticisme classique de Sextus Empiricus qui rejetait la vérité et la moralité universelle comme étant inconnaissables et qui exhortait les gens à se concentrer sur leur environnement physique et moral immédiat.

Nous comparerons cette assertion à la croyance sunnite selon laquelle les savants du hadith ne faisaient que préserver les enseignements originaux de leur Prophète en « repoussant les mensonges loin de la Sunna ».

Cette nouvelle école allemande a supposé que la première étape historique de l’étude d’un texte consistait à mettre en doute sa fiabilité et à déterminer son authenticité. En d’autres termes, le paramètre par défaut pour les spécialistes était de douter de la fiabilité historique des documents transmis.

Certes, ce principe du doute méthodique ne signifiait pas que les historiens européens doutaient de tout à propos du passé.

Mais comme l’illustrent leurs critiques de l’intégrité textuelle des épopées d’Homère ou de la véracité historique de la Bible, ils étaient disposés à laisser des doutes fondamentaux sur les fondements de l’histoire et de la religion occidentales s’installer, en les justifiant par les anachronismes ou les incohérences stylistiques supposés d’un texte.

Comparez cela avec la déclaration de critiques sunnites tels que Mullā ‘Alī al-Qārī (d. 1014/1606), qui affirmait qu’« il est manifestement évident que si quelque chose a été établi par la transmission du Prophète, il ne faut alors prêter aucune attention à toute contradiction avec la perception sensorielle ou la raison. » [17]

Du naturalisme causal au matérialisme philosophique

Contrairement à la mission des chroniqueurs musulmans – préserver le message de Dieu et raconter l’histoire de la communauté choisie par Dieu – les historiens européens, à partir du dix-huitième siècle, se considéraient eux-mêmes comme des observateurs isolés. Ils ont été en ce sens inspirés par les œuvres d’historiens classiques comme Pétrarque et d’autres à l’époque de la Renaissance.

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Edward Gibbon.

En écrivant son ouvrage monumental « Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain », Edward Gibbon (1794) a synthétisé l’apport des historiens romains Tacite [18] et Polybe qui insistaient tout deux sur le fait qu’il incombait à l’historien de critiquer impartialement ses amis et ses ennemis. [19]

Loin de défendre une vérité religieuse, des historiens tels que Gibbon se voyaient, comme Cicéron, se tenir au-dessus et en dehors des traditions confessionnelles, tout en soulignant simultanément qu’il existait des constantes sous-jacentes plus profondes de l’histoire humaine.

Outre un doute a priori sur la fiabilité textuelle et la construction humaine de l’orthodoxie religieuse, la méthode historico-critique reposait sur d’autres fondements méthodologiques.

A lire sur le même sujet : L’impensé de la sociologie des religions par Charles Taylor

La Renaissance avait fait redécouvrir aux érudits européens le scepticisme classique de Sextus Empiricus qui rejetait la vérité et la moralité universelle comme étant inconnaissables et qui exhortait les gens à se concentrer sur leur environnement physique et moral immédiat.

Au XVIe siècle, la ville italienne de Padoue est devenue un centre de « philosophie naturelle » (c’est-à-dire de science) où les observations empiriques d’Aristote, et non sa métaphysique, étaient au premier plan. Sur cette base, des spécialistes de Padoue ont développé les notions d’hypothèses et de démonstrations, des notions clés au fondement de l’investigation empirique. [20]

Les écrits du philosophe romain Lucrèce, un matérialiste qui croyait que seul le monde matériel existait et que nos propres causes régissaient nos affaires, à l’exclusion des dieux, sont devenus extrêmement populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Sa strophe poétique « Heureux qui comprend les causes des choses » est devenue un mantra souvent cité par les philosophes des Lumières. Il embrassa une compréhension matérialiste du monde dans laquelle les événements se déroulaient selon les lois naturelles et non selon l’intervention divine.

Les scientifiques les plus influents des XVIIe et XVIIIe siècles, tels que Blaise Pascal, étaient pour leur part restés des chrétiens engagés. Mais pour eux, protéger la croyance chrétienne des critiques impliquait de placer la foi au-delà du domaine de la raison et de l’étude scientifique.

