Dernière partie du texte de Yamin Makri consacré à une étude comparative de la notion de lumière dans la modernité occidentale et l’islam. L’auteur analyse la symbolique propre au soleil et à la lune dans le Coran et ses conséquences sur la conception islamique d’une connaissance transversale qui se pense comme un dépassement des impasses du dualisme entre foi et raison. Retrouvez la 1ere, la 2e et la 3e partie de ce texte.
«Dieu fit les deux grands luminaires, le grand luminaire (soleil) pour présider sur le jour, le petit luminaire (lune) pour présider la nuit.» Genèse I – 16
Quelle que soit la spiritualité, il est à peu près sûr que vous vous retrouviez face aux symboles du Soleil et de la Lune. Ce qui semble assez logique, puisque ce sont les astres qui, par leur mouvement rythment la base même de notre perception du temps.
Ce sont eux qui, par leur lumière, nous permettent de voir le monde qui nous entoure : l’un avec puissance et chaleur, l’autre avec douceur et subtilité.
Soleil et Lune, une dualité indissoluble
Le soleil :
Il est source de lumière directe et d’énergie active.
Il produit une lumière forte et stable mais qui parfois nous éblouit.
Il est l’astre principal dont dépend toute forme de vie.
Il est un astre éternellement pareil, égal à lui-même. Son feu éternel, sa forme constante lui donne une idée d’immortalité.
Il symbolise la force et le pouvoir et incarne le principe masculin.
Il représente la Connaissance et la vérité qui éclaire nos intelligences. Dans les loges maçonniques, elle symbolise la divinité manifestée qui contrôle le bon déroulement des jours.
La Lune :
Elle n’est, en fait, que le reflet du soleil, c’est une lumière indirecte
Elle est une lumière douce et révélatrice qui n’éblouit pas mais qui parfois disparaît.
La clarté lunaire révèle le monde secret de la nuit. Elle est propice à l’imagination et à la méditation. Elle est synonyme d’inspiration et de sensibilité.
Son apparence changeante (apparition, croissance et décroissance) au grès de son mouvement nous donne cette idée de cycle qui lui confère son caractère féminin.
Tous les peuples anciens mesuraient d’ailleurs le temps grâce au cycle régulier de la lune plutôt qu’à celui du soleil. La lune symbolise la bonne mesure et donc la sagesse.
La Lune et le Soleil sont les deux aspects de la lumière, ils forment une totalité. Ils sont différents mais jouent un rôle complémentaire dans la transmission de la lumière.
La lune apparaît quand le soleil se couche et éclaire les hommes durant la nuit, assurant en quelque sorte le relais, du soleil.
Philosophes des Lumières et la symbolique du Soleil
Si sa symbolique a été reprise par les philosophes des Lumières, c’est bien parce qu’elle symbolise la Source qui illumine mais qui n’a pas besoin d’être éclairé, celle qui produit la vie.
C’est cette suffisance glorieuse, forte et puissante dont se réclamaient les philosophes du progrès, de la raison triomphante, et de l’émancipation humaine de toute transcendance.
C’est une appropriation d’attributs divins, les mêmes attributs que recherchaient les peuples anciens d’Égypte et d’Amériques qui ont déifié le soleil.
Dualité Lune-Soleil et Islam
Dans le Coran, le Soleil et la Lune sont désignés comme des « luminaires » créés par Dieu. Le cycle des prières est solaire et le calendrier religieux musulman est lunaire.
Abraham, à la recherche de Dieu, se tourne d’abord vers les différents astres. Il commence par le soleil qui l’inonde de lumière et chaleur en permanence. Pour lui, c’est le plus évident. Le soleil illumine mais se couche, la lune brille mais disparaît.
La lumière de Dieu réfléchit en moi pour que ma lumière réfléchisse sur le monde afin que je puisse le réformer. Mais je ne rayonne pas par moi-même, comme la lune ne rayonne pas par elle-même. Si je peux être un révélateur, un guide, je peux participer au projet divin et ne plus être un astre mort, comme la lune ne l’est plus quand elle nous éclaire la nuit.
C’est la pureté du monothéisme abrahamique qui nous fait comprendre que Dieu est au-delà de tout, tout en étant très proche. Il est la Lumière des Cieux et de la Terre. Et si la lumière solaire nous est accessible à travers les beaux reflets de la lumière lunaire ; Dieu nous est accessible à travers les différentes lumières que nous percevons à travers notre vue, notre cœur et notre intellect.
