Ahmed Danyal Arif est titulaire d’un master en économie politique et l’auteur de « L’Islam et le capitalisme : pour une justice économique » (Paris, L’Harmattan, 2016). Dans un article exclusif que publie Mizane.info, il explore les points de rapprochement entre l’économie contemporaine et son aspiration à jouer un rôle de messianisme social dans le cours des activités humaines.
En cette ère de mondialisation, toutes les sphères de la vie sociale sont reliées de près ou de loin à l’économie et au profit. Régulièrement appelés à la rescousse par les médias pour analyser un phénomène sociale, politique ou autre, les économistes émettent leur interprétation, drapés de statistiques, de courbes et de théorèmes extravagants. Alors que notre système économique semble plus que jamais miné de contradictions internes criantes, les économistes ne semblent rien avoir perdu de leur superbe. Ils sont plus que jamais portés aux nues, et présents aux avant-postes des différentes scènes où se discutent les problèmes du monde, en négociant des recettes censées nous ramener sur le chemin de la croissance. Au nom d’une compétence scientifique qui recèle en fait des présupposés hautement répréhensibles, ils ont exercé et exercent encore une influence sur tous les continents. Force est de constater que la tâche qui leur fut assignée ces dernières années fut considérable. A les légitimer toujours plus, certains, hantés par un messianisme social, vont aller jusqu’à s’autoproclamer les récipiendaires de la « loi de l’économie ». C’est alors qu’une nouvelle génération d’économistes nous présente désormais l’économie non plus comme une discipline ou s’affrontent des visions du monde, mais comme des « croyances » socialement constituées. Progressivement érigé en discours ultime, le langage économique va devenir la lingua franca de la vie publique internationale et l’argument ultime pour expliquer et justifier les changements dans les sociétés contemporaines.[1]
La dérive « scientiste » des économistes
Comparée à d’autres disciplines, la « science » économique a connu une évolution tout à fait particulière au tournant du XIXe siècle. Alors qu’elle va obtenir un statut scientifique à part au sein des milieux universitaires, elle va, simultanément, bénéficier d’une reconnaissance publique croissante. Cette montée en puissance des économistes est d’abord l’aboutissement d’un processus de professionnalisation réussi. En effet, après une étape fondatrice (fin du XIXe-début du XXe) où voient le jour plusieurs formations universitaires et revues spécialisées sous le label « économie », beaucoup d’économistes vont se former à Cambridge avec une connaissance poussée des mathématiques. Cet intérêt pour les formalisations rigoureuses a donné aux « sciences » économique un statut et un prestige singulier. Les formalisations prédictives vont consolider la proposition matérialiste qui fait de l’économie une science de la nature, c’est-à-dire une science qui cherche à établir que les phénomènes sont gouvernées par des relations causales immuables.[2]
C’est la physique qui a souvent servi de modèle. A la manière de Newton et Einstein, l’économiste cherche à découvrir les relations causales qui régissent les phénomènes qu’il étudie, et à intégrer ses interprétations dans une théorie générale à caractères synthétique et hypothétique. Comme dans les sciences dures, expliquer ici signifie établir la validité d’une relation causale avec une prétention à l’universalité. La théorie de l’équilibre général de Léon Walras, qui a tenté de mettre sur pied une « physique sociale », a été un événement crucial à ce stade. Bien qu’il ait été extrêmement controversé en son temps, il a été axiomatisé au XXe siècle par des économistes de premier plan. C’est à partir de cette théorie économique « pure » qu’ils vont par la suite construire leurs modèles, et élaborer des propositions spécifiques qui serviront de cadre à la plupart des recherches qui vont suivre.