Le monde physique, quant à lui, était créé par Dieu selon des lois fixes qui pouvaient être mesurées. À la fin des années 1700, un matérialisme plus grossier fit son apparition.

Cette forme de matérialisme, qui se moquait de toute croyance dans le surnaturel (à l’image de Lucrèce lui-même), s’est exprimé notamment dans les écrits de l’encyclopédiste français Diderot, deviendra un thème culturel dominant en Europe à la fin du XIXe siècle.

L’analogie religieuse de la méthode historico-critique

Au moment même où la révolution scientifique scellait l’hypothèse selon laquelle les miracles ou l’implication directe de Dieu ne pouvaient être appelés à expliquer l’histoire et les Écritures, les historiens européens faisaient du mot d’ordre du poète romain Horace « Ne laissez aucun dieu intervenir (nec deus intersit) » leur devise.

C’est ainsi que Voltaire, dans la continuité des travaux de Newton qui découvrit les lois du mouvement, décrivit la société humaine comme gouvernée par ses propres lois, constantes [31]. Un paradigme dans lequel seules les lois immuables de la nature et de la société pouvaient façonner l’histoire humaine.

L’un des autres principes centraux de la méthode historico-critique était donc le principe d’analogie (parfois improprement qualifiée d’uniformitarisme) traduisant l’idée selon laquelle, bien que les cultures puissent différer considérablement d’un lieu à l’autre et d’une époque à l’autre, les sociétés humaines fonctionnent toujours essentiellement de la même manière.

Les critères de la méthode historico-critique peuvent être résumés de la manière suivante : une présomption de doute sur l’authenticité ou la fiabilité d’un texte ou d’une information historique. Un scepticisme général à l’égard des récits orthodoxes présentés dans ces sources historiques. La conviction que, en analysant les sources historiques et en utilisant les méthodes décrites précédemment, un chercheur pourra distinguer les sources fiables des sources peu fiables en identifiant quelles parties du texte ont servi quels intérêts et quels agendas historiques.

En conséquence, nous pouvons reconstruire comment et pourquoi les événements survenus en Grèce, il y a des milliers d’années, ont déterminé analogiquement, et sur la base de notre propre compréhension, le fonctionnement des individus et des groupes dans nos sociétés contemporaines.

Si les gens ont généralement tendance à défendre leurs intérêts et à promouvoir leurs propres agendas, ils l’ont certainement fait également à l’époque grecque ou à l’époque du Christ, et donc personne ne peut être réellement exempté de telles motivations. [32]

Comparez cela à la vision de l’histoire des musulmans sunnites dans laquelle, comme le prétend un dire attribué au Prophète, « La meilleure génération est celle dans laquelle j’ai été envoyé, puis la suivante, puis la suivante » (ou le contraste avec la vision chrétienne de l’histoire d’avant la Renaissance).

Pour les critiques sunnites du hadith, le temps du Prophète était « libre de tout mal ». [33] Ses compagnons étaient incapables de mentir à son sujet et certainement pas comme les autres.

Le principe de dissemblance

Outre le principe d’analogie et la détection des anachronismes pour identifier les informations historiquement peu fiables, la méthode historico-critique s’est également appuyée sur un outil souvent appelé le principe de dissemblance.

Articulé par le Hollandais Jakob Perizonius (m. en 1715), ce principe stipule qu’un élément qui semble contredire ou défier l’orthodoxie est probablement vrai à l’origine, puisqu’aucune personne engagée dans la construction ou la défense de cette orthodoxie n’aurait pu l’inventer. [34]

Dans l’étude de la Bible, ces courants de pensée ont conduit au développement, en Allemagne et au cours des premières décennies du XXe siècle, de ce qu’on a appelé la critique formelle.

Cette méthode de critique combinait le doute présumé quant à l’intégrité des textes avec la conviction de la critique moderne que la construction de ces mêmes textes était affectée ou déterminée par des intérêts profanes.

Les adeptes de la critique formelle identifièrent des passages précis dans les livres bibliques à partir desquels leurs récits plus larges furent composés.