Ghazali et la lumière
Ghazali cite trois types de personnes qui perçoivent le sens de la lumière :
Le commun des hommes pour qui la lumière signifie la manifestation (ẓuhūr). La perception s’effectue par la vue (baṣar) en l’occurrence : « Lumière désigne ce qui est visible par soi-même et ce qui rend visible autre chose, comme par exemple le soleil. Telle est sa définition, et son sens propre, selon la première acception. »
L’élite spirituelle qui perçoit la signification profonde en allant de la vue sensible (baṣar) à la vue clairvoyante (baṣīra). Ghazali place la vision de la lumière du cœur dans un rang élevé par rapport à celle de la vision de l’œil.
Pour Ghazali, c’est le révélé coranique qui est pour l’œil du cœur ce qu’est la lumière du soleil pour la lune, puisque c’est par elle que les cœurs voient.
L’argument de Ghazali est scripturaire en invoquant le nom du Coran qui est « lumière » d’après le verset précédemment cite (Cor. 4, 174).
L’Elite de l’Elite qui va au-delà de la vue intérieure, vers le secret intime de l’être.
Toutes lumières de ce monde – physiques, intellectuelles, spirituelles – ne sont que les pâles reflets de Sa Lumière. Les choses n’existent que par Lui et se révèlent par Sa Toute-Présence. Lumière sur lumière nous dit le Coran, car la Lumière divine ne se révèle qu’à travers les différentes lumières que le Très-Haut à créé.
L’Homme n’a pas accès à la Perfection divine, celui qui voudrait s’associer à Sa Perfection, et se prendre pour La Lumière-Source ne fera que s’aveugler comme celui qui pense pouvoir scruter un soleil éblouissant.
La Connaissance par réflexion
Dans le Coran, la lune est définie comme lumière (en arabe: nûr) et le soleil comme lampe (en arabe: sirâj) : « N’avez-vous pas vu comment Allah a créé sept cieux superposés et y a fait de la lune une lumière (noor) et du soleil une lampe (sirâj) ? » (Coran 71, 15-16).
Les termes différents employé dans le livre saint pour décrire le soleil (lampe) et la lune (lumière), indique que le premier est une source de lumière tandis que le second réfléchi seulement la lumière quelle reçoit.
Par cette parabole, Dieu nous avertit en nous informant qu’il existe deux types de Lumières, celle qui est à la source (Soleil), et celle qui ne fait que réfléchir (lune). C’est Dieu exclusivement qui est la Source de toute lumière. Toute la création n’existe que par Lui, exalté soit-il. Et la création se révèle à travers Lui.
Comme la lumière de la lune serait inexistante sans celle du Soleil, la Création ne pourrait pas être sans Sa lumière.
L’islam ne nie pas cette force éclairante qui provient de notre intériorité humaine, cette force qui fait de l’Homme un être exceptionnel, cette force que les philosophes des Lumières voulaient libérer pour qu’elle s’exprime librement. Mais l’Islam nous dit qu’elle n’est que le reflet d’une Puissance qui la dépasse et dont elle n’est qu’un pâle reflet. Ce reflet ne doit pas être utilisé pour gonfler notre orgueil et Le nier mais plutôt une force qui doit nous permettre d’accéder à Lui.
Et ce que nous apprend la parabole de la lune qui réfléchit la lumière solaire, c’est d’abord une pédagogie, une méthode pour accéder à Sa Lumière et vivre la proximité du divin.
C’est ce qu’on appelle la Connaissance par réflexion. La lune reflète donc le soleil tout comme le créé (ou le manifesté) reflète la Puissance et l’Existence du Créateur. C’est par ce moyen que peut être admirée et magnifiée en la lune la splendeur du soleil. Et c’est comme cela que nous accédons à Dieu à travers Ses signes (révélés et créés) et Ses lumières (révélées et innées).
En fait, ici-bas, rien ne peut être manifesté s’il n’y a pas d’abord réflexion. Le Manifesté apparaît dans le miroir du monde grâce à la lumière du Créateur.
Comme la nuit nous est révélée par la lumière de la Lune, la création nous est révélée par les lumières de ce monde (lumière physique, lumières de l’intellect et lumières spirituelles…) mais elles ne sont que des lumières réfléchies qui n’existent que par Celui qui est à la Source, celui qui est Lumière des cieux et de la Terre et qui pourvoit à toutes les lumières.
La lumière de Dieu réfléchit en moi pour que ma lumière réfléchisse sur le monde afin que je puisse le réformer. Mais je ne rayonne pas par moi-même, comme la lune ne rayonne pas par elle-même. Si je peux être un révélateur, un guide, je peux participer au projet divin et ne plus être un astre mort, comme la lune ne l’est plus quand elle nous éclaire la nuit.