On peut voir que les économistes, surtout ceux qui adhèrent aux conceptions dominantes, jettent une lumière crue sur leur discipline et son rapport à la religion. L’affinité de l’économie avec la pensée religieuse se reflète dans les analyses savantes et les discussions profanes, et ce consensus se traduira partout par la marginalisation, voire l’extinction totale, d’approches que le courant dominant ne reconnaît pas. En sus d’être déclarés irresponsables, les économistes dissidents seront très vite excommuniés du « cercle des croyants » et seront grossièrement catégorisés d’« économistes hétérodoxes ». Comme l’exprimait déjà Béatrice Mabilon-Bonfils, « Nul ne saurait vivre sans un ensemble plus ou moins formalisé de croyances sacralisées. Nos sociétés sécularisées construisent leurs propres formes de croyances qui prennent parfois des formes inattendues, ici les croyances économiques, et l’‘économie’, justifiée par une certaine forme d’’économisme’, est en train de devenir un ‘monstre social’ qui, comme Chronos, dévore ses enfants. »[3]
Parmi les nombreux rites que pratique le messie-économiste, il faut par exemple noter la sacro-sainte prévision (ou prédiction) économique. Mais comment peut-on qualifier les résultats mis en évidence par l’analyse économique ? Si une « loi » permet de prédire des phénomènes empiriques, elle doit montrer une certaine régularité dans le temps. Sauf que la méthode de la plupart des économistes a été d’utiliser un raisonnement ceteris paribus, c’est-à-dire en appréhendant un phénomène de manière totalement isolée, indépendamment de toute autre manifestation humaine. Mais dans le monde réel les choses ne restent pas égales par ailleurs, et personne ne sait d’avance comment va évoluer un phénomène social et les différentes variables qui lui sont attachées. Un comportement est imprévisible précisément parce que les phénomènes économiques sont complexes et moins constants que les phénomènes naturels. Ils s’inscrivent dans un contexte social et politique dont il est difficile de les isoler.
Si la comparaison avec la physique est fréquente, l’analogie avec la médecine va renforcer l’image du messie rédempteur qu’est devenu l’économiste. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit d’appliquer les « lois économiques » aux questions publiques. Les « diagnostics » économiques permettent d’identifier, en fonction de certains symptômes, l’état anormal à corriger. C’est le cas du FMI, qui semble être le « médecin » monétaire et financier, servant de registre de toutes les anomalies économiques à l’échelle mondiale. Les interventions des économistes sont aussi très souvent associées à des traitements médicaux. Les réformes sont souvent définies comme des « prescriptions » ou des « remèdes ». Il y a même des raisons de croire que la sévérité d’une crise peut rendre une intervention chirurgicale brutale plus acceptable comme une « thérapie de choc ». L’image de l’économiste-médecin désigne alors « un spécialiste impartial qui agit sur un organisme malade, obligeant le patient à subir un diagnostic et un traitement qu’il ne peut pas comprendre mais qui est le seul moyen de retrouver son équilibre perdu ».[4]
Pour une autre « science » économique (et donc un autre monde)
Si l’on veut d’un autre monde, il va falloir commencer par réformer les « sciences » économiques. La « science » économique offre une doctrine complète avec un code moral promettant le salut des adhérents dans ce monde ; une idéologie si convaincante que ses fidèles refont des sociétés entières pour se conformer à ses exigences. Au fil du temps, les économistes successifs se sont glissé dans la peau du messie, en nous donnant toujours plus de conseils sur la façon d’atteindre une terre promise faite d’abondance matérielle et de contentement sans fin. Pendant longtemps, ils ont semblé tenir leur promesse, réussissant à faire augmenter nos revenus, eux-mêmes débouchant sur une abondance de nouvelles inventions, de guérisons et de délices. Ce boom économique sans précédent donnait l’impression que les économies occidentales avaient conquis le monde. Avec presque tous les pays du globe adhérant au même livre de bord du marché libre, l’économiste semblait atteindre l’objectif qui avait échappé aux doctrines religieuses dans l’Histoire : enrôler et convertir la planète entière à son credo.
Pourtant après la crise systémique de 2008, notre foi dans le messie s’est dissipée. L’hubris, qui n’a jamais été une chose particulièrement bonne, peut être particulièrement dangereuse en économie. Si un gouvernement, guidé par son sacerdoce, change la structure d’incitation de la société pour s’aligner sur l’hypothèse que la nature humaine est égoïste, alors, on peut être sûr que les êtres humains commenceront exactement à agir de la sorte.
Mais soyons honnêtes : qui peut prétendre comprendre savoir exactement ce qui se passe dans l’économie mondiale aujourd’hui ? Ce n’est pas une surprise de voir que les données utilisées par les économistes et les autres spécialistes des sciences sociales suscitent rarement des réponses incontestables. Il s’agit de données ayant traits à l’humain, qui ne peut être manipulé comme un objet de laboratoire. Le problème est que n’avons jamais donné à l’économiste les outils mentaux (les étudiants n’ayant pas l’obligation d’étudier la psychologie, la politique, la psychologie, etc.) pour saisir le tout. Depuis l’effondrement de la théologie, aucun domaine d’étude n’a cherché à comprendre la condition humaine dans son ensemble. Et aucune branche de l’enquête humaine ne s’est autant séparée du tout — et des autres sciences sociales — que la « science » économique.
