« Aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, les mystiques ont conscience de représenter, en Islam, la seule pensée vraiment réaliste », écrit Paul Nwiya dans un texte que reproduit Mizane.info. Docteur ès lettres Diplômé des Hautes Études Attaché au C.N.R.S. Paul Nwiya est l’auteur du livre Exégèse coranique et langage mystique.
Dans l’histoire religieuse du monde musulman, il est une seule grande aventure qui a valeur universelle et qui hausse l’Islam au niveau d’une authentique recherche de l’Absolu : l’aventure des mystiques appelés communément les soufis.
Pour beaucoup de gens, mystique est bien souvent synonyme de rêveur vivant hors des réalités de ce monde et hors de soi. « Pour le vrai mystique, écrit Becker, la vie devient un rêve » (1).
Et c’est pourquoi l’Islam sunnite qui se donne pour essence d’être la synthèse du religieux et du politique, a tenu à l’écart et en suspicion ses propres mystiques, au nom d’un réalisme qui se veut sain et éloigné de toute aventure incontrôlable. Or c’est là un des contresens les plus graves commis par l’Islam dans l’interprétation de sa propre culture.
Le réalisme ultime des mystiques de l’islam
Rêveurs, les mystiques musulmans ne le furent point. Car s’il est un mot qui les caractérise et par lequel ils aiment désigner le sens de leur effort spirituel, c’est bien celui de tahaqquq, l’opposé même du rêve : à la fois effort pour accéder à la vérité et souci de coller au réel, en démasquant toutes les illusions.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, les mystiques ont conscience de représenter, en Islam, la seule pensée vraiment réaliste, puisque cette pensée est essentiellement un effort loyal pour accéder à l’intelligibilité d’une expérience : celle de l’existence en tant qu’elle est habitée par la présence du Haqq, le Dieu vrai qui est aussi le vrai réel.
Dans un article sur l’ankylose de la pensée philosophique en Islam, R. Arnaldez a montré que les philosophes musulmans — les falâsifa — ont fait preuve d’« une sorte de cécité intellectuelle en face des problèmes véritablement philosophiques » (2).
Selon lui, leur pensée évolue dans l’irréalisme parce que, dans leurs investigations, ce qui retient leur attention, ce n’est pas l’existence et son mystère, mais les difficultés qu’offre à leur intelligence tel ou tel texte de Platon et d’Aristote ou les divergences entre leurs systèmes considérés dans l’abstrait et comme systèmes clos, totalement isolés du milieu réel qui les vit naître comme interrogations sur le sens du monde.
Le déclin du Kalam
Peut-être pourrait-on dire la même chose, mutatis mutandis, de la pensée théologique qui, très vite, est devenue, dans le monde sunnite, une scolastique décadente, enfermée à l’intérieur d’un système engendrant ses propres problèmes et tirant de sa propre substance des solutions qui n’avaient aucune prise sur le réel.
Ces problèmes et leurs solutions sont connus. On peut dire que pour l’essentiel, ils sont identiques dans un traité écrit par Baqillànï au XIe siècle et dans la Risâlat al-tawhïd de Muhammad ‘Abdo, mort au début du XXe siècle.
La persistance à travers neuf siècles d’un même type de langage, d’une même langue et d’une problématique fixée ne varietur est le signe qu’une telle pensée a vécu hors du temps réel, se nourrissant d’une sécrétion intérieure au système, tandis que le monde changeait et que ses problèmes devenaient autres.
Cet irréalisme d’une pensée qui a perdu son objet véritable, seuls y échappent les vrais mystiques, ceux qui font l’expérience d’une existence engagée dans ikhlâs, c’est-à-dire la recherche de l’authenticité la plus totale, non seulement avec Dieu, mais aussi et d’abord avec soi-même et les autres. C’est en effet sur ikhlâs que le mystique fonde sa pensée.
La rupture épistémologique des soufis
Or ikhlâs auquel il faut joindre le sidq, implique le renoncement à toutes les formes de l’irréalisme, et d’abord au verbalisme qui est l’ennemi du verbe. Parler un langage vrai et sincère, réaliser en soi et pour les autres l’accord de la langue et du cœur, telle est la condition primordiale pour entrer dans le royaume du réel dont la porte est le verbe.
Là est précisément le signe que le mystique habite ce royaume, car si être signifie être présent (hudür), comme ne cessent de le répéter les soufis, toute l’aventure mystique est tendue vers une présence dont le poids donne au langage sa cohésion et son pouvoir d’implantation dans le réel.
Le mystique ne dit pas n’importe quoi, il ne se laisse pas bercer par l’incantation des mots, il ne s’évade pas dans les spéculations abstraites : il est habité par une présence à laquelle s’identifie sa vie, et il parle pour dire cette présence, étant saisi par la conviction que l’inauthenticité de la parole est la plus subtile et la pire des formes de l’idolâtrie.
(…)
De quoi est faite la matière de leur langage sinon de la vie dont ils font l’expérience ? Ils ne donnent certes pas au mot « vie » le même sens que les lexicographes, et c’est pourquoi ils sont amenés à « donner un sens nouveau aux mots de la tribu ».
L’unité du Verbe et de l’Être
Vie signifie pour eux Quelqu’un qui vit en eux, dont le nom est Haqq, le Réel vrai ; et aussi longtemps que leur langage ne s’est pas identifié à ce Réel au point de bannir de leur conscience jusqu’à la dualité fondamentale du sujet et de l’objet, ils se considèrent comme n’ayant pas réalisé cet ihlâs qui est le mode propre de leur existence, leur Seinart, comme dirait Heidegger, la figure de leur être.
« Sache, disait Hallâj, que l’homme qui proclame l’unité de Dieu s’affirme lui-même. Or, s’affirmer soi-même, c’est s’associer implicitement à Dieu. En réalité, c’est Dieu lui-même qui proclame son unité par la bouche de qui II veut d’entre ses créatures » (3).
L’expérience qui fonde ce texte majeur est celle de la purification radicale par laquelle le langage accède à sa fonction originelle : recueillir le réel et le dire aussi fidèlement que possible. Cela suppose que l’homme renonce au pouvoir corrupteur qu’il a de défigurer le langage en lui imprimant toutes les figures mensongères de sa duplicité interne et de son verbiage ; qu’il renonce donc à être « l’homme qui recueille le Verbe et le multiplie » (4), pour devenir celui qui s’unifie en unifiant son Verbe.
Tel est le sens que les mystiques donnent au mot tawhid : non pas seulement accéder à la notion abstraite de l’unité de l’objet attesté par la parole; mais aussi et surtout unification du parler dans un Verbe unique qui est à la fois l’attestant et l’attesté (sâhid-mashüd).
Paul Nwiya
Notes :
(1) Islamstudien, t. II, p. 369, cité par Waardenburg, L’Islam dans le miroir de l’Occident, p. 79.
(2) Etude parue dans les Actes du symposium international d’histoire de la culture musulmane (1956), pp. 274-259.
(3) Akhbâr al-Hallâj, n° 62, p. 99.
(4) Berque, loc. cit., p. 13.