L’homme a accès à Dieu qu’à travers Sa lumière réfléchie, dans sa Parole, dans ses Signes, dans notre intériorité. Comme la lumière de la lune qui éclaire la nuit, Sa lumière éclaire notre intériorité et nous trace Sa voie. Nous accédons à Dieu à travers Ses signes mais aussi à travers Ses lumières et, de différentes manières :
Le Prophète reflet de la Parole divine
Ainsi le Prophète, lui-même, est le reflet vivant de la Parole divine. Lorsqu’on dit qu’il était un Coran qui marche, cela veut bien dire cela. Si la Parole divine révélée ne nous est pas atteignable dans sa totale compréhension, nous pouvons nous en approcher à travers son reflet fidèle représenté par l’exemple prophétique.
Si la lune se révèle la nuit et éclaire physiquement l’obscurité, le cœur et toute notre intériorité se révèlent aussi la nuit et éclairent nos nuits spirituellement, émotionnellement et intellectuellement. Et si la lune n’éclaire qu’en reflétant la lumière solaire, il en est de même pour notre intériorité qui n’éclaire qu’en reflétant la lumière divine.
L’islam ne nie pas cette force éclairante qui provient de notre intériorité humaine, cette force qui fait de l’Homme un être exceptionnel, cette force que les philosophes des Lumières voulaient libérer pour qu’elle s’exprime librement.
Mais l’Islam nous dit qu’elle n’est que le reflet d’une Puissance qui la dépasse et dont elle n’est qu’un pâle reflet. Ce reflet ne doit pas être utilisé pour gonfler notre orgueil et le nier mais plutôt une force qui doit nous permettre d’accéder à Lui.
C’est toute la différence de la compréhension des lumières et de la lumière dans la vision moderne et dans l’Islam.
L’Enseigné/L’Enseigneur
Le cycle lunaire avec ses différentes étapes nous démontre que toute notre vie n’est qu’une succession d’étape et que notre cheminement vers notre éveil spirituel se nourrit d’étapes, d’efforts et de difficultés. La Lune croit et décroit comme la Foi de celui qui chemine.
Mais à la différence des philosophes des Lumières qui conçoivent leur quête de lumières comme une guerre contre l’obscurantisme, l’éveil spirituel n’appréhende pas l’obscurité comme son antithèse. En Islam, la dualité jour/nuit ou clarté/obscurité doit dépasser la tension et se vivre par le lien.
Notre cheminement vers la lumière spirituelle est plus productif dans la semi-obscurité apaisante, tout au contraire cela est propice à l’élévation de notre lumière intérieure, reflet de la lumière divine.
Le soleil et la lune, nous l’avons vu, sont une dualité qui se comprend dans la complémentarité. L’un est émetteur, l’autre récepteur de lumière, l’un est associé au masculin, l’autre au féminin. La lumière de la lune – changeante et subtile – est associée à la raison discursive et à la réflexion.
La lumière du Soleil – rayonnante, centrale et stable –, est associée à la Connaissance pure, celle de Dieu et du cœur. Nous avions la dualité émetteur/récepteur, féminin/masculin, nous avons aussi la dualité Raison/Foi.
Mais le Coran met tout de même une limite à cette équivalence puisque la lumière lunaire n’est en réalité qu’un reflet de la lumière solaire. D’ailleurs le Coran, à la différence de la Bible – « les deux grands luminaires dont l’un préside au jour et l’autre à la nuit » (Genèse, I, 16) –, n’attribue le terme de luminaire (lampe flamboyante) qu’au Soleil, jamais à la lune.
Et le terme de Nûr (attribut divin) n’est employé que pour désigner la lumière de la Lune, jamais celle du Soleil.
Le dépassement du dualisme entre foi et raison
La question de l’opposition ou de la dualité Foi/Raison est une question fondamentale des siècles des Lumières. Les philosophes des Lumières ont délaissé l’un pour installer l’autre en niant cette dualité.
C’est le « je pense donc je suis » de Descartes qui définit mon existence uniquement par ma raison. Ou alors, ils se sont confortés dans une séparation radicale, c’est « le cœur a ses raisons que la raison ne connait point » de Pascal.
En Islam, cette dualité ne se vit pas séparé car les lumières de la Raison ne sont que le reflet de la lumière du Cœur, l’un existe par l’autre. Comme la lumière lunaire, totalement différente de la lumière solaire, mais qui n’est que le reflet du Soleil. La foi (ou la raison intuitive) vient illuminer la Raison (discursive) qui nous permet d’évoluer dans notre monde.