Les questions économiques sont trop importantes pour être laissées entre les mains des économistes seuls. La dernière crise économique généralisée résume bien ce que l’on peut considérer comme l’échec d’une époque, à la fois en termes de pensée qu’au niveau du système mis en place
En outre, qui peut prétendre que l’économie n’a jamais été teintée de religiosité ? Qui peut nier que l’étude moderne de l’économie a commencé comme une branche de la philosophie morale ? Adam Smith, le soi-disant théoricien du capitalisme moderne était d’abord et avant tout un philosophe moral. Son ouvrage intitulé La richesse des nations n’a pas été écrit pour nous montrer comment gagner beaucoup d’argent, mais plutôt comment promouvoir des relations justes et équitables entre les êtres humains. Enraciné dans l’éthique, le message caché dans tous les discours économiques a à voir avec les valeurs humaines et le type de société que nous voulons construire. Toute économie comporte donc une part d’essayisme et de philosophie qui lui est à la fois inévitable et indispensable. Malheureusement, ce sont les mathématiques, plus séduisantes, qui ont monopolisé l’horizon mental des économistes.
Les économistes actuels ont tendance à voir les autres sciences et croyances du passé avec une distance amusée, qui ne serait pas aussi rigoureuse que la leur. Mais les questions économiques sont trop importantes pour être laissées entre les mains des économistes seuls. La dernière crise économique généralisée résume bien ce que l’on peut considérer comme l’échec d’une époque, à la fois en termes de pensée qu’au niveau du système mis en place. Tous les ingrédients étaient en effet présents : un paradigme dominant incapable de prophétiser une crise financière terrible, révélant l’inadéquation des concepts théoriques et la perspective méthodologique adoptée par les économistes. Loin d’être les chercheurs indépendants ou les érudits respectables sur lesquels l’opinion publique pouvait se fier, ils étaient en fait les ventriloques du pouvoir établi et d’un système qui a fini par couler.
De la nécessaire ouverture d’esprit des économistes
De Smith à Stiglitz, les économistes nous ont fascinés et ont sans nuls doutes contribués à construire l’édifice de la « science » économique. Mais celui-ci s’est avéré être un château branlant. Les manifestations maladroites trouvées dans les articles économiques n’avaient pas pour objectif d’éclairer, mais plutôt d’intimider. La raison est simple : une idée qui passerait pour simpliste quand elle s’exprime avec des mots devient beaucoup plus attractive dès lors qu’on y attache pléthore de symboles abstrus qui lui donnent une couverture hautement sophistiquée. Mais les progrès réalisés par une discipline ne se limitent pas à une cohérence théorique et à la professionnalisation de ses praticiens : ils se mesurent également au transfert des connaissances au service de l’intérêt général. Par les temps qui courent, il est donc plus que nécessaire de réhabiliter des valeurs de modération, d’ouverture d’esprit et de pédagogie chez les économistes. Malheureusement, ces dernières années ils « ont échangé trop de sagesse pour de l’exactitude, trop d’humanité contre de la mathématisation »[5]. S’il est vrai de dire que l’économiste ne peut pas tout savoir, il ne peut rien ignorer. Pour l’heure, il n’y a pas de messie en économie, et les économistes, toujours plus économes de leurs pensées, semblent être les idiots savants de notre temps en nous expliquant « le lendemain pourquoi la veille ils ont dit le contraire de ce qu’il s’est passé aujourd’hui »[6].
[1] Frédéric Lebaron, La croyance économique : les économistes entre science et politique, Seuil, Paris, 2000.
[2] Mariana Heredia, À quoi sert un économiste, La Découverte, Paris, 2014.
[3] Béatrice Mabilon-Bonfils, « Croyance et rationalité économique : la science économique comme croyance et les croyances économiques comme savoir pratique », Noesis, 20 | 2012, pp. 135-150.
[4] Marianna Heredia, ibid.
[5] Tomas Sedlack, L’économie du bien et du mal, Eyrolles, Paris, 2013.
[6] Bernard Maris, Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Albin Michel, Paris, 1999.
Ahmed Danyal Arif
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