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Chacun de ces petits passages, appelées formes, « remplissait une fonction précise dans une situation concrète de la vie de l’Eglise primitive ». « Le but principal de la création, de la circulation et de l’utilisation de ces formes n’était pas de préserver l’histoire de Jésus, mais de renforcer la vie de l’Eglise. » [35]

Du milieu du XIXe siècle au début du XXe siècle, les divers courants de pensée européens (scientifiques, historiques et religieux) ont convergé pour former une vision du monde qui nous est immédiatement familière aujourd’hui.

Cette vision, qualifiée de positiviste, soutenait que grâce à leurs méthodes scientifiques et à la rigueur de leur savoir, les humains étaient en mesure d’écarter l’ignorance et la superstition et de révéler la vérité sur leur environnement et leur passé. Seule la vérité ainsi découverte méritait d’être suivie.

Bien que l’on en ait eu un aperçu dès la Renaissance et à l’époque de la Révolution française, l’un des piliers essentiels du positivisme était la notion de progrès qui devait conduire nécessairement à l’amélioration de la civilisation humaine.

Contrairement à presque tout ce qui a été mentionné jusqu’à présent, cette conviction, étrangère aux Grecs, aux Romains et à Saint Augustin, était sans précédent et en dépit des deux guerres mondiales, le positivisme reste vivace aujourd’hui.

Les présupposés de l’étude historique des religions

Pour résumer la position voltairienne, les historiens qui appliquèrent la méthode historico-critique pensaient que des éléments ou des témoignages d’acteurs historiques étaient crédibles à la triple condition que « ce qu’ils disent d’eux-mêmes est à leur désavantage, lorsque leurs récits ressemblent à la vérité et ne contredisent pas l’ordre de la nature ». [36]

Les hypothèses et critères constituant la méthode historico-critique utilisée par les historiens européens et américains peuvent être donc résumés de la manière suivante :

1) Une présomption de doute sur l’authenticité ou la fiabilité d’un texte ou d’une information historique.

2) Un scepticisme général à l’égard des récits orthodoxes présentés dans ces sources historiques.

3) La conviction que, en analysant les sources historiques et en utilisant les méthodes décrites précédemment, un chercheur pourra distinguer les sources fiables des sources peu fiables en identifiant quelles parties du texte ont servi quels intérêts et quels agendas historiques.

Ces orientalistes formulaient une supposition déterminante : ce qui s’était révélé vrai du christianisme et de la Bible devait l’être également de toutes les autres religions et de tous les autres textes sacrés.

Le développement de la méthode historico-critique aurait donc également des conséquences immédiates sur la question de l’authentification des sources dans la tradition islamique.

Au XIXe siècle en particulier, des savants français et britanniques commencèrent à enquêter sur la vie de Muhammad et sur les origines de l’islam dans le contexte de la mise en place de politiques coloniales et des efforts pour dominer les populations musulmanes.

Pour les savants allemands spécialisés dans l’antiquité proche-orientale, l’étude de l’islam était en quelque sorte une sous-catégorie des études bibliques. Dans ses efforts pour mieux comprendre le développement historique de l’Ancien Testament, Julius Wellhausen (m. en 1918) voyait dans l’étude de l’islam le meilleur moyen de se rapprocher du contexte sémitique de la Bible.

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Theodor Nöldeke.

Mais, il est à souligner que cette recherche des origines de l’islam et de ses sources écrites s’effectuait dans le cadre d’un univers mental marqué par le projet de domination musulmane, fusse-t-il bien intentionné.

A titre d’exemple, c’est dans ce contexte qu’était fièrement annoncé, en 1902 au cours d’une conférence orientaliste allemande, les assertions suivantes : « Les ténèbres de l’Antiquité ont été illuminées » ou encore « la lumière a été projetée dans les forêts obscures » de l’Inde, de l’Afrique et du Moyen-Orient par des Européens déterminés à dévoiler les origines et les développements de ces religions et de ces peuples.