Et si la contemplation de la lune nous permet de comprendre ce qu’est la lumière du Soleil, alors les lumières de la Raison qui nous éclaire nous permettent aussi d’approcher de la lumière divine. C’est la raison pour laquelle Dieu nous demande dans Son Livre d’utiliser notre Raison.
Si le mot « réflexion » est utilisée dans la pensée rationnelle, c’est bien parce que les choses ne sont vues que comme dans un miroir qui réfléchit une Connaissance ou un Savoir qui est supra-humain et qui réside dans le cœur, c’est-à-dire au centre même de l’être, là où se trouve le souffle Divin, qui illumine l’Homme de son rayonnement :
Le cœur, au centre de notre être, est notre soleil, lumière directe de la connaissance pure qui est celle de Dieu.
Le cerveau, à la périphérie de notre être, est notre Lune, lumière réfléchie de la raison discursive qui est celle de l’Homme.
Comme la lune ne peut donner sa lumière dans la nuit que si elle est elle-même éclairée par le soleil, de même la raison ne peut fonctionner valablement dans le créé, que sous la garantie de principes qui l’éclairent et la dirigent, et qui proviennent de la lumière de la foi.
Nous accédons à La lumière de Dieu par Ses lumières (Cœur, Coran et Création).
Introduction : re-connaitre Dieu sans intermédiaire ?
Certaines spiritualités acceptent ou même vénèrent la représentation de Dieu, de Ses prophètes ou de Ses saints en prétextant qu’elle serait une médiation nécessaire pour accéder au Divin. L’islam la refuse radicalement car le pas est trop vite franchi entre la Vérité qui est d’abord médiatisée (ou représentée) et le média qui est divinisé.
En islam, toute relation indirecte à Dieu est inauthentique par essence car aucun « représentant » ne peut transcrire la réalité de Dieu ou la totalité de Sa Vérité. De plus, poser un intermédiaire entre soi et Celui que j’adore, c’est en conséquence entacher la proximité, l’intimité et la personnalisation du lien.
Lorsque nous pervertissons l’harmonie de ces trois mondes (soi, Révélation et création), nous devenons alors sourds au langage de Ses signes et aveugles face à toutes Ses lumières.
Mais si notre spiritualité refuse toute médiation, représentation ou délégation dans notre rapport au Créateur des Cieux et de la Terre, comment accède-t-on à Dieu directement ? Comment nous Parle-t-Il au quotidien pour nous guider, nous accompagner, nous apaiser ?
Dieu nous interpelle d’abord en notre for intérieur, à travers notre propre conscience éclairée car Sa lumière est déjà en nous (fitra). Il a créé l’Homme, à partir de la matière mais aussi de Son souffle, ce souffle qui fait de l’humain un être, dans toute sa noblesse. Pour initier notre cheminement, nous devons prendre le temps de discerner ce qui émane du Souffle divin de ce qui émane de notre ego.
Dieu nous parle ensuite à travers Ses signes révélés. Le Coran, le livre révélé, est directement Sa Parole, dans sa forme et son fond. La Révélation est cette lumière qui, de l’extérieur, vient confirmer, en notre for intérieur, une conscience naturellement éclairée. Lumière sur lumière, comme nous dit le Coran, qui se révèlent et se reconnaissent mutuellement.
Dieu nous parle enfin à travers Sa création déployée. Le monde est aussi un livre, où Dieu nous parle à travers les signes de Sa création. Les cœurs éveillés à la conscience de Dieu, où les lumières – innées et révélées – se sont rencontrés, comprennent ce langage des signes.
La clairvoyance est autant le produit de la rencontre de ces deux lumières : innées et révélées, que le produit de la rencontre des lumières des signes de ces deux livres : celui de la Révélation et celui de la création.
S’émanciper, condition du Retour
Lorsque nous pervertissons l’harmonie de ces trois mondes (soi, Révélation et création), nous devenons alors sourds au langage de Ses signes et aveugles face à toutes Ses lumières :
C’est alors que les appels du moi nous trompent quand nous confondons notre lumière intérieure et les flashs aveuglants de notre ego. Et c’est donc l’émergence de cet égocentrisme délirant et de cet individualisme destructeur.
C’est alors que les lumières du monde nous aveuglent quand les apparences trompeuses ne nous permettent plus de contempler l’essence des choses. Ce sont les excès du scientisme réducteur et de cette modernité technologique qui n’aspirent qu’à la domination.
C’est alors que les lettres du Texte nous égarent quand notre interprétation sèche de la Révélation n’est plus en lien avec le monde de la création. Et c’est le dogmatisme intolérant et le littéralisme étroit qui imposent son ignorance.
Yamin Makri
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