Le livre influent de Theodor Nöldeke sur les origines du Coran, en 1860, caractérisait en ce sens « la nouvelle confiance de l’Europe dans sa connaissance supérieure des textes et des traditions orientales ». [37]

Plus important, ces orientalistes formulaient une supposition déterminante : ce qui s’était révélé vrai du christianisme et de la Bible devait l’être également de toutes les autres religions et de tous les autres textes sacrés. Bientôt, les méthodes des spécialistes de la Bible étaient appliquées à la tradition arabo-islamique.

Jonathan AC Brown

Notes

[1] Par exemple, des peintures du XIIe siècle représentant des scènes de l’Évangile dans l’église suisse de Zillis montrent des personnages vêtus d’habits médiévaux; Rosalind et Christopher Brooke, La religion populaire au Moyen Âge, p. 137; Myron P. Gilmore, Humanists and Jurists, p. 1–10.

[2] Cicéron, La nature des dieux, p. I: 60–62, 71–73; Pétrarque, The Secret, pp. 68–69.

[3] Eugene F. Rice, Jr. et Anthony Grafton, Les fondements de l’Europe moderne, p. 82.

[4] Ce verset se lit comme suit : ‘Et il y en a trois qui rendent témoignage au ciel, le Père, la Parole et le Saint-Esprit: et ces trois ne font qu’un…’ King James Bible 1 Jean 5: 7–8. Seuls quatre manuscrits grecs mentionnaient cette fameuse « virgule johannienne » et tous étaient historiquement tardifs; Jerry Bentley, Humanists and Holy Writ , Holy Writ , p. 45, 152-153.

[5] Klaus Scholder, La naissance de la théologie critique moderne, p. 67; Travis Frampton, Spinoza et la montée de la critique historique de la Bible, p. 208-216.

[6] Peter Gay, ed., Deism, p. 72–77.

[7] Hans Frei, L’éclipse du récit biblique, p. 25-26.

[8] Scholder, Naissance de la théologie critique moderne, p. 37–40.

[9] Spinoza, Traité théologico-politique, p. 170-171.

[10] Voir al-Khatīb al-Baghdādī, Tārīkh Baghdād , vol. 6, p. 115.

[11] FA Wolf, Prolegomena to Homer, p. 233.

[12] Voltaire, Essai sur les Moeurs, p. 1: 288.

[13] Frei, Eclipse of Biblical Narrative, p. 56-57, 162; Robert Morgan et John Barton, Interprétation biblique, p. 48. Voir aussi le discours de Pico (d. 1494) sur la dignité de l’homme.

[14] Robert Morgan et John Barton, Interprétation biblique, p. 47; Thomas Howard, La religion et l’essor de l’historicisme, p. 34

[15] Howard, La religion et l’essor de l’historicisme, p. 2, 12-13.

[16] Voltaire, Essai sur les moeurs, p. 1: 288.

[17] Mullā ‘Alī al-Qārī, al-Asrār al-marfū’a, p. 407.

[18] Edward Gibbon, Le déclin et la chute de l’empire romain, vol. 1, p. 186.

[19] Polybe, Les histoires, p. I: 14.

[20] John Herman Randall, L’école de Padoue et l’émergence de la science moderne, p. 18, 46–47.

[21] JH Brumfitt, Voltaire, historien, p. 103.

[22] Ernst Troeltsch, « Méthode historique et dogmatique en théologie », p. 13-14; W. Von Leyden, « Antiquité et autorité : un paradoxe dans la théorie de l’histoire de la Renaissance », p. 488.

[23] Le savant al-Kirmānī (décédé en 786/1384) a déclaré que la conviction fondamentale en l’islam est qu’il n’y avait pas de « mal (sharr) » à l’époque du Prophète; Ibn Hajar, Fath, vol. 13, p. 26.

[24] Bart D. Ehrman, Le Nouveau Testament, p. 204-205; Arnaldo Momigliano, études en historiographie, p. 21

[25] Norman Perrin, Qu’est-ce que la critique de la rédaction ? p. 16

[26] Voltaire, La philosophie de l’histoire, p. 121.

[27] Suzanne Marchand, L’orientalisme allemand à l’ère de l’empire, p. 157, 174, 183-184, 187; La Geschichte des Qorans de Nöldeke a été traduite par Histoire du Coran, Wolfgang Behn (Leiden, Brill, 2013